 
   « C’est quoi, la potion que tu donnes à ton homme ? Je veux la même pour
   le mien ! » Cette question, Claudine Uwiragiye, 27 ans, agricultrice du
   district de Musanze, dans les contreforts du parc national des Volcans,
   dans le nord du Rwanda, se l’est fait poser cent fois. Les voisines et
   amies de cette femme gracile dans son pagne rouge et jaune étaient
   convaincues qu’elle avait ensorcelé son mari, tant celui-ci avait
   changé. Auparavant dominateur, violent et plus assidu au « cabaret »
   (bar local) qu’à son foyer, Jean-Dedieu Manihiro, 30 ans et lui aussi
   agriculteur, est devenu en quelques mois un conjoint et un père
   attentionné. Aussi actif dans l’éducation de leurs deux enfants que
   dans les tâches ménagères.
   « Je peux tout faire, sauf allaiter ! » rigole-t-il en tendant les bras
   à sa cadette qui nous rejoint dans leur modeste maison en pisé, sise
   sur l’une des « mille collines » qui ont valu son surnom au Rwanda. En
   larmes, la bambine de deux ans vient de trébucher dans la cour entourée
   de plantations de courges, haricots et bananiers. Un câlin, quelques
   mots doux en kinyarwanda (langue principale du pays) et la petite a
   déjà oublié son bobo. « Ce n’est plus le même homme », dit Claudine,
   assise à ses côtés sur l’un des bancs de bois qui meublent la pièce au
   sol de terre battue et aux murs ornés des photos délavées de leur
   mariage, en 2017.
   « Au début, quand les gars du village me voyaient éplucher des patates
   ou bercer mon bébé, ils riaient de moi », raconte Jean-Dedieu, polo
   rayé et pantalon noir dans des bottes de caoutchouc vertes. « Pour eux,
   je n’étais plus un homme. » Mais peu à peu, ils se sont rendu compte
   que ce changement avait du bon. Non seulement la famille ne vivait plus
   dans les coups et les cris, mais elle avait réussi à améliorer ses
   revenus. « Je ne dépense plus tout l’argent de la récolte en alcool et
   on gère notre budget à deux. »
     Pour convaincre les plus récalcitrants, ses animateurs masculins,
     les animateurs masculins visitent les foyers en conflit. Les
     « modèles » comme Jean-Dedieu sont invités à les soutenir en
     devenant des « agents de changement » dans leur village.
   Aussi spectaculaire soit-elle, la métamorphose de Jean-Dedieu ne doit
   rien à la magie. Plutôt que de lui faire boire un élixir, Claudine l’a
   persuadé de s’inscrire avec elle au programme Bandebereho (« modèle »,
   en kinyarwanda), un « parcours de transformation » de 17 séances
   hebdomadaires de trois heures chacune, offert aux jeunes parents par le
   Centre de ressources pour les hommes du Rwanda (RWAMREC). « Sinon,
   j’aurais fini par le dénoncer à la police. »
   Cette ONG, dont le siège se trouve à Kigali, travaille à l’éradication
   des violences faites aux femmes en faisant la promotion d’une
   « masculinité positive ». Pour convaincre les plus récalcitrants, ses
   animateurs masculins — issus des communautés visées — visitent à
   plusieurs reprises les foyers en conflit, dont la liste leur est
   fournie par les autorités locales. Les « modèles » comme Jean-Dedieu
   sont invités à les soutenir en devenant des « agents de changement »
   dans leur village.
 
 
   
   Selon le rapport 2020 de l’Institut national de la statistique, 46 %
   des Rwandaises mariées ont subi des violences conjugales et 60 %
   estiment que c’est acceptable. La culture du silence demeure de mise en
   la matière, même si le nombre de cas signalés et examinés a plus que
   doublé en cinq ans, pour dépasser les 14 500 dossiers en 2021-2022.
   « Impossible de modifier les normes sociales et d’atteindre l’égalité
   des genres si les hommes ne sont pas impliqués », dit Fidèle
   Rutayisire, 48 ans, directeur général du RWAMREC, qu’il a fondé en
   2006. Cet avocat de formation, féministe convaincu, a lui-même grandi
   dans un foyer violent. « C’est plus facile pour les hommes d’être
   changés par leurs pairs que par des femmes », affirme-t-il. Objectif :
   en finir avec les mythes liés à la virilité — par exemple que seules
   les femmes peuvent s’occuper des enfants, ou qu’il est acceptable de
   battre son épouse si elle brûle le repas. Mais aussi permettre aux
   femmes de s’émanciper avec un emploi rémunéré.
   Quelque 50 000 hommes sont touchés chaque année par le Centre de
   ressources par l’entremise de ses différents programmes (dont
   Bandebereho), déployés un peu partout dans ce pays de 14 millions
   d’habitants. « Une goutte d’eau par rapport aux besoins, mais un
   travail essentiel : trop de foyers sont encore minés par la violence »,
   observe Fidèle Rutayisire, visage rond et regard doux derrière des
   lunettes. Une violence notamment héritée du génocide qui a déchiré le
   Rwanda en 1994. En 100 jours, un million de Tutsis ont été exterminés,
   le plus souvent à la machette, par la majorité hutue. De 250 000 à
   500 000 femmes ont été violées, dont un grand nombre se sont retrouvées
   enceintes (de 10 000 à 25 000 « enfants de la haine » seraient nés de
   ces viols). Même si 65 % de la population a aujourd’hui moins de 30 ans
   et n’a pas vécu ces horreurs, les traumatismes demeurent, tant chez les
   enfants des génocidaires que chez ceux des rescapés.
   À la fin du génocide, le Rwanda était composé à 70 % de femmes devenues
   cheffes de famille (veuves, épouses de génocidaires en prison ou en
   exil, orphelines). Celles-ci ont donc joué un rôle majeur dans la
   réconciliation et la reconstruction du pays. La Constitution
   interdisant toute forme de discrimination, il n’y a plus de privilèges
   liés aux ethnies (Tutsis, Hutus, Twas), aux religions (chrétiens,
   musulmans) ou aux régions… tout le monde est rwandais. En 30 ans,
   d’immenses progrès ont été accomplis (éducation, santé, sécurité,
   propreté…). Et ce petit pays verdoyant de la région des Grands Lacs,
   enclavé entre la République démocratique du Congo (RDC), la Tanzanie,
   l’Ouganda et le Burundi, est le seul au monde à avoir une majorité de
   femmes au Parlement (61 % des députés).
   « Dans notre société postconflit, la seule option était de rassembler
   les citoyens sur un pied d’égalité », dit Liberata Gahongayire,
   présidente de Pro-Femmes / Twese Hamwe (« tous ensemble », en
   kinyarwanda), un collectif impliqué dans le processus dès 1994
   (mobilisation des femmes, révision des lois). Mais il a fallu mettre
   les bouchées doubles. « En plus des divisions ethniques qui avaient
   déchiré les familles et la société, la tradition patriarcale reléguait
   les femmes au second plan », poursuit cette historienne, chercheuse au
   Centre de gestion des conflits de l’Université du Rwanda et à
   l’Université libre de Bruxelles. « Beaucoup étaient illettrées et
   n’avaient jamais travaillé ailleurs que dans les champs. » Au fil des
   ans, des lois garantissant leurs droits ont été adoptées — accès à
   l’éducation, congé de maternité, avortement (limité aux cas critiques),
   criminalisation de la violence conjugale, droit à la contraception (à
   partir de 18 ans), à l’héritage…
   Aux côtés de la pionnière RWAMREC, de nombreuses organisations misent
   sur la masculinité positive. Comme le collectif Pro-Femmes, qui
   l’inclut dans ses « parcours de transformation visant l’égalité
   hommes-femmes » destinés aux femmes et aux couples. « La masculinité
   positive a une double finalité : réduire les violences basées sur le
   genre et améliorer la situation socioéconomique des familles, et donc
   de la nation », dit Liberata Gahongayire.
   Autre actrice majeure : l’ONG d’origine britannique Aegis Trust,
   conceptrice et gestionnaire (au nom du gouvernement rwandais) du
   Mémorial du génocide, perché sur une colline de la capitale, où
   reposent les restes de 250 000 victimes du génocide contre les Tutsis.
   Aegis Trust offre des programmes d’éducation à la paix visant un public
   varié (décideurs politiques, enseignants, jeunes…) qu’elle sensibilise
   notamment à la masculinité positive.
     « Encore loin d’être acquise, l’égalité des genres est un obstacle à
     notre travail en faveur d’une paix durable dans notre pays », dit la
     responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation, Diane
     Gasana, rencontrée au Mémorial, où l’ONG a ses bureaux.
   « Encore loin d’être acquise, l’égalité des genres est un obstacle à
   notre travail en faveur d’une paix durable dans notre pays », dit la
   responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation, Diane
   Gasana, rencontrée au Mémorial, où l’ONG a ses bureaux. « Nos
   formations ouvrent le dialogue en milieu scolaire, au travail et dans
   la sphère religieuse, et montrent l’apport indispensable des hommes
   dans la promotion de l’égalité des genres. »
   L’État rwandais favorise et accompagne le mouvement. L’implication des
   hommes dans cette promotion de l’égalité est d’ailleurs l’une des
   priorités de la nouvelle politique du genre, lancée en 2021 par le
   ministère du Genre et de la Promotion de la famille. Le ministère de la
   Santé s’est quant à lui engagé dans le déploiement à plus grande
   échelle du programme Bandebereho, soutenu notamment par le Centre de
   recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa.
   Le concept de la masculinité positive se propage aussi ailleurs en
   Afrique. Après la RDC et le Sénégal, l’Afrique du Sud a accueilli en
   2023 la troisième Conférence des hommes de l’Union africaine (UA) sur
   la masculinité positive pour éliminer la violence à l’égard des femmes
   et des filles. L’UA encourage les sociétés civiles, les chefs religieux
   et les acteurs économiques à collaborer. Un travail de longue haleine,
   car partout les résistances sont grandes : les hommes redoutent d’être
   ridiculisés et de perdre leur pouvoir.
   Considéré comme un modèle de développement africain, le Rwanda est
   dirigé depuis 2000 par le président Paul Kagame, 66 ans, réélu le
   15 juillet pour un quatrième mandat. Ancien commandant dans le Front
   patriotique rwandais, qui a stoppé le génocide en 1994, il est salué
   pour avoir réconcilié et modernisé le pays. L’agriculture (café, thé,
   sorgho…) représente toujours 25 % du PIB et 56 % des emplois. Le « pays
   des mille collines » affiche cependant une croissance économique
   annuelle de l’ordre de 7 % à 8 %, notamment grâce au tourisme
   d’affaires et haut de gamme. Aussi propre que sécuritaire, la capitale,
   Kigali, 1,7 million d’habitants, s’est dotée de grands hôtels et d’un
   palais des congrès iconique, inspiré d’un ancien palais royal. Les
   auberges de luxe se sont multipliées aux abords des parcs nationaux
   comme celui des Volcans — où le permis pour une brève visite aux
   gorilles des montagnes est facturé 1 500 dollars américains.
   Peu de gens critiquent ouvertement Paul Kagame au Rwanda, mais ses
   détracteurs lui reprochent son autoritarisme — surveillance
   généralisée, liberté de la presse inexistante, musellement d’opposants…
   Il vient d’ailleurs d’être reporté au pouvoir avec 99,15 % des voix.
   Les Rwandais sont aussi soumis à de strictes règles de vie visant à
   renforcer l’unité nationale. Par exemple, tous les élèves du secteur
   public, garçons et filles, doivent avoir la tête rasée pour des raisons
   d’hygiène et d’égalité. Et tous les derniers samedis du mois, les
   citoyens sont tenus de participer à l’umuganda (travaux
   communautaires), sous peine d’amende.
   N’empêche que les inégalités subsistent. Deuxième pays d’Afrique pour
   la densité de la population (après l’île Maurice), le Rwanda se situe
   au 161
e rang (sur 193) au classement de l’indice de développement
   humain de l’ONU, qui mesure la santé, l’éducation et le niveau de vie
   pour déterminer le degré de « développement ». Et en dépit de la
   majorité de femmes au Parlement, le patriarcat demeure vivace. Les
   garçons grandissent toujours dans l’idée qu’ils sont supérieurs aux
   filles et les violences sexistes perdurent.
     En plus des jeux de rôle et des devoirs à la maison, les
     participants aux séances Bandebereho doivent contribuer à des
     discussions de groupe. Et réfléchir à leur comportement. « Les
     hommes apprennent à parler de leur intimité et à se livrer sur leurs
     émotions », dit Emmanuel Karamage
   « La femme est le cœur du foyer, l’homme est le maître de la famille »,
   selon un dicton rwandais. Les rôles de chacun sont toujours bien
   ancrés, surtout en milieu rural, où vit 83 % de la population. Soumises
   et effacées, les abagore (femmes) travaillent aux champs avec leur bébé
   attaché sur le dos, marchent des kilomètres pour puiser de l’eau et
   accomplissent l’essentiel des tâches non rémunérées. Les abagabo
   (hommes) sont les pourvoyeurs, ils prennent toutes les décisions pour
   la famille, estiment que la sexualité leur est due et jouissent de leur
   temps libre à leur guise.
   Ces différences sautent aux yeux durant les ateliers du programme
   Bandebereho. Le jour de ma visite, une trentaine d’hommes et de femmes
   sont assis en cercle dans une salle du centre de santé de Gitare, dans
   la province du Nord. La plupart sont venus à pied par une piste de
   latérite rouge avec, en arrière-plan, les sommets bleutés des volcans
   marquant la frontière avec l’Ouganda. Après les danses, chants et
   slogans motivateurs qui précèdent chaque séance, cinq hommes
   volontaires se retirent pendant que l’animatrice installe le matériel
   d’un jeu de rôle sur les tâches domestiques : poupée en tissu, bassine
   de lessive, balai, chaudron et bidon d’eau.
   De retour dans la salle, chacun doit mimer une tâche — bercer le bébé,
   balayer la cour, préparer le souper… — avant de quitter la scène en
   abandonnant sa responsabilité aux hommes qui restent. Au final, un seul
   se retrouve à tout faire, ne sachant plus où donner de la tête. « Et il
   n’a même pas de vaisselle à laver ! » s’écrie une participante,
   soulevant l’hilarité générale. « C’était super-stressant ! reconnaît le
   volontaire, visiblement déboussolé. Je me suis rendu compte d’un coup
   de tout ce que mon épouse fait à la maison : elle ne se repose
   jamais ! »
 
   
   En plus des jeux de rôle et des devoirs à la maison, les participants
   aux séances Bandebereho doivent contribuer à des discussions de groupe.
   Et réfléchir à leur comportement, souvent identique à celui de leur
   père. « Les hommes apprennent à parler de leur intimité et à se livrer
   sur leurs émotions, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire », dit
   Emmanuel Karamage, un solide quinquagénaire, coordonnateur de
   l’initiative pour le district de Musanze. « Ensuite, ils communiquent
   mieux avec leur conjointe à la maison. »
   Lors d’une séance à laquelle je participais, ce responsable local a
   lancé un débat sur le consentement sexuel. « Avant RWAMREC, ça
   n’existait pas, le consentement : mon mari rentrait soûl du cabaret et
   se jetait sur moi sans même me dire bonsoir, raconte une trentenaire,
   mère de quatre enfants. Si je ne me laissais pas faire, il me
   frappait. » Murmures gênés des hommes dans l’assistance : eux aussi
   agissaient ainsi, mais jurent avoir changé. « On a même introduit des
   préliminaires ! » lance l’un d’eux, sourire fendu jusqu’aux oreilles.
   Les exercices pratiques s’avèrent aussi révolutionnaires. Comme le
   portage dorsal d’un poupon, une technique ancestrale transmise de mère
   en fille. « Nos pères ne faisaient jamais ça et personne ne nous a
   appris comment s’y prendre », dit Jean-Baptiste Singiranumwe, un
   éleveur de 31 ans. Papa de deux enfants, il a terminé son parcours de
   transformation en 2022. Il m’accueille au domicile familial de
   Kamugeni, dans le Nord — une maison ocre, flanquée d’un poulailler et
   tapissée d’inscriptions pieuses. Jean-Baptiste ne se fait pas prier
   pour me montrer comment il installe sa petite dernière, ravie, sur son
   dos à l’aide d’un pagne, sous le regard attendri de son épouse,
   Claudine Nyiramunezero. Le geste sûr, maintes fois répété avec la
   poupée utilisée pendant les cours, il rayonne de fierté. « Je me sens
   super-connecté à mon enfant. »
 
   
   Ex-alcoolique brutal, Jean-Baptiste a pourtant fait vivre un enfer à sa
   femme, qui me confiera plus tard avoir songé à le quitter et même à le
   tuer. Il a fini par écoper de deux ans de prison, après de violentes
   bagarres dans le village. À sa sortie, l’animateur local du RWAMREC, un
   voisin qui le connaissait bien, est venu lui parler de Bandebereho.
   Comme dans le cas de Jean-Dedieu et des dizaines d’hommes initiés à la
   masculinité positive que j’ai rencontrés durant ce reportage, sa
   transformation a été radicale. C’est en tout cas ce qu’ils affirment,
   avec l’approbation de leurs conjointes, y compris lorsque je m’adresse
   à elles seule à seule.
   Vu de l’extérieur, cela peut sembler inconcevable. Comment des hommes
   aussi machistes peuvent-ils changer du tout au tout en si peu de
   temps ? Selon Fidèle Rutayisire, fondateur du RWAMREC, divers facteurs
   entrent en jeu, dont le style de formation (participatif), la proximité
   des intervenants et le soutien inconditionnel des leaders locaux.
   Une élue municipale et un policier étaient d’ailleurs présents à un
   atelier BAHO (Building and Strengthening Healthy Households — créer et
   renforcer des ménages sains), autre programme du RWAMREC, auquel j’ai
   assisté à Gatsibo, dans la province de l’Est. Tous deux ont pris la
   parole pour encourager les participants. « RWAMREC nous aide à
   stabiliser la sécurité de la région, a déclaré le policier, droit dans
   ses bottes noires. La paix dans les foyers est le premier pilier du
   développement de notre pays. »
 
   
   Tout cela n’empêche pas les rechutes. « Ce n’est pas toujours facile
   d’arrêter la violence : certains participants disent avoir changé, mais
   intérieurement, ce n’est pas vrai », constate Jean Baptiste Nsengimana,
   coordonnateur de terrain de RWAMREC dans le Nord. « Quand ils revoient
   leurs amis, ceux-ci peuvent les inciter à reprendre leurs anciennes
   habitudes. » La communication non verbale de certains participants
   durant les séances — bras croisés et mine renfrognée — laisse en effet
   entendre qu’ils manquent de conviction et sont venus un peu à reculons.
   « Mais ils sont minoritaires », assure le responsable local.
   Pour mieux comprendre l’effet réel des programmes de masculinité
   positive en Afrique, une vaste étude a été réalisée par le Centre
   international de recherche sur les femmes (ICRW, pour International
   Center for Research on Women), établi à Washington, avec l’appui
   financier du CRDI, à Ottawa. Publiée en 2023, cette étude (« Promouvoir
   une masculinité positive pour la santé qui favorise la santé sexuelle
   et reproductive, les droits sexuels et l’égalité des sexes ») couvrait
   trois pays (RDC, Rwanda et Nigeria) et comparait les attitudes et
   perceptions des hommes ayant participé ou non à ces programmes
   (1 500 interviewés).
   Première constatation : être sensibilisé à la masculinité positive
   n’entraîne pas forcément un changement de comportement positif.
   « Beaucoup d’ONG offrant ces programmes manquent de personnel
   suffisamment compétent en la matière et de moyens financiers pour
   assurer l’évaluation et le suivi nécessaires », observe Chimaraoke
   Izugbara, directeur de la santé globale, de la jeunesse et du
   développement à l’ICRW. Les programmes examinés étaient de qualité
   inégale, tant par la durée (d’une simple présentation d’une heure à une
   formation plus élaborée) que par le contenu. « Ils se concentrent sur
   l’harmonie dans les couples, mais n’incitent pas toujours les hommes à
   une autoréflexion critique sur les normes de genre », poursuit le
   chercheur d’origine nigériane, joint à son bureau à Washington. « De
   plus, ils sont souvent mis en place sans tenir compte du contexte
   socioéconomique et culturel du pays. »
   Collaboratrice à cette étude au Rwanda, la chercheuse Ilaria Buscaglia
   a notamment interrogé des participants au programme Bandebereho, qui
   fait plutôt bonne figure. « Les hommes qui suivent ce parcours évoluent
   grandement, ils ne justifient aucune forme de violence sexiste, boivent
   moins et participent davantage aux tâches domestiques », observe cette
   anthropologue italienne, installée depuis 2013 au Rwanda, où elle a
   travaillé pour diverses ONG, dont le Centre de ressources pour les
   hommes. « Mais il faut faire plus pour changer les normes de genre :
   pour l’instant, les hommes “aident” leurs femmes et se réjouissent de
   l’amélioration des revenus du ménage, mais ils s’estiment toujours les
   chefs de famille. »
   L’étude du Centre international de recherche sur les femmes de
   Washington souligne aussi que certains thèmes associés à la masculinité
   positive ont du mal à percer, y compris chez les répondants ayant suivi
   ces programmes. Par exemple, la majorité d’entre eux n’ont jamais fait
   de test de dépistage du VIH/sida. Même rejet concernant la diversité
   sexuelle. « L’homophobie est toujours très présente et aucun de ces
   programmes n’en parle », constate Ilaria Buscaglia. Le sujet est tabou
   (entre autres pour des raisons religieuses) dans les trois pays
   étudiés, dont le Rwanda, même si l’homosexualité n’est pas pénalisée
   sur le sol rwandais — contrairement à ce qu’on voit dans de nombreux
   pays africains. « Le simple fait d’évoquer les droits LGBTQ+ peut faire
   échouer tous nos efforts sur l’égalité des genres. »
   Beaucoup de travail reste donc à faire pour changer les mentalités. Le
   déploiement à grande échelle du programme Bandebereho, amorcé en 2023,
   pourrait y contribuer. Jusqu’ici étendu à 30 000 couples, il vise cette
   fois à atteindre 84 000 familles de la province du Nord d’ici 2027.
   Réalisée par le ministère de la Santé et le Centre biomédical du Rwanda
   en partenariat avec le RWAMREC, cette initiative est notamment
   cofinancée par Affaires mondiales Canada et le CRDI (1,2 million de
   dollars), et a aussi reçu le soutien de Grands Défis Canada (1 million)
   et du Fonds mondial pour l’innovation (2,5 millions).
   Pour mieux toucher les familles, le ministère de la Santé s’appuie sur
   le réseau des agents de santé communautaire (ASC), des bénévoles qui
   pallient la pénurie de personnel médical partout au Rwanda. Quelque
   1 600 ASC (sur les 60 000 que compte le pays), formés par le RWAMREC,
   recrutent les couples et offrent les 17 séances Bandebereho dans leur
   communauté. Le programme bénéficiera d’un suivi tout au long du
   processus. À long terme, l’initiative, intégrée au système de santé,
   pourrait s’étendre aux 30 districts du pays.
   Souvent inspirés de l’expérience rwandaise, les programmes de
   masculinité positive se multiplient en Afrique subsaharienne. Surtout
   dans les zones urbaines pauvres, où les besoins sont criants. Comme le
   souligne l’étude de l’ICRW, un nombre croissant d’Africains sont
   contraints de s’entasser dans des bidonvilles où la violence basée sur
   le genre, les grossesses non désirées et les pratiques sexuelles à
   risque explosent. En outre, les années de conflit armé, d’insécurité et
   de violence — comme au Nigeria et en RDC — ont accru la masculinité
   toxique et le manque de services en matière de santé et de droits
   sexuels et reproductifs.
   Le sociologue ivoirien Ghislain Coulibaly, 45 ans, père de trois
   enfants, compte parmi les plus ardents défenseurs de la masculinité
   positive sur le continent. Ex-conseiller technique au ministère de la
   Femme, de la Famille et de l’Enfant de la Côte d’Ivoire, et excellent
   communicateur, il est l’auteur d’une conférence TEDx sur le sujet,
   diffusée sur YouTube. Ce qui lui a valu moqueries et menaces sur les
   réseaux sociaux. « Pourquoi tu veux renverser l’ordre social ? »
     « Avec l’avènement du numérique et des réseaux sociaux, les jeunes
     sont beaucoup plus ouverts à d’autres cultures et d’autres manières
     de faire. Les jeunes filles sont aussi de plus en plus
     scolarisées. »
     Ghislain Coulibaly
   « Une minorité d’hommes ivoiriens prennent réellement conscience de
   l’enjeu », affirme le sociologue depuis son domicile d’Abidjan, en Côte
   d’Ivoire. « Beaucoup croient que je déconstruis leur pouvoir pour le
   donner aux femmes et que la masculinité positive pervertit les valeurs
   de la société ivoirienne. » Il est aussi dans le collimateur de
   certaines femmes, qui estiment qu’il prend trop de place et devrait les
   laisser mener leur combat.
   Rien pour le décourager. « Ces critiques font partie de l’évolution de
   la société. » En 2019, Ghislain Coulibaly a créé le Réseau des hommes
   engagés pour l’égalité de genre (RHEEG) en Côte d’Ivoire. Un réseau qui
   a déjà fait des petits : en RDC en 2022 et au Cameroun cette année. Les
   RHEEG proposent entre autres des activités de sensibilisation auprès
   des policiers et des militaires (RDC) et dans les écoles primaires
   (Côte d’Ivoire). « La masculinité positive, c’est un style de vie, une
   façon de penser et d’agir qu’il faut transmettre dès la petite enfance,
   dit Ghislain Coulibaly. Voir papa participer aux tâches ménagères doit
   devenir une norme. »
   À ses yeux, il y a de l’espoir. « Avec l’avènement du numérique et des
   réseaux sociaux, les jeunes sont beaucoup plus ouverts à d’autres
   cultures et d’autres manières de faire, dit-il. Les jeunes filles sont
   aussi de plus en plus scolarisées. » Ce qui devrait rééquilibrer la
   dynamique des rapports de pouvoir hommes-femmes. « L’éducation est le
   moteur de cette transformation. »
   C’est également le pari de l’ONG féministe rwandaise Paper Crown, qui
   travaille avec les 14-19 ans. Son programme phare, My Voice, My Power
   (ma voix, ma puissance, quatre heures d’atelier hebdomadaire, durant
   18 semaines), vise à changer les mentalités des jeunes sur les normes
   de genre. Et à faire de ces derniers des leaders capables d’influencer
   leurs pairs comme leurs parents.
   En ce samedi matin d’avril, une cinquantaine d’ados inscrits
   s’installent au centre des jeunes de Kayonza, dans la province de
   l’Est, à deux heures de route de Kigali, où se déroule la formation.
   Difficile de distinguer les gars des filles : tous portent cheveux ras,
   amples t-shirts et bermudas de sport. Après une collation composée de
   beignets offerte par l’ONG, les filles restent dans la salle balayée
   par la brise tandis que les garçons se dirigent vers un chapiteau
   planté à quelques mètres, sur un terrain gazonné.
 
   Tandis que des adolescents dessinent leur autoportrait (à gauche) dans
   le cadre d’un atelier de l’ONG Paper Crown, les filles écoutent
   Clementine Nyirarukundo qui leur donne une formation sur la notion de
   consentement. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)
   « Avant de mélanger les groupes, on commence par faire comprendre aux
   filles que des barrières sociales limitent leur développement, mais
   qu’elles ont des droits », explique Clementine Nyirarukundo, longues
   tresses, jean et baskets, responsable des programmes et partenariats de
   l’ONG, qui donne l’atelier aux adolescentes. « Elles peuvent ainsi
   gagner confiance en elles. » La plupart de celles présentes sont encore
   intimidées et ont tendance à parler tout bas, le regard baissé. La
   visite d’une journaliste canadienne n’arrange rien. Mais Clementine les
   met vite à l’aise. La leçon d’aujourd’hui porte sur une nouvelle
   méthode de résistance aux agressions (définition des limites,
   désescalade, tactiques d’autodéfense physique…). Peu à peu, les filles
   s’enhardissent et font part de leurs expériences en la matière.
   Clementine insiste sur l’importance de s’affirmer, de lever le menton
   et de regarder dans les yeux en parlant.
   Sous la tente, les gars travaillent aussi sur eux-mêmes. Ils dessinent
   leur autoportrait et inscrivent sur chaque partie du corps ce qui les a
   affectés quand ils étaient enfants, leurs peurs, leurs aspirations,
   leurs bonnes et mauvaises habitudes liées au genre (entrer dans la
   chambre d’une fille sans sa permission, lui faire une mauvaise
   réputation, se battre…). « Soyez honnêtes, n’enjolivez rien ! » lance
   Théophile Zigirumugabe, leur formateur. Jovial et éloquent, il captive
   leur attention en utilisant leur langage, grossièretés incluses. Les
   exercices pratiques — destinés aux garçons et aux filles — comprennent
   aussi l’enfilage de condom sur une banane. Plus tôt ce matin, les
   protections menstruelles étaient à l’honneur. Sans gêne aucune, un
   mince ado de 15 ans a présenté une serviette hygiénique à son groupe,
   l’a dépliée et posée avec soin sur une culotte apportée par les
   formateurs. « Ça élimine la honte associée aux règles, dit Clementine.
   Nous voulons montrer que c’est normal et que ça fait partie de la
   vie. »
   De grands cris s’élèvent du côté de l’atelier des filles, à l’autre
   bout du terrain. « No ! No ! No ! » Les garçons lèvent à peine le nez
   de leur dessin. Ils savent ce qui se passe. Divisées en deux rangées se
   faisant face, les filles s’exercent à dire « non ! » à un agresseur en
   brandissant une main devant elles. « L’objectif est d’utiliser la voix
   plutôt que la force, dit Clementine Nyirarukundo. Chacune doit
   comprendre que c’est une arme. » Une arme bien plus puissante que
   n’importe quelle potion magique.
Isabelle Grégoire s’est rendue au Rwanda à l’invitation du Centre de recherches pour le développement international.