Fiche du document numéro 34472

Num
34472
Date
Mercredi 14 août 2024
Amj
Taille
400165
Titre
Gaël Faye : « J’ai écrit “Jacaranda” comme en apnée »
Sous titre
Huit ans après son phénomène « Petit Pays », multiprimé, vendu à 1,7 million d’exemplaires et traduit dans 40 pays, Gaël Faye revient avec « Jacaranda », un roman d’une force et d’une sensibilité peu communes sur le génocide au Rwanda et après. La rédaction lui attribue la note de quatre étoiles.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Gaël Faye vit dorénavant au Rwanda, où prend place l’histoire de son nouveau roman. - Chris Schwagga.

Entretien - Journaliste au pôle Culture
Par Jean-Claude Vantroyen

Publié le 14/08/2024 à 06:00 Temps de lecture: 2 min

Jacaranda, Gaël Faye, Grasset, 282 p., 20,50 €, audiolivre Audiolib 25,50€

Il a mis huit ans à publier son deuxième roman, Gaël Faye. Bien sûr, il a dû assumer le
succès incroyable de son Petit Pays. Et puis il a eu des activités musicales, avec son
album Lundi méchant et ses EP, dont Mauve Jacaranda et Ephémère. Mais voilà, il est
sorti, Jacaranda, pile pour la rentrée littéraire. Et ce devrait être un succès aussi retentissant
que pour le précédent. Tant le roman est fort, puissant, émouvant, tant surtout les
personnages sont extraordinairement empathiques, tant on vivra encore longtemps avec
eux, le livre refermé. Tant aussi, il nous fait comprendre le génocide et les difficultés de vivre
avec ce passé. Tant ce roman est vrai.

Milan est le fils d’une Rwandaise et d’un Français. Il vit en France. Sa famille accueille
Claude, un jeune rescapé du génocide. Milan et lui se lient d’amitié. Mais Claude repart au
Rwanda, dans sa famille. Quatre ans plus tard, en 1998, Milan a 16 ans, il accompagne sa
mère à Kigali, des affaires de famille à régler. Il retrouve Claude. Il fait la connaissance de la
tante Eusébie et de la jeune Stella, toujours fourrée dans son jacaranda qui pousse joli dans
le jardin. Et puis il y a Sartre aussi, qui recueille des paumés dans son squat. Et l’arrière grand-mère Rosalie, qui a connu le Rwanda d’avant. Et le génocide pèse sur toutes les
épaules.

Gaël Faye vit dorénavant au Rwanda, à Kigali. Mais il était au Portugal, pour travailler sur
ses nouvelles musiques, quand on s’est parlé au téléphone : « Je suis enfin repassé en
musique. Là, il y a quelque chose de collectif, c’est moins autocentré que le roman. »

Le succès de Petit pays a-t-il rendu Jacaranda plus facile ou plus difficile ?

Beaucoup plus difficile. Une des difficultés, c’est de faire taire le bruit autour de soi et de se
dire qu’on écrit pour soi et pas pour l’attente que le premier roman a suscitée. Cela a
demandé un retrait de la vie publique, l’éloignement du monde littéraire. Et la réflexion sur ce
que, moi, j’avais vraiment envie de raconter. Parce qu’inconsciemment, on ressent l’attente.
Et avec cette attente, il y a des discours, un formatage. Ma grande crainte était de me laisser
engloutir par ces considérations-là. Alors j’ai retrouvé le silence.

Dans Petit Pays, Gabriel revit son enfance au Burundi, où vous êtes né. Milan, lui, va
vivre au Rwanda, vos racines. Vous vouliez parler plutôt du Rwanda que du Burundi
dans Jacaranda ?


On a beaucoup ramené Petit pays au Rwanda, alors que c’était mon rapport au Burundi.
Alors j’ai eu envie de me confronter à ce qui a été ma réalité avec le Rwanda. Un pays très
complexe, qui a une reconstruction éminemment difficile. C’est ça que j’avais envie de
raconter dans ce roman. Et d’utiliser aussi un narrateur qui n’a pas la prescience que moi je
pouvais avoir sur les événements, un narrateur complètement naïf par rapport à l’histoire de
ce pays, bien que ce soit un peu son histoire puisque c’est l’histoire de sa mère. Ça
m’intéressait d’avoir cette distance-là.

C’est un peu vous, Milan ?

J’aurais pu avoir son enfance, si j’avais grandi en France. Mais je sais que la transmission
aurait été aussi compliquée. Milan ressemble à beaucoup d’enfants métis que je côtoie ou
que j’ai connus et dont les parents rwandais ont toujours eu beaucoup de mal à parler de
cette histoire. Et ça laisse ces enfants dans un monde de questions, de non-dits, de silence.

C’est difficile de raconter le Rwanda ?

Très. Ce pays a été englouti par son histoire violente, le génocide prend toute la place. Et
comme c’est un crime d’une intensité exceptionnelle, on finit par n’en retenir que les chiffres
en oubliant les êtres humains, ce qui fait la relation intime entre les gens, ce qui a un impact
dans la vie de tous les jours.

C’est difficile aussi de percer la chape de silence. Mais officiellement, on le fait quand
même grâce aux tribunaux populaires, les Gacaca, et à ce mois de commémoration
annuel dont vous parlez. Cela aide les Rwandais à se retrouver ou à essayer de voir
clair ?


Les tribunaux ont eu plusieurs vertus. Déjà celle de rompre avec le cycle de l’impunité.
Jusqu’aux tribunaux gacaca, aucun Rwandais n’avait eu à rendre des comptes à la justice
pour avoir tué un Tutsi. Cela mettait fin à un cycle d’impunité terrible dans le pays. Et cela
signifiait surtout que les Tutsis font partie de la communauté humaine et qu’on ne peut pas
les tuer comme s’ils étaient de simples cafards. Et ça a permis que dans les villages, dans
les communautés humaines, les gens se parlent. Même si c’était difficile, même si c’était
violent. Ça a dessiné une topographie des massacres de ce qu’a été le génocide sur chaque
colline. Oui, cela a eu des vertus. Mais ce sera aux historiens, aux sociologues, de voir les
impacts à long terme. On est dans une région où il y a énormément de crimes impunis. Ça
reste une espèce de fond des ténèbres, de cœur des ténèbres, comme dirait Joseph
Conrad. D’une certaine façon, ça permet de conforter les clichés comme quoi, finalement, là-bas, on s’entretue, la vie ne vaut rien, c’est le règne de la violence éternelle. Alors quand la
communauté décide qu’il y aura une justice, que les gens s’écoutent, que les tueurs parlent,
que les témoins parlent, c’est une façon de lui ramener de l’humanité.

Le témoignage d’Eusébie, à la cérémonie de commémoration, sur ce qu’elle a subi est
un moment terriblement émouvant. Croyez-vous qu’il soit possible dans l’avenir de
considérer le génocide comme un fait historique passé, ou cela continuera-t-il
longtemps à travailler l’âme des Rwandais ?


Les deux ne sont pas incompatibles. C’est le dernier génocide du XXᵉ siècle et là, il n’y a
plus de doute. Il n’y a plus de discussion sur le fait que ce soit un événement historique,
avec sa singularité, même si on peut retrouver certains éléments dans les autres génocides,
comme la création d’une idéologie, la déshumanisation d’une partie de la population. Pour
autant, ça continue de travailler notre présent. Et ça ne va pas s’effacer, même dans deux ou
trois générations. Cet événement sera toujours présent d’une manière ou d’une autre. Il a
des répercussions terribles non seulement sur les gens, dans leur intimité, mais dans le réel,
dans la politique, dans la géopolitique et tout est lié. Ce qui se passe dans une partie du
Congo, au Kivu, ce sont des répercussions de cette époque.

Votre personnage Sartre est essentiel. C’est un type bien, l’ami de Milan et de Claude.
Mais on découvre qu’il a participé au génocide. Difficile de faire la clarté sur ce qu’il
s’est passé.


Un même être humain peut faire le meilleur et le pire. Et dans des situations comme un
génocide, tout le monde est pris dans la grande mâchoire de l’histoire. De grands salauds
ont quand même effectué des actes d’humanité. Mais après ça n’enlève pas que le crime est
terrible, qu’on a détruit une partie de la population pour ce qu’elle était. Je ne voudrais pas
qu’on relativise, qu’on pense qu’il n’y avait pas de bon ni de mauvais, que tout ça c’était du
pareil au même. Moi je prends les gens à un niveau individuel. Et individuellement, je pense
que ce n’est pas clair. Mais dans le grand projet politique du génocide, les choses sont très
claires.

Le jacaranda, c’est aussi un symbole fort dans votre roman. Il montre la beauté de ce
pays mais cache aussi des souvenirs douloureux puisqu’à ses pieds furent enterrées
des victimes du génocide.


Cet arbre est un témoin, c’est le témoin qui reste. Il porte en lui les disparus et les vivants. Il
vit. Mais il est fragile, il peut disparaître. Il peut être englouti par une autre forme de violence
qui est le progrès, pour laisser la place à un bâtiment. Le progrès laisse aussi les êtres
humains sur le bas-côté. C’est aussi le symbole de la reconstruction. Elle a été très dure
pour les survivants et leur famille. Car la reconstruction va vite et l’être humain ne va pas
aussi vite que la marche du progrès.

Vos personnages sont magnifiques. Des personnages réussis, c’est la clé de la
réussite d’un roman ?


C’est ce que je ressens. Quand je commence un roman, il faut trouver des personnages, des
prénoms, un environnement. Au départ, rien de tout ça n’existe. Et quand à la fin je dois les
quitter, parce qu’il faut bien achever l’histoire, je ressens un vide, un manque. On vit avec
ces personnages et d’un coup, ils ne sont plus là. Il y a en même temps cette tristesse de les
laisser et cette joie de les avoir connus, de les avoir rencontrés, de les avoir accompagnés.
C’est ça la réussite d’un roman. Je dis ça en tant qu’écrivain, mais aussi en tant que lecteur.
Comment quelques mots sur une feuille peuvent rendre réel un personnage. Ce sont eux qui
m’aident à écrire finalement : ils prennent leur autonomie interne. La force d’un roman, c’est
ça, pouvoir faire confiance à un personnage pour nous accompagner dans la vie.

Vous racontez cette histoire pour qu’elle puisse passer de génération en génération ?

Je crois. J’ai écrit pour la génération d’après. La génération de Stella, celle de mes filles de
11 et 14 ans qui sont nées après le génocide et pour qui le Rwanda d’aujourd’hui est une
donnée stable. Cette génération grandit dans un pays en paix et en progrès économique.
Alors qu’il y a à peine 30 ans, le pays était un charnier à ciel ouvert. Comment leur raconter
cette accélération terrible du temps, ces 30 ans qui peuvent sembler 100 ans, comment leur
raconter si ce n’est à travers des personnages qui puissent leur ressembler comme Stella ?
Mais aussi comment raconter à ma génération tout ce que l’on a vécu ? Il n’y a encore pas si
longtemps, on allait dans des stades assister à des pelotons d’exécution, et ça nous paraît
tellement irréel dans la vie d’aujourd’hui. Et puis raconter nos parents, leurs luttes, leurs
difficultés, nos grands-parents, l’arrivée de l’ethnisme, la colonisation. Et puis il y a la
génération de Rosalie. Moi-même j’avais une arrière-grand-mère qui parlait de ce Rwanda
colonial, qui me paraissait sorti d’un livre d’aventures. Cette génération n’avait pas grandi
dans le prisme de la racialisation de la société, de l’ethnisme. Elle peut parler à la génération
d’aujourd’hui qui, elle non plus, n’a plus à se définir racialement, en tant qu’ethnie, vu que
ces mentions sont abolies.

Scholastique Mukasonga, Dominique Célis, Beate Umubeyi Mairesse et vous. La
production littéraire sur le génocide n’est pas très importante. Parce que cette matière
terrible est difficile à transformer en œuvre littéraire ?


Je ne sais pas. Il y a une production de livres de témoignages de rescapés. Mais de romans,
effectivement, il n’y en a pas beaucoup pour un événement de cette ampleur. J’avance des
hypothèses, mais le fait que le roman ne soit pas un vecteur de transmission de la culture au
Rwanda joue peut-être un rôle. Le Rwanda a plutôt une culture orale, une culture de la
poésie orale. Même avant nous, il y a eu très peu de romanciers rwandais. Par ailleurs,
l’événement est-il trop proche de nous pour qu’on puisse en parler ? Et puis, ça va paraître
grandiloquent ce que je vais dire, mais ça exige aussi une forme de courage : il faut
métaboliser toute cette histoire pour écrire cette histoire. On ne peut pas le faire sans
s’engager émotionnellement. Parfois on a envie de respirer, d’aller voir ailleurs, de se dire
qu’il existe autre chose au-delà. C’est quand même un engagement, d’écrire un roman qui
traite de la question du génocide. Moi, j’ai eu souvent l’impression d’écrire en apnée souvent
et de me dire bon, il faut vite que je termine le chapitre parce que j’ai l’impression que je ne
vais réussir si je m’arrête, si je réfléchis trop.

Vous échapperez au Rwanda pour votre prochain roman ?

J’espère. Mais je n’écris pas ce que je veux. C’est presque une obsession qui vient à moi,
dans mes rêves, et qui me dit : t’as pas le choix. Mais j’espère que je n’aurais plus besoin
d’écrire là-dessus, que d’autres vont s’en emparer, que je trouverai les réponses dans
d’autres romans ou dans d’autres formes d’art. Ça m’évitera d’être en apnée…

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024