Citation
Prof. Eugene Rutembesa [Professeur de psychologie clinique et psychopathologie]
Université du Rwanda
Le génocide perpétré contre les tutsi nous renvoie au registre de hors humanité, de hors culture. Le mot juste du Kinyarwanda est « agahomamunwa » « indicible » « L’innommable ». Il n’y a pas de mots pour expliquer ce qui nous est tombé dessus.
Munyandamutsa (1995, p.86), quand il essaye d’expliquer l’état psychologique des survivants disait ceci : « Les rescapés du génocide contre les Tutsi sont coincés dans un temps qui s’est arrêté, ils ont de la peine à le remettre en mouvement. Et, même quand il est remis en mouvement, c’est une espèce de danse sur place, sans rythme. »
Par l’excès de violence et d’excitation vécu par les survivants, le matériel est arrivé dans leur psyché à l’état brut, ce qui entraîne l’effraction au niveau des enveloppes protectrices et ainsi empêche les victimes de penser, réfléchir pour pouvoir avancer.
Piralian H (1994) dans son ouvrage “ Génocide et transmission” se posait la question : “ comment ne pas mourir de l’héritage du génocide ? “ Comme le génocide fait disparaitre les gens, dans le post génocide au Rwanda, nous avons vécu une impossibilité de toute symbolisation.
Aujourd’hui tout ce qui se fait dans tous les domaines s’est trouvé un repère, une référence : le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. La santé mentale n’échappe pas à la règle. Avant le génocide de 1994, la santé mentale se confondait avec l’hospitalisation en psychiatrie, assurée par le seul hôpital neuro-psychiatrique de Ndera fondé en 1972. C’est après cette catastrophe et perte de tous repères que les problèmes psychosociaux prennent une ampleur démesurée et deviennent un réel problème de santé publique.
Comment sommes-nous arrivés à créer des espaces pour renouer avec la confiance en l’humain ?
Beaucoup d’auteurs sont revenus sur les réactions de l’après génocide : les gens s’interdisaient de voir, d’entendre, de parler (Coquio, 2004). Ils s’interdisaient de réfléchir (Mujawayo, 2004), ils opèraient un gel affectif (Waintratrer, 2003) pour survivre. (Gishoma&Blackelaire, 2008).
Albert Einstein disait que « Ce n’est pas ce qui nous arrive qui détermine notre vie mais ce que nous décidons de faire avec ce qui nous arrive ». Les rwandais ont cru en leurs forces collectives que les chaînes qui les ligotaient se sont brisés. Après avoir vécu cette catastrophe (ishyano), la société rwandaise s’est retrouvée dans l’obligation d’inventer, imaginer, créer pour contenir cette souffrance terrible.
La volonté politique (PNSM, commémoration, FARG…), l’humanisme qui venait de partout à travers le monde pour soutenir cette résilience a pris le dessus sur l’inhumanité subie pendant le génocide perpétré contre le Tutsi. Il a fallu puiser dans la culture mais aussi puiser dans celle des autres comme aimait le dire M.O Godard.
La première initiative fut la prise de parole lors des cérémonies funéraires chaque mois d’avril lors de la semaine de commémoration de chaque année. Cela renvoie à la mise en scène des cérémonies funéraires autour des personnes disparues.
Dans le contexte culturel des Banyarwanda, quelqu’un qui périt dans des circonstances difficiles et atroces comme celles du génocide des Tutsi de 1994, certains rituels étaient prévus pour apaiser son esprit afin qu’il ne revienne plus déranger les survivants. La question des thérapeutes rwandais était de se demander : « comment restituer l’ordre des choses dans le désordre de toutes les transgressions observées pendant le génocide des Tutsi ?
La deuxième initiative fut celle de création des espaces d’échanges (groupes de parole, groupes thérapeutiques)
Comme le dit Roger Mallet : « Raconter son mal, c’est le rendre présent mais déjà au passé. »
Groupe de parole comme créateur de liens. Ces groupes ont permis chacun de se construire à travers les récits de vie de l’autre. Être reconnu par l’autre, c’est la preuve de mon existence. Avoir un tiers écoutant (destinataire) est l’essence même de mon existence.
Les équipes de professionnels en santé mentale ont fait recours aux théories de Kaes lorsqu’il définit le groupe par rapport aux trois espaces : Intrapsychique, interpsychique et transpsychique. Il ajoute aussi que le sujet n’est plus seulement un sujet mais un « inter-sujet ». « Vivre, c’est vivre avec ». Dans les groupes de parole l’individu devient l’auxiliaire thérapeutique de l’autre. Le groupe a été toujours considéré comme reconstructeur de liens.
La relation entre le monde des morts et le monde des vivants (mémoire familiale et collective)
Dans la croyance africaine, ceux qui sont morts ne sont jamais partis ; ils continuent à influencer le monde des vivants. Le mort va rejoindre ses ancêtres et vivre à leur côté ; il pourra, à partir de ce moment, intervenir dans les affaires des humains.
Au Rwanda, on redoute toute personne ayant eu une mauvaise mort. Une mauvaise mort, c’est : mourir loin des siens, mourir sans laisser de descendance, ne pas bénéficier des honneurs que l’on doit aux morts, mourir après avoir été torturé et perdu quelques parties du corps. Le but des rites autour du mort est d’apaiser le mort pour que son esprit rejoigne ses ancêtres. Il pourra ainsi revenir au monde des vivants en paix. Le dispositif mis en place lors des commémorations nationales et familiales vise à apaiser tous nos morts pour des meilleures sépultures.
Chronologiquement, voici le schéma qui résume le chemin parcouru dans la reconstruction des victimes du génocide perpétré contre les Tutsi
1994-1997 : Paumé, dévasté, le pays était dans une situation d’urgence. Comme il n’y avait pas de professionnels dans le domaine, nous avons été sauvés par des ONG internationaux à travers différents projets et programmes de santé mentale. A cette époque, le souci était le traumatisme psychologique et de sa prise en charge. Le Centre National de Traumatisme qui venait d’être crée a joué un rôle important dans la prise en charge surtout des enfants et adolescents dans les interventions d’urgence et des crises traumatiques pendant la période de commémoration.
1998-2005/2006 : La santé mentale intégré complétement dans le système de soins au niveau des hôpitaux ; l’idée de l’approche communautaire et la décentralisation des soins de santé mentale commençait à prendre forme à travers des courtes formations en matière de santé mentale en se focalisant surtout au traumatisme psychique. La division de santé mentale a formé autour de 12000 milles animateurs psychosociaux.
2006-2021 : Beaucoup des ONG locales ont vu le jour et ont pris racine dans la communauté de base. D’autres phénomènes apparaissent : les violences domestiques, les abus sexuelles, les abus de drogues, la transmission du trauma intergénérationnel…
En parallèle, on observe beaucoup de recherches et beaucoup d’approches et de nouveaux protocoles d’intervention et de nouveaux partenaires en santé mentale. Des chercheurs rwandais s’activent pour développer des protocoles d’interventions adaptés au contexte rwandais.
Voici le schéma qui vient de la division de la santé mentale qui explique clairement l’organisation des services de santé mentale au Rwanda :
Mental Health service organization
Que conclure ?
Comme aimait le dire Naasson Munyandamutsa (2002), on ne s’était jamais imaginé expérimenté une telle catastrophe ou vivre une telle « ishyano » « une catastrophe ». Après l’avoir vécu, on s’est retrouvé dans l’obligation d’inventer, imaginer, créer pour contenir la souffrance terrible généré par ce génocide. La volonté politique, l’humanisme qui est venu de partout pour soutenir cette résilience a pris le dessus sur l’inhumanité subi pendant le génocide perpétré contre le Tutsi.
Les deux proverbes kinyarwanda expriment bien le contexte auquel nous avons été confrontés : « Utagira imigenzo ntabona uko agenza”“ Celui qui ne respecte pas de tabous et de symbolisation de sa culture perd ses repères.” Le deuxième en rapport avec l’église : « Kiliziya yakuye Kirazira » ‘L’avènement de l’église a mis fin à l’ère des tabous ».
L’ancêtre qui décidait de nos comportements, de notre manière de vivre, l'ancêtre fondateur qui nous inscrivait dans le groupe dans un espace bien définit : le village, du clan ou du lignage… a été oublié. C’est à partir de ce moment précis que l’ordre des choses a été bouleversé (mis à renvers) mis à l’épreuve !
Il a fallu l’engagement de la communauté rwandaise qui a surtout puisé dans la culture comme quelque proverbes rwandais le précisent bien : Un homme brave est celui qui ne s’avoue pas vaincu », Pour guérir sa plaie il faut la lécher » ; Bon artisan ne manque jamais d’outil …
©Eugene Rutembesa
Bibliographie
Piralian H (1994) ; Génocide et Transmission : sauver la mort, sortir du meurtre ; Éditions L’Harmattan, Paris.
Eaton J; Mc Cay L& al (2011); Scale up of services for mental health in low income and middle-income countries. The lancet, 378(9802), 1592-1603.
Fatima Moussa- Babaci (2020) ; Devenir des victimes et prise en charge des traumatismes ; L’Harmattan, Paris.
Munyandamutsa, N. (2001). Questions du sens et de repères dans le traumatisme psychique, réflexions