Fiche du document numéro 34789

Num
34789
Date
Jeudi 2 février 1995
Amj
Taille
353674
Titre
Un Français est écroué pour trafic d'armes de guerre avec le Rwanda
Sous titre
Un intermédiaire spécialisé dans les ventes de matériels militaires a été mis en examen pour commerce illégal d'armes de guerre, mercredi 25 janvier, à Annecy. Cet homme d'affaires avait signé en mai 1993 un contrat de vente d'armes avec l'ancien pouvoir hutu du Rwanda, responsable du génocide, qui était à l'époque pressé par ses alliés dont la France de négocier l'arrêt de la guerre civile contre les Tutsis.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C'EST PEUT-ÊTRE un homme d'affaires français qui a changé le cours de la guerre civile au Rwanda. Signataire, en 1993, d'un contrat de vente d'armes de 12,166 millions de dollars (plus de 66 millions de francs) au profit du gouvernement de Kigali, Dominique Yves Lemonnier, âgé de quarante-deux ans, diplômé d'une école de commerce, dirigeant d'une société d'import-export basée dans un paradis fiscal britannique, était devenu le principal fournisseur d'armes et de matériel militaire de l'Etat rwandais, un an avant que n'éclate le conflit entre le pouvoir hutu et l'opposition tutsie. Mais une partie seulement des livraisons promises par l'affairiste français est arrivée à bon port. Depuis, le président rwandais, Juvénal Habyarimana, a été tué, victime d'un attentat ; Kigali, puis le pouvoir lui-même, sont tombés entre les mains du FPR (Front patriotique rwandais) ; et, mercredi 25 janvier, Dominique Lemonnier a été arrêté par la police française à Sévrier, dans la banlieue d'Annecy (Haute-Savoie).

Conclu le 3 mai 1993 entre la société de M. Lemonnier, baptisée de ses initiales, DYL Invest Limited, et les représentants du gouvernement rwandais, le ministre de la défense, James Gasana, et le ministre des finances, Marc Rugenera, le contrat portait sur une impressionnante quantité d'armes en tous genres : 10 000 automitrailleuses, 8 000 obus, 26 000 roquettes, 20 000 grenades défensives, 5 000 kalachnikovs, et des montagnes de munitions de tous calibres. Ne violant aucun embargo, il avait l'apparence de cette légalité qui fait de la vente d'armes un commerce comme un autre, simplement soumis à des autorisations gouvernementales. Si n'avaient pas figuré, sur le contrat, la mention d'un « siège légal » de DYL Invest à Cran-Gevrier, en Haute-Savoie, et le numéro de téléphone correspondant, la tromperie n'aurait pu être éventée. Basée sur le territoire français, la société de Dominique Lemonnier devait obtenir du ministère français de la défense les autorisations requises. Mais il ne les obtiendra jamais.

A Kigali, l'homme d'affaires français semble avoir surgi au moment opportun : le général Habyarimana était prêt à traiter avec le FPR les tractations aboutiront à la signature des accords d'Arusha, le 4 août 1993, mais il ne voulait pas se désarmer totalement. Subitement parvenu, par l'intermédiaire du docteur Ackinvérébé, médecin personnel du chef d'Etat rwandais, jusque dans l'entourage présidentiel, où la France comptait pourtant nombre d'observateurs, M. Lemonnier sut trouver les arguments nécessaires pour se poser en fournisseur attitré : dans sa villa de Sévrier, les policiers de l'Office central pour la répression du trafic d'armes et de matières nucléaires ont découvert la liste manuscrite des noms des personnes « remerciées » par lui dont plusieurs proches du président rwandais, au moyen de dessous-de-table dont le montant total dépasse 120 000 dollars (environ 650 000 francs). Ils ont également mis la main sur l'un des trois originaux du contrat de Kigali, dissimulé dans la chaufferie : la preuve, pour le juge d'instruction d'Annecy, Marie-Gabrielle Philippe, du « commerce illégal d'armes de guerre » mis sur pied par Dominique Lemonnier.

Un commerce lucratif... Fictivement domicilié dans un hôtel de luxe à Genève, l'homme d'affaires menait grand train, des deux côtés des Alpes, circulant en Ferrari ou en Lamborghini. Aux enquêteurs, il a reconnu avoir réalisé, dans l'opération rwandaise, un bénéfice de 300 000 dollars, sur lequel il n'a pas payé le moindre impôt. La DYL Invest, elle, s'abritait derrière la façade moins rutilante d'une association d'aide au travail pour handicapés, dont Dominique Lemonnier semble avoir abusé le directeur, en lui faisant miroiter la possibilité de fournir des pièces de machines-outils à réaliser par ses pensionnaires. Immatriculée dans les Îles turques et caïques, la société d'import-export ne fut en réalité créée que le 19 mai 1993 : elle n'avait donc aucune existence légale le jour de la signature du contrat avec le Rwanda...

La duperie semble être allée au-delà. Après la signature du contrat, le ministère des finances rwandais a versé quatre acomptes de 1.064.525 dollars chacun, les 26 mai, 14 juin, 30 juin et 24 septembre 1993, sur un compte spécialement ouvert à la Banque internationale de commerce de Genève par Dominique Lemonnier. Mais selon les autorités rwandaises, un tiers seulement du matériel promis aurait été livré. Pire : « L'essentiel de l'armement acheminé jusqu'à Kigali était défectueux », assure l'ex-capitaine de gendarmerie Paul Barril, chargé dès avant la chute du régime du président Habyarimana de recouvrer les créances gouvernementales.

Le contrat portait notamment sur 10 000 auto-mitrailleuses, 8 000 obus, 26 000 roquettes et des montagnes de munitions

Fort de ce mandat, l'ancien chef du GIGN (Groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale) a adressé, à l'été 1994, plusieurs courriers comminatoires à Dominique Lemonnier, exigeant le remboursement de 1.647.864 dollars, « solde d'un contrat de vente de matériels d'armement de première et quatrième catégorie » passé avec l'Etat rwandais.

Pour toute réponse, l'ex-capitaine Barril, reconverti dans la sécurité privée, n'a reçu... qu'une plainte de M. Lemonnier, déposée à Paris pour « tentative d'extorsion de fonds ». Entendu au titre de « témoin assisté » le 20 octobre 1994 par le juge d'instruction Xavière Siméoni, Paul Barril a bénéficié d'un non-lieu, lundi 16 janvier, avant de riposter à son tour, en adressant au procureur de la République d'Annecy un long courrier, « en forme de procès-verbal de gendarmerie », dit-il. C'est à la suite de cette dénonciation qu'après vérifications, une information judiciaire fut ouverte, qui a finalement conduit M. Lemonnier à la prison d'Aiton (Savoie).

Devant les policiers, l'homme d'affaires a affirmé que les deux tiers des livraisons annoncées avaient été effectuées. Nouveau venu dans l'univers très fermé des marchands d'armes, Dominique Lemonnier avait en fait réalisé sa première opération en 1991. Parlant couramment le polonais et travaillant avec son père, André Lemonnier, qui séjourne régulièrement à Varsovie, il avait réussi à y débloquer un marché de matériels militaires au profit du Burkina Faso. Ce fructueux coup d'essai, ainsi que les liens noués avec le secteur de l'armement polonais, devaient lui permettre de traiter, deux ans plus tard, avec le gouvernement de Kigali, soucieux de contenir les rebelles du FPR.

Le marchand de canons français détenait la clef des affaires avec deux des plus grandes usines polonaises (Mesko et Luznik), qui vendent des armes de qualité à des prix compétitifs. L'arrivée de Solidarnosc ne semble pas avoir changé grand chose à ce savoir-faire de l'industrie polonaise, qui fabrique notamment des répliques presque parfaites des pistolets mitrailleurs israëliens Uzi. Une partie de ces armes ont été livrées à Kigali à bord d'avions de la compagnie aérienne East African Cargo en provenance de Varsovie. Mais les firmes polonaises ne pouvaient satisfaire dans les temps la totalité de la commande rwandaise, a expliqué Dominique Lemonnier.

Ce dernier s'est alors tourné vers la société israélienne Universal, pour assurer le complément. Un officiel rwandais s'est ensuite rendu en Israël avec lui, afin de prendre matériellement possession du stock d'armes. Sans doute mis en condition par les « cadeaux » en nature dont Dominique Lemonnier n'était pas avare (pots-de-vin, prostituées), ce responsable rwandais aujourd'hui introuvable ne s'est apparemment guère fait prier pour signer les certificats de conformité qui permettaient à la DYL Invest limited d'empocher sa rémunération. Ces armes israéliennes ne sont jamais arrivées au Rwanda, l'émissaire de Kigali s'étant avéré incapable de trouver une compagnie aérienne autorisée à survoler les pays situés sur le parcours entre Tel Aviv et Kigali. La guerre civile rwandaise devait éclater peu après... « Vous savez très bien que le pays a un besoin pressant de ce matériel, suite à la reprise de la guerre depuis le 6 avril 1994, et que de multiples demandes vous ont été adressées pour nous le livrer de toute urgence, écrivait alors à Dominique Lemonnier le ministre de la défense du Rwanda, Augustin Bizimana. Et voilà qu'aujourd'hui, rien ne nous est encore parvenu... » Une procédure civile a été engagée devant le tribunal d'Annecy, sous la houlette de l'ex-capitaine Barril, afin de récupérer l'argent englouti. Ironie du sort, si cette procédure devait aller à son terme, c'est le nouveau régime de Kigali qui hériterait alors du pactole perdu du pouvoir hutu.

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