Citation
Comme par hasard, une nouvelle fois, une institution française botte en touche pour ne pas remettre en cause la politique française au Rwanda à partir de 1983 (date de l'avenant à l'accord d'assistance militaire pour la formation de la gendarmerie rwandaise, évolution grave de l'accord sous l'angle du génocide des Tutsi) et au-delà pour refuser la reconnaissance d'une complicité française "dans" le génocide des Tutsi.
"Le tribunal administratif de Paris s'est déclaré ce jeudi 14 novembre incompétent pour juger de la responsabilité de l'État français dans le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. À l'origine de cette décision : une requête déposée par deux associations et une vingtaine de rescapés dans l'espoir de faire condamner l’État français pour avoir apporté, disent-ils, son « soutien » au gouvernement génocidaire rwandais entre 1990 et 1994. Ce soir, ils sont déçus, mais annoncent faire appel." [1]
A propos de la première dérive de l'avenant de 1983 à l'accord d'assistance militaire
L'avenant à l'accord d'assistance militaire pour la formation de la gendarmerie rwandaise de 1975 fut analysé par Georges Kapler pour la commission d'enquête citoyenne. [2]
[Analysant l'accord de 1975] :"L’article 2 stipule que “ les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise sont désignés par le Gouvernement de la République française après accord du Gouvernement de la République rwandaise ” et que “ les intéressés sont placés sous l’autorité de l’officier français le plus ancien dans le grade le plus élevé mis à la disposition de la République rwandaise ”. Il est précisé que cet officier relève de l’ambassadeur de France, ce qui témoigne de la nature “ civile ” de la coopération militaire.
Dans le texte initial, l’article 3 de l’accord prévoyait que les militaires français servant au titre de la Coopération demeuraient sous juridiction française et qu’ils servaient “ sous l’uniforme français, selon les règles traditionnelles d’emploi de leur arme ou service avec le grade dont ils sont titulaires ”. Enfin, cet article indiquait précisément le cadre et les limites de leur mission : “ ils ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité “. »
Ensuite le rapport de la MIP précise [3] :
« Cet accord particulier sera modifié à deux reprises, en 1983 et en 1992. La première révision de l’accord a été introduite au mois d’avril 1983 à la demande du Gouvernement rwandais et acceptée sans amendement par la France. Elle modifie l’article 3 qui précise désormais que les personnels français “ servent sous l’uniforme rwandais, avec le grade dont ils sont titulaires ou, le cas échéant, son équivalent au sein des forces armées rwandaises. Leur qualité d’assistants techniques militaires est mise en évidence par un badge spécifique "Coopération Militaire" porté sur la manche gauche de l’uniforme à hauteur de l’épaule ”. Les militaires français portent donc l’uniforme de la Gendarmerie rwandaise avec toutefois un signe symbolique distinctif sur l’épaule. Cette modification se justifie par le fait que les assistants militaires techniques peuvent êtres appelés à occuper des postes de substitution dans la Gendarmerie rwandaise. Dans ces conditions, il a été décidé de faire en sorte qu’il y ait, si ce n’est une intégration au sein de forces locales, à tout le moins une identification à l’arme au sein de laquelle ils sont appelés à servir.
La seconde modification introduite par la révision de 1983 concerne la suppression de l’interdiction faite aux coopérants militaires français d’être associés de près ou de loin à toute préparation ou exécution d’opération de guerre, de maintien ou rétablissement de l’ordre ou de la légalité. Au regard de l’histoire, on ne peut que s’interroger sur les motivations qui ont conduit le ministère de la Coopération et du Développement en 1983 à renoncer à la prudence qui fut de mise en 1975 lors de la conclusion de l’accord initial."
Cet avenant de 1983 marque donc la première dérive administrative de la France au Rwanda dans le seul accord militaire que la France avait signé avec le Rwanda, et qui, rappelle le titre de l'article de Georges Kapler, n'était pas un accord de défense, mais un accord de formation de la gendarmerie rwandaise impliquant des gendarmes français.
On constate donc que dès le début du premier septennat de François Mitterrand, marqué par une mise en valeur de la gendarmerie française (cellule de l'Elysée, etc.), les coopérants gendarmes français subissent en quelques sortes une extension rwandaise d'un renforcement de leur implication étatique.
Dans ce contexte, la décision de la justice administrative nous renvoie à une solidarité de fait des responsables politiques, militaires et judiciaires français pour protéger l'Elysée et l'Etat-major de toute accusation de complicité.
L'appareil d’État se défend bec et ongle. Cette auto-protection s'est aussi glissée dans la commission Duclert, notamment dans sa conclusion incohérente - "responsabilités lourdes et accablantes" mais sans complicité. Cela se constate aussi au minimum par l'obstruction à la mise à disposition des archives les plus sensibles voire peut-être même détruites. "Vous ne trouverez rien" avait lancé l'ancien chef d’État-major dans un débat à Science po. On peut énumérer les cas suivants :
Les points sensibles de la complicité française dans le génocide des Tutsi
Les livraisons d'armes avant, pendant et après le génocide par la France aux génocidaires. Thème notamment évoqué par Guillaume Ancel, officier ayant participé à l'opération Turquoise, et le témoignage de Walfroy Dauchy au sein de la croix rouge à Goma, mais aussi largement traité par le rapport des députés, celui de la commission d'enquête citoyenne, l'enquête de Jacques Morel et le rapport Duclert. Il est bon à ce sujet de rappeler que l'embargo du 18 mai 1994 décidé par l'ONU avait déjà été précédé d'un embargo dans l'accord de Cessez-le-feu de N'Selé de mars 1991 et rappelé dans le premier accord d'Arusha du 12 juillet 1992. Ces trois embargos sur les armes furent systématiquement violés par les livraisons françaises. L'ancien secrétaire général de l’Élysée ne cesse d'affirmer que la France a encouragé les accords d'Arusha. C'est clairement un mensonge par double jeu.
Les archives de la mission d'information parlementaire furent refusées à la commission Duclert par un proche de l’Élysée, président de l'Assemblée nationale du 12 septembre 2018 au 21 juin 2022.
La coopération de la gendarmerie française :
En relation avec le témoignage d'Immaculée Mpinganzima, sur la participation de Français à des contrôles ethniques meurtriers dès 1991 [4], devant notre commission d'enquête citoyenne, il apparaît que, selon leur rapport du 20 avril 1991 disponible sur Francegenocidetutsi.org, des officiers de gendarmerie française ont évoqué la barrière de Ruhengeri, secteur qu'ils disent avoir visité le 19 avril 1991, barrière qu'Immaculée a passé "à la mi-avril 1991". A noter que "à la sortie de Ruhengeri" pour Immaculée, quand on va vers Kigali, correspond à "l'entrée sud-est de la ville" pour le rapport des gendarmes, quand on vient de Kigali.
Dans l'attentat du 6 avril 1994, sept français sont morts entre le 6 avril et le 8 avril 1994 : les deux pilotes et le mécanicien de l'avion présidentiel, les assassinats à Kigali du gendarme Didot, en charge d’écoutes à Kigali au moment de l'attentat et de son épouse et du gendarme Maïer présent chez Didot, le conseiller très spécial de François Mitterrand et proche du gendarme Paul Barril, François de Grossouvre, "suicidé" à l’Élysée, après la remise d'un télégramme par "un gendarme" selon des journalistes qui ont enquêté. On constate aussi l'omniprésence du gendarme Paul Barril autour de l'attentat et derrière les rideaux de fumées qui l'entourent y compris au sein de l'enquête Bruguière (présent à Kigali la veille de l'attentat selon des témoins et "j'étais sur une colline au centre de l'Afrique le 6 avril 1994" dixit lui-même.).
On constate enfin la mission de gendarmerie française au CRCD pour informatiser le fichier de la gendarmerie rwandaise des personnes à rechercher et à surveiller (contre "l'ennemi Tutsi" de la définition de l'ennemi), complètement ignorée par le rapport de la commission Duclert, etc.
L'opération "insecticide", au secours du régime génocidaire, confirmée par une perquisition dans une enquête de la justice française et l'implication de mercenaires français pendant le génocide, sous la houlette d'anciens gendarmes français
Il y a des choses à chercher de toute évidence au sein de la gendarmerie française, de l’état-major des armées et de l’Élysée, ce que la justice se garde bien de faire. On constate que tant pour les gendarmes assassinés à Kigali, que pour les pilotes français et la mort suspecte de François de Grossouvre les services de l'état français ont eu un comportement hautement suspect. Faux certificats de décès pour les gendarmes Didot et Maîer, demande aux familles de ne pas porter plainte, aucune enquête sur la mort de François de Grossouvre à l’Élysée. Manque de courage ou collusion ? On retrouve tous les comportements d'un criminel qui chercherait à camoufler ses crimes.
La définition de l'ennemi par une commission militaire rwandaise
A propos de la définition de l'ennemi par l'armée rwandaise on doit signaler un article récent de Justice info.[5]
Il est important de rappeler que ce document de 32 pages qui définit l'ennemi en 1992 au Rwanda fut considéré en 1994 par le rapporteur spécial de la commission des droits de l'Homme de l'ONU comme une des principales preuves établissant la commission d'un génocide des Tutsi au Rwanda. Il est clair qu'il a eu à sa disposition au moins la partie II de ce document, celle qui définit l'ennemi. L'article rappelle que le TPIR [6], disposait seulement de la partie II, "L'ennemi principal est le tutsi de l'intérieur ou de l'extérieur ..." suivi d'une douzaine de pages qui montrent qu'aucun Tutsi ne pouvait échapper à cette définition de l'ennemi où l'on amalgame plusieurs fois Tutsi et FPR.
La diffusion de la partie II de ce document dans l'armée rwandaise induisit dans la société rwandaise, aussi bien pour les Hutu que pour les Tutsi, l'idée que le Tutsi était l'ennemi. Même les militaires français adoptèrent cette position de "l'ennemi Tutsi" selon des témoignages rwandais lors de contrôles ethniques. Pourtant l'article de Justice Info a l'air de vouloir dire que les autres parties édulcoreraient la partie II. Je ne vois pas comment, d'autant plus que c'est cette partie II seule qui fut diffusée au sein de l'armée.
La partie II de la définition de l'ennemi (ENI) de ce document, daté du 21 décembre 1991, fut diffusé dans toute l'armée par une décision du 21 septembre 1992 de l'état-major afin de "conscientiser" les militaires [7]. Une médiatisation s'ensuivit, notamment par tracts, après des fuites vers des journalistes [8], et s'inscrit dans une chronologie troublante. Le ciblage des Tutsi s'était d'ailleurs déjà renforcé dans les médias depuis 1990 et largement documenté depuis 1959. L'article du journal Le Monde du 4 février 1964 était ainsi titré "L'extermination des Tutsis - Les massacres du Ruanda sont la manifestation d'une haine raciale soigneusement entretenue".
On ne peut pas croire que les autorités françaises ne connaissaient pas cet article du journal Le Monde, qui aurait dû les alerter. Les remontées d'informations du colonel Galinié et du général Varret ne faisaient que confirmer ce climat et précisaient l'intention génocidaire dès la fin 1990. "[Les Tutsis] Ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider et cela ira très vite" entendu par le général Varret en décembre 1990 de la bouche du chef d'état-major de la gendarmerie rwandaise.
La question du CRCD, Centre de recherche Criminelle et de Documentation
Il existait un "fichier central" de la gendarmerie rwandaise, nom désignant l'organisme, son bâtiment et des fichiers, dont le fichier des personnes à rechercher et à surveiller (fichier PRAS). Cet organisme était aussi appelé "criminologie" et avait la réputation d'être aussi un lieu d'interrogatoires et de tortures. Courant 1992 une mission de la gendarmerie française fut chargée de réorganiser cet organisme. Cet organisme fut rebaptisé à cette occasion Centre de Recherche Criminelle et de Documentation (CRCD dont le rapport Duclert, curieusement, ne parle pas, bien que des archives françaises existent à ce sujet dans la base de données FGT - francegenocidetutsi.org)[9]. Pour mémoire le fichier PRAS, sous sa forme initiale de "fiches cartons", est réputé avoir servi de base aux arrestations d'octobre 1990. Mon épouse fut d'ailleurs arrêtée comme "complice des Inkotanyi" en octobre 1990, sur la foi, au moment de son arrestation, d'un simulacre de découverte d'un calot militaire caché dans un récipient de lait dans la cuisine !
Le 21 septembre 1992 diffusion de la définition de l'ennemi.
Le 6 octobre 1992 l'état-major rwandais demande à toutes les unités de rassembler des listes de personnes présumées complices des Inkontanyi (FPR) - voir ci-dessous courrier du 2 février 1993 du premier ministre rwandais.
Le 14 octobre 1992, l’officier français de gendarmerie en charge de cette mission au CRCD envoie une lettre au chef d'état-major de la gendarmerie rwandaise pour lui signifier que l'informatisation du fichier PRAS est opérationnelle et qu'il peut décider de l'utiliser. Cette lettre figure dans le rapport Mucyo et n'a pas été contestée par son auteur devant la justice française dans un procès en diffamation qu'il a lancé contre moi[10].
A cause de ce procès, j'ai enquêté un peu plus au Rwanda et j'ai pu rencontrer des gendarmes rwandais qui avaient travaillé dans ce CRCD. Ils m'ont dit que figuraient dans ce fichier des Tutsi suspectés être complices du FPR, notamment des familles de Tutsi accusés d'avoir rejoint le FPR.
Le 22 novembre 1992 le discours de Léon Mugesera lance une campagne publique et politique contre les Tutsi. Ce discours est un point de repère de la structuration d'un mouvement enclenché depuis fin 1990. Il renforça la médiatisation de "l'ennemi Tutsi".
Le 2 février 1993, un courrier du premier ministre de cohabitation à son ministre de la défense, s'inquiète d'une demande de l'état-major du 6 octobre 1992 de rassembler des listes de personnes présumées complices des Inkotanyi (FPR)[11]. Il craint que l'on réédite l'arrestation de personnes innocentes comme en 1990. Ce document fut présenté au TPIR avec le code RWPREGT et la référence ICTR-98-41-T et résumé ainsi : "Lettre du Premier Ministre Dismas Nsegiyaremye du 2 février 1993, No.071/42.3.5;mise en garde à propos de l’existence des listes de complices faites par les autorités".
A la suite des accords d'Arusha qui attribuaient le ministère de l'intérieur au FPR, ce fichier aurait été déplacé en dehors de la gendarmerie rwandaise. Probablement (à mon avis) au service de renseignement de la présidence. Pendant la débâcle du juillet 1994, il aurait été emporté au Zaïre selon ce que j'ai entendu à Kigali. A-t-il été récupéré par l'armée française ? Pourrit-il dans une cache délabrée dans le Kivu ?
Il apparaît donc qu'entre la diffusion de la définition de l'ennemi et la mise à disposition de l'informatisation du fichier PRAS, l'armée ait été sommée d'actualiser les listes de complices des Inkotanyi, par définition considérés comme Tutsi. On doit donc exiger qu'une enquête sérieuse soit faite en France et au Rwanda sur cette mission de gendarmerie française qui a informatisé le fichier PRAS. Ce fichier a pu servir de source aux fameuses listes de Tutsi utilisées pendant le génocide. Il y aurait là facilitation de moyens à l'entreprise génocidaire, de même nature que les livraisons d'armes. Il conviendrait de déterminer la qualification exacte de cette fourniture de moyens qui répond de toute évidence à l'une des innombrables définitions juridiques de la complicité en droit français.
De toute façon ces faits doivent être interrogés au regard de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée à Paris par l'assemblée générale de L'ONU, le 9 décembre 1948.
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Génocide des Tutsis au Rwanda: le tribunal administratif de Paris « incompétent » pour juger l'État français RFI - 14 novembre 2024
Kapler Georges - Pour en finir avec les soi-disant "accords de défense" de la France et du Rwanda 2005 - CEC
MIP désigne la Mission d'Information Parlementaire sur le Rwanda de 1998
Témoignage d'Immaculée Mpingazima devant la commission d'enquête citoyenne (mars 2004)
Justice Info publie le rapport censé être à l'origine du complot génocidaire au Rwanda
Justice info - 5 novembre 2024
TPIR Tribunal Pénal International pour le Rwanda institué le 8 novembre 1994 par l'ONU
Courrier du chef d'état-major de l'armée rwandaise pour la diffusion de la définition de l'ennemi avec sa partie II
Rwanda : Paris, les Tutsi et la « définition de l’ennemi » Jean-François Dupaquier
- Ambassade de France au Rwanda - Fiche de la mission d'assistance militaire du 31 mai 1992 (Transformation du Fichier central en CRCD)
- Recherche sur l'expression "CRCD" dans la base FGT
- Recherche sur le nom "Cussac" (Colonel Cussac, attaché militaire auprès de l'ambassade de France au Rwanda) dans la base FGT
A propos de ce procès ma lettre à la ministre la Justice concernant un conflit d'intérêt au sein du tribunal et la réponse de sa chef de cabinet. La présidente de la cour d'Appel a évoqué ma lettre à l'audience sur un ton nettement accusateur. A cause de ce procès je ne nomme plus le responsable de cette mission dans mes textes. (Ne pas craindre dans certains navigateurs l'avertissement de sécurité. Je n'ai pas utilisé le protocole HTTPS, mais HTTP pour publier ces documents PDF d'où l'avertissement éventuel qu'on peut outrepasser)
>>>accéder au document - Ce document reconnaît donc l'existence de listes de Tutsi, complices des inkotanyi, évoquées devant le TPIR. Ce n'est pas le seul puisque la définition de l'ennemi contient aussi des noms de civils Tutsi principalement ciblés, et des listes de groupes ciblés indistinctement. Il y en a probablement d'autres, puisque ce sujet fut fréquemment évoqué d'une manière générale à propos du génocide des Tutsi, notamment les listes lues au micro de la RTLM pour appeler la population à tuer tels et tels Tutsi qui seraient cachés à tels et tels endroits.