Fiche du document numéro 34406

Num
34406
Date
Samedi 22 juin 2024
Amj
Taille
37314
Titre
Vincent Duclert : « avant le génocide, la France était déjà au courant de l'organisation de massacres Tutsis »
Sous titre
Historien mandaté par l'État français pour diriger une commission sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994, Vincent Duclert a conclu à la responsabilité "lourde et accablante" de la France dans la tenue du génocide.
Nom cité
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Source
Geo
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Vous dénoncez un grave dysfonctionnement intervenu au sein de la présidence de la République française entre 1990 et 1994, alors que le Rwanda s’apprêtait à sombrer dans le génocide des Tutsis. Expliquez-nous.

Vincent Duclert : À partir de 1990, l’Élysée a imposé une centralisation excessive, et parfois illégale, de la prise de décisions sur le Rwanda, avec un groupe autour de François Mitterrand : son état-major particulier, le secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine, et les conseillers "Afrique" du président, son fils Jean-Christophe Mitterrand (1986-1992), puis Bruno Delaye (1992-1995).

J’ai constaté des illégalités en termes institutionnels et réglementaires. La présidence de la République n’est pas un commandement militaire opérationnel, pourtant François Mitterrand décidait seul, parfois par des ordres donnés à la voix, et la chaîne hiérarchique à l’Élysée fonctionnait en dehors de tout contrôle, allant jusqu’à donner des instructions directes aux militaires français sur le terrain.

Durant la deuxième cohabitation (mars 1993-mai 1995), tout se passait comme si l’Élysée court-circuitait le gouvernement d’Édouard Balladur… Surtout, la France étant signataire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, elle aurait dû agir différemment.

Concrètement, l’Élysée a-t-il soutenu le régime hutu extrémiste de Juvénal Habyarimana malgré les risques de génocide ?

Je pense qu’il s’agit d’un aveuglement volontaire, en raison d’un schéma erroné sur la "démocratie à la rwandaise" : le président Habyarimana, lui-même hutu, était vu comme forcément légitime parce que 85 % de la population était hutue. Cette incompréhension s’est doublée du rejet systématique de multiples alertes, provenant de diplomates et de militaires français en poste au Rwanda et en Ouganda.

La présidence française était au courant de l’organisation de massacres de Tutsis, entre 1990 et le début 1994, par le régime Habyarimana, et sur les risques d’une alliance avec ce pouvoir extrémiste. C’est la raison d’État qui l’a emporté, en s’opposant à la raison.

Après l’assassinat d’Habyarimana en avril 1994 dans un contexte de rébellion armée, la France a poursuivi son soutien au gouvernement intérimaire, devenu aussitôt génocidaire…

Lorsque les massacres débutent à Kigali, la France déclenche l’opération d’évacuation Amaryllis. Or l’une des premières personnes évacuées est la veuve d’Habyarimana, réputée être l’une des têtes les plus extrémistes du Hutu power. L’ambassade de France à Kigali a aussi favorisé la formation du nouveau gouvernement intérimaire, dont certains des membres sont reçus à Paris alors même que s’accumulent les preuves de sa responsabilité dans l’organisation du génocide.

En dépit de cette réalité, l’aveuglement se prolonge : la France continuera de considérer les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) comme l’ennemi. Certes, la complaisance pour les responsables du génocide s’estompe durant l’opération militaire Turquoise (22 juin–21 août 1994), mais ordre est donné aux officiers français de ne pas les arrêter… Enfin, en novembre 1994, lors de son dernier sommet France-Afrique, à Biarritz, François Mitterrand laisse entendre que les communautés hutue et tutsie pourraient être toutes deux responsables d’un génocide. Et il balaye toute responsabilité de la France.

Vous affirmez que l’opération Noroît – théoriquement une opération de protection des ressortissants français du Rwanda –, en octobre 1990, a servi à Paris à élaborer sa nouvelle doctrine de guerre contre-insurrectionnelle…

Je l’affirme sur la base de documents, en particulier du rapport du colonel Gilbert Canovas, en avril 1991, jamais rendu public et que j’ai retrouvé. Ce rapport relate l’assistance apportée par la France aux Forces armées rwandaises pour lutter contre "l’ennemi" : le FPR, mais aussi ses complices, c’est-à-dire des civils tutsis. C’est un schéma de guerre contre-insurrectionnelle qui rappelle la guerre d’Algérie, avec une terminologie similaire : "ratissage", "rebelles", "commandos de chasse"… Avec l’opération Noroît – que le Premier ministre d’alors, Michel Rocard, découvre dans la presse ! – le Rwanda devient le laboratoire d’une nouvelle doctrine de guerre contre-insurrectionnelle et d’un nouvel impérialisme français en Afrique : l’état-major particulier de Mitterrand estimait qu’il suffisait de déployer un petit contingent de forces spéciales pour tenir à bout de bras un régime ami.

Malgré d’innombrables critiques, le rôle de la France au Rwanda est longtemps resté tabou. Pourquoi ?

Essentiellement en raison du narratif imposé par François Mitterrand. Le communiqué de l’Élysée du 18 juin 1994, muet sur le génocide en cours, martelait l’idée que la France n’avait aucune responsabilité dans les événements au Rwanda. Ce narratif a perduré, en protégeant l’héritage politique de François Mitterrand. Cet héritage a eu de puissants défenseurs : ses proches, la majorité des socialistes, mais aussi une grande partie de la droite, du fait du rôle du gouvernement de cohabitation. Il y a eu une forme de solidarité autour du pouvoir régalien : on ne critique pas outre mesure l’action d’un chef de l’État. Enfin, l’armée a fait corps avec les politiques, parce qu’on lui a signifié que si l’on commençait à se plonger dans les archives, elle serait accusée. Or, avec la recherche, c’est le contraire qui s’est produit.

La France face au génocide des Tutsi, le grand scandale de la Ve République de Vincent Duclert, aux Editions Tallandier, 25,50 €.

Cet article est extrait du GEO Histoire n°75, Qui étaient vraiment les Vikings de mai-juin 2024.

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