Citation
Dr Raphael Nkaka
Professeur associé
Université du Rwanda
Depuis 1959, les Tutsi ont été persécutés d’abord sous l'administration belge du Ruanda-Urundi, ensuite sous les régimes politiques ayant la révolution rwandaise pour base idéologique. Cette révolution raciste contre les Tutsi était guidée par une interprétation raciale de la société rwandaise diffusée depuis la fin du 19e siècle. Durant les mois de février et de mars 1973, les Tutsi furent chassés de leurs lieux de travail et des établissements scolaires qu’ils fréquentaient. L’extension du mouvement sur tout le territoire national en l’espace d’une période bien délimitée peut amener à penser que cette chasse a été le produit d’une opération politiquement orientée. Pour comprendre ce phénomène, nous avons orienté notre réflexion sur le cas de l’université nationale du Rwanda suivant deux axes. Le choix de l’université s’explique par le fait qu’elle combine l’enseignement supérieur et une source importante d’emploi. Le premier va décrypter une option politique dans la réalisation de ce projet. Le deuxième va scruter un lien possible entre ce choix politique et le fonctionnement d’une logique raciale.
Brève trame des violences
A partir de la nuit du 14 au 15 février 1973, une onde de violence ayant pour cible les Tutsi scolarisés se répand sur le territoire national. Elle est lancée de manière coordonnée à partir du Groupe scolaire officiel, ancien « Groupe scolaire d’Astrida ». Le mouvement gagna ensuite l’Université nationale du Rwanda et l’Institut pédagogique national où la chasse commence le 15 février. Ce fut autour de l’école sociale et du Petit séminaire de Butare d’être attaqués par des bandes venues du Groupe Scolaire, le 26 février. L’attaque contre l’école sociale se solde par des mortes et des blessées tandis que les Tutsi du Petit séminaire voisin sont sauvés grâce à la vigilance du directeur, l’abbé Mathias Runyange, qui demande aux élèves visés de partir avant l’arrivée de ces bandes. A cette date, les élèves tutsi sont expulsés de l’école normale de Shyogwe dans la préfecture de Gitarama. Les bourreaux de Shyogwe attaquent le même jour les élèves de l’école des Frères Joséphites de Kabgayi, le Juvénat. Le mouvement déferle sur tout le pays. Au début du mois de mars, 65 écoles secondaires et 3 institutions d’enseignement supérieur, soit près de 2000 élèves, sont atteints par cette ruée de violences. Quant au renvoi des fonctionnaires, il commence par Kigali le 17 février 1973 et touche tous le service public et privé ; le vent gagne ensuite la ville de Butare, le 25 février, où 143 employés, y compris 86 de l’Université nationale, sont priés de « déguerpir » tout de suite. Le mouvement gagne, le lendemain, le centre de Kabgayi où des employés du garage et de l’imprimerie diocésains ainsi que ceux de l’hôpital sont priés de partir. Il ne s’arrête pas là, car les fonctionnaires de Ruhengeri et de Gisenyi sont touchés respectivement le 26 février et le 1er mars. A la fin du mois de mars, les employés tutsi avaient été chassés de toutes les préfectures du pays. La simultanéité des opérations d’expulsion sur tout le territoire national indique que la chasse des Tutsi résulte d’un projet politique .
L’expulsion des Tutsi de l’Université. Une affaire d’Etat.
Des témoignages recueillis auprès d’anciens étudiants de l’Université qui ont vécu le drame ainsi que le rapport important des événements établi par le recteur, le 28 février 1973, à ses supérieurs hiérarchiques laissent croire que l’ordre venait des plus hautes autorités de la République . De ces témoignages, nous avons retenu, pour cette présentation, celui de Mutambuka :
La soirée du 13 février 1973, j’étais à la bibliothèque en train de résoudre un problème de mathématiques financières quand j’ai vu Maréchal, mon copain de chambre, entrer et me dire : « Viens ici » ; je l’ai rejoint. Et puis, il m’a montré une longue liste d’étudiants où j’ai lu le message suivant : « les étudiants dont les noms suivent sont priés d’avoir quitté notre Université dans 12 heures ». Je crois que j’étais numéro 1 et Emile Rwamasirabo, numéro 10 . J’ai couru informer le Secrétaire Général qui était le Père Dion et mon aumônier, le Père Musy. Quelques jours avant, j’avais rencontré un militaire, un condisciple à moi avec qui j’avais passé sept ans à l’école secondaire. Il me dit que les militaires allaient nous encercler, qu’il fallait que nous courions, que si quelqu’un nous frappait, il fallait surtout se garder de riposter, puisque les militaires allaient porter secours aux enfants du pays, les Hutu.
Ces propos laissent croire que la chasse des Tutsi n’est pas spontanée. La préparation de cette liste suppose que les auteurs aient d’abord consulté les fiches d’inscription comprenant la mention « raciale » des étudiants, sinon il est presque inconcevable qu’une liste de 190 étudiants Tutsi soit dressée sans erreur de mention « raciale ». La présence des militaires sur les lieux pour protéger les Hutu considérés alors comme seuls enfants du pays indique que les services de sécurité sont au courant du projet. Cette présence constitue une garantie pour sa réussite.
Le rapport du recteur Nsanzimana confirme que des troubles à caractère « racial » se déroulent effectivement sur le campus universitaire au cours de la nuit du 15 au 16 février 1973, que 190 étudiants Tutsi sont chassés par leurs collègues Hutu, que ce conflit, d’une grande gravité couve depuis de longues années, sans autre précision. Il révèle en plus qu’entre le recteur et les étudiants hutu qui expulsent les étudiants tutsi existe une complicité réelle. C’est pourquoi, celui-ci est ovationné par une foule d’étudiants hutu, à l’occasion de son intervention au campus, alors qu’il est au-delà de minuit.
Un extrait de ce rapport le précise :
Sur ce, je sautai dans ma voiture et filai tout droit sur Ruhande. Arrivé à la hauteur de la Direction des Travaux (entrée de l’Université vers les homes des étudiants), je tombe sur un groupe d’étudiants qui m’accueillent au cri de « « Recteur, OYE » ». Toujours est-il que tous les étudiants savaient bien que je n’approuverais point des violences ou tous autres actes accomplis en violation de la Charte. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils avaient pris toutes les précautions pour que rien ne transparaisse avant le déclenchement des hostilités. D’ailleurs, surpris de me voir arriver en ce moment même, certains d’entre eux ne s’empêchaient pas de murmurer : « Mais quel imbécile a osé réveiller notre cher Recteur en plein milieu de la nuit ? Qui est allé l’avertir ? Nous l’aurons ce bavard.
Le récit du recteur montre qu’il existe une sorte de camaraderie entre lui et cette bande d’étudiants et que, par conséquent, il contrôle la situation dans le sens indiqué. Sinon, si les étudiants savaient bien que le recteur ne pouvait pas approuver leurs actes, ils ne lui auraient pas réservé un accueil aussi chaleureux. En plus de cela, ils lui auraient demandé pardon. Au contraire, il transparaît une sorte de complicité entre le recteur et les étudiants traduite par l’absence d’engagement de la part de sa part d’arrêter les violences. Une partie du corps enseignant lui en fait un reproche :
Certains professeurs reprochent au Recteur de n’avoir pas requis l’intervention immédiate de la police et, au besoin, celle de l’armée lors du déclenchement des hostilités; de s’être contenté d’adresser aux étudiants restés au campus une admonition au lieu de les traduire en Justice; de n’avoir pas requis une enquête judiciaire « en déposant plainte devant la Cour Suprême »; de n’avoir pas assuré la réintégration immédiate à l’Université Nationale du Rwanda des étudiants expulsés.
La réaction des professeurs est pertinente. Il est tout de même étonnant que le recteur échoue à protéger les Tutsi alors que certains directeurs d’écoles secondaires réussissent à le faire. Cet échec cache mal l’approbation par le recteur de l’action des étudiants révélée en termes d’échec de l’équilibre ethnique.
Sans aller chercher loin, le déséquilibre ethnique dans l’enseignement surtout secondaire et partant, dans l’enseignement supérieur, date de l’époque coloniale. Cette injustice a été dénoncée dans le Manifeste des Hutu de 1957. Pour la corriger, un principe fut émis: la proportionnalité. Mais les circonstances ont toujours contribué à en compliquer la mise en application pratique. N’en jetons la pierre à personne, car il s’agit d’un problème un peu plus complexe.
Les violences commises contre les Tutsi sont, selon lui, normales, vu l’échec de la politique scolaire. Ceci veut dire que les étudiants qui expulsent les Tutsi accomplissaient leurs devoirs et ne méritent pas d’être blâmés pour cela. L’équilibre ethnique devient un alibi brandi par Nsanzimana. Celui-ci ne parvint, du reste pas, à renouer avec la vérité en plaçant le début de l’enseignement supérieur au Rwanda pendant la période coloniale, alors qu’il est recteur d’une seule université créée en 1963, une année après le recouvrement de l’indépendance. Il reconnaît, en revanche, une origine extérieure à l’Université de ce mouvement :
Ajouter à ceci une autre série de causes, très difficiles à contrôler celles-ci, inhérentes au fait que les étudiants et, tout particulièrement ceux de l’enseignement supérieur, sont sujets à toutes sortes de sollicitations tant de l’intérieur du pays que de l’extérieur, pour servir je ne sais quels desseins
Cette affirmation suggère que le projet d’expulser les Tutsi n’est pas une invention des étudiants, mais une mise en pratique d’un projet monté à l’extérieur de l’Université. Ceci nous amène à privilégier une décision politique dans le déclenchement de ce drame.
S’agissant de l’expulsion des fonctionnaires tutsi de l’Université, un compte rendu du conseil universitaire du 1er mars 1973 envoyé par Nsanzimana au ministre de l’Éducation est clair sur les origines politiques de ce phénomène :
… dans la nuit du 25 février 1973, une liste de quatre vingt six (86) agents de l’Université et ses dépendances a été affichée par des inconnus à l’entrée du bâtiment central de l’Université Nationale du Rwanda et un peu partout en ville, les sommant de « déguerpir », c’est l’expression même des auteurs de cette liste. A cette nouvelle, presque les agents concernés n’ont pu regagner leur poste de service .
Le trait étonnant de cette déclaration se trouve dans l’incapacité du recteur d’identifier les auteurs de la liste. Il est inimaginable que des inconnus affichent sur les bâtiments de l’Université une liste d’employés de cette Université dressée selon le critère « racial » sans que les autorités universitaires en soient informées. Docteur en droit de l’Université Libre de Bruxelles, Nsanzimana est, avant d’être nommé recteur, ministre des affaires étrangères du gouvernement installé au lendemain des élections de septembre 1969. Il est ainsi regardé par le président Kayibanda comme un membre exemplaire du parti MDR-Parmehutu à l’inverse d’autres membres appartenant à une aile du parti marginalisée par Kayibanda à partir de 1968, sous prétexte qu’ils ont dévié de la voie normale . Il est ainsi techniquement compétent et politiquement correct vis-à-vis du parti au pouvoir. Il n’a donc aucune raison valable de dire qu’il est dans l’ignorance de ce qui se passe à l’Université. Il faut, en revanche, lire tout le rapport pour découvrir qu’il en sait plutôt l’essentiel :
Vous trouverez ci-joint la liste du personnel chassé de l’Université Nationale du Rwanda et de ses dépendances par le fameux « Comité du Salut » avec toutes sortes d’injonctions et de menaces à l’adresse du Directeur du Personnel de l’Université Nationale du Rwanda.
Le comité du Salut est alors chargé de superviser la perpétration des violences contre les Tutsi. Il est composé en général d’agents du service de renseignement, de fonctionnaires, d’agents de forces de l’ordre et d’étudiants répartis sur les dix préfectures que comptait le pays . En définitive, les révélations du militaire, les rapports du recteur Nsanzimana, la responsabilité du comité du Salut permettent d’affirmer qu’une décision politique est à l’origine des violences perpétrées contre les Tutsi de l’Université. Certains aspects du comportement du recteur l’attestent : la camaraderie affichée avec les insurgés lors de l’accueil chaleureux dont il est l’objet à l’entrée de l’Université, le refus de condamner qui que ce soit en évitant d’en jeter la pierre à des responsables, le refus aux Tutsi chassés de réintégrer l’Université, la justification de l’expulsion des Tutsi par la faillite du gouvernement dans le contrôle de l’accès à l’enseignement.
L’expulsion des Tutsi sous l’emprise d’une logique raciale
Nous avons discuté d’une logique raciale dans une autre intervention si bien qu’il est inopportun d’y revenir dans cette présentation . Le manifeste-programme no 4 du parti MDR-Parmehutu a servi de document de référence pour chasser les Tutsi. A l’Université, les révoltés n’y sont pas allés par quatre chemins pour affirmer qu’ils appliquent le manifeste-programme no 4. Le principe de base contenu dans ce manifeste est qu’il faut veiller à l’achèvement intégral de la révolution de 1959 . Comme le parti MDR-Parmehutu qui dirige le pays se présente comme ayant glorieusement conduit cette révolution, il convient de vérifier si cette chasse est menée à la lumière de l’idéologie de cette révolution.
La révolution peut signifier, au Rwanda, le processus par lequel le parti Parmehutu, avec le concours des partis Aprosoma et Rader, sous la supervision de l’administration belge du Ruanda-Urundi , a conquis le pouvoir d’Etat en exploitant une logique raciale. Les phases importantes de ce processus furent la création des partis politiques en 1959, les violences de novembre de la même année, l’intervention de colonel Logiest, la rupture entre le mwami Kigeri V Ndahindurwa et le Front commun en avril 1960, la création du MDR-Parmehutu, les élections communales et l’installation des autorités provisoires en 1960, la proclamation de la République en janvier 1961 et les élections du 25septembre 1961 . C’est l’exploitation de cette logique qui a alimenté la dimension idéologique de cette révolution.
Selon cette dimension, la révolution de 1959 signifie le temps fort qui a libéré les Hutu du « joug multiséculaire » imposé par les Tutsi. Les élections du 25 septembre 1961 signifient particulièrement, selon cette idéologie, la victoire des Hutu sur les Tutsi alors qu’une compétition n’a jamais été engagée entre Hutu et Tutsi. Le questionnement concernant le Mwami était ainsi libellé : « 1. Désirerez-vous conserver l’institution Mwami au Ruanda ? » « 2.Dans l’affirmative, désirez-vous que Kigeri V reste Mwami du Ruanda ? » . Le dépouillement des voix débouche sur le résultat que l’institution Mwami est rejetée à 80% de voix. Cependant, rien n’indique, jusqu'à présent, qu’elle a été rejetée par les Hutu, car l’identité des électeurs n’est pas en jeu et la proclamation des résultats n’en a pas tenu compte et par conséquent la « race » n’a pas constitué une catégorie significative dans le vote. Par une tournure idéologique, les résultats du référendum de 1961 baptisée Kamarampaka est interprétée comme étant une victoire des Hutu sur les Tutsi par l’élite du MDR-Parmehutu alors que la réalité est plutôt la défaite du régime monarchique dont la royauté est symbolisée par le tambour Karinga conservé par la dynastie nyiginya et non par les Tutsi.
La propagande raciste du MDR-Parmehutu a fini par convaincre les gens, toutes catégories confondues, que la défaite de la monarchie équivaut indiscutablement à la victoire à jamais mémorable des Hutu sur les Tutsi . Nous assistons alors à la « double équation antagoniste » évoquée par Chrétien pour qualifier cette nouvelle donne: Hutu = démocrates= peuple= bantous = république ; Tutsi= race hamitique = féodaux = monarchistes .
Durant la nuit du 15 au 16 février, les bandes de malfaiteurs reprennent cet aspect idéologique comme instrument mobilisateur :
Abahutu twaratsinze, nta Tutsi uzagaruka muri Université yacu. Bazajyana na baliya bazungu baje kubatabara. Nabo ariko ejo tuzabumvisha etc. [Nous les hutu, nous avons gagné, aucun tutsi ne reviendra à notre Université. Ils partiront avec ces blancs qui sont venus à leurs secours. Mais ces derniers, eux aussi, nous nous occuperons d’eux demain.
Ces déclarations sont proférées devant des étudiants Tutsi en train de monter dans des véhicules de secours appartenant à des tiers. Elles rappellent le cliche raciste que les Hutu ont gagné et que les Tutsi ne doivent pas poser le pied dans une Université censée appartenir exclusivement aux Hutu, alors qu’elle est nationale.
« Ils [Tutsi] nous méprisent… Non, ce ne sont pas nos camarades, vous ne les connaissez pas vous, ils sont très méchants. Ils vivent des contributions de nos parents, ils continuent à nous insulter, à trahir le pays, à s’exiler au Burundi après l’obtention de leurs diplômes. Non, c’est insupportable. ….. D’ailleurs vous autres autorités, vous n’oseriez pas faire ce que nous faisons. Vous allez voir, nous allons régler la situation. Plus aucun tutsi ne sera admis à étudier ici. Il doit en être de même d’ailleurs du personnel tutsi et des professeurs qui les favorisent. Tout ce qui est tutsi nous n’en voulons plus ; nous en avons marre ».
La réaffirmation du comportement des Tutsi méprisant les Hutu et vivant du travail de ces derniers est un cliché racial dont on peut retrouver le fil conducteur depuis la fin du 19e siècle jusqu’ à 1972. Que les Tutsi vivent du travail des Hutu rappelle une description de Pagès,en 1933 :
« les Hutu dépendent des Tutsi puisque leur force musculaire est supérieure à celle de leurs maîtres »
Il est logiquement inconcevable que tous les Tutsi puissent mépriser éternellement tous les Hutu. La logique raciale tient de ce que les Hutu et les Tutsi sont considérés comme éternellement immuables. La supériorité de la force musculaire des Hutu est une création idéologique, car personne n’a pu démontrer qu’elle est supérieure à celle des Tutsi, car une telle démonstration est à la fois impossible et inutile. Elle sert à justifier un comportement ou une action politique.
Réactions des Etudiants rwandais hutu en Belgique
Des étudiants qui s’identifiaient comme étant « Les Etudiants Rwandais Hutu en Belgique » rédigent une motion sur le problème socio-ethnique au Rwanda, le 10 mars 1973 .Ceux-ci interprètent les événements comme étant le résultat d’une révolte d’étudiants et employés Hutu contre le renforcement sans cesse croissant de la prépondérance de la minorité socio-ethnique dans l’enseignement et dans tous les rouages sociaux, économiques et administratifs du pays. Ils jurent qu’en aucune façon et sous aucun prétexte, l’ethnie Hutu majoritaire ne peut être désavantagée par rapport à la minorité Tutsi, qualifiée d’oppresseur séculaire. Ils reprochent, ensuite, à l’Église catholique et aux colonisations allemande et belge d’avoir maintenu la domination des Tutsi sur les Hutu. Ils se réfèrent au journal la Cité du 2 mars 1973 pour attirer l’attention sur cette prépondérance dans l’enseignement :
…… il y a 65% des Tutsi parmi les étudiants de l’Université nationale et de 50 à 70 % dans beaucoup d’écoles secondaires .
Cette prépondérance des Tutsi dans l’enseignement est un trompe-l’œil. Le ministère de l’enseignement primaire et secondaire indique, en 1986, que durant l’année scolaire 1972-73, au niveau de l’enseignement général, les élèves Hutu étaient évalués à 87,8% contre 11,4 % des Tutsi. Ces chiffres authentiques remettent en question les chiffres de la Cité.
Que ces statistiques soient vraies ou fausses, un fait dit paradoxal met mal à l’aise les « Etudiants Rwandais Hutu en Belgique » :
Quand on a signé le Manifeste des Hutu en 1957 et qu’après avoir eu le pouvoir politique en mains pendant 12 ans, la situation révèle un accroissement de la prédominance Tutsi dans l’enseignement, on devrait avoir soit sincèrement soit par hypocrisie une petite mauvaise conscience au cœur .
Ce passage souligne une emprise de logique raciale sur le raisonnement des Hutu vivant en Belgique, puisque tous les actes politiques sont jugés par eux exclusivement suivant une ligne de clivage « racial » Hutu-Tutsi. C’est comme si tous les Hutu avaient signé le Manifeste et que ceux-ci avaient le pouvoir politique en mains, y compris au lendemain de la mise à l’écart politique des personnalités influentes du parti, en 1968. Cette motion est accueillie avec des marques de joie à l’Université. Au nom de l’association des étudiants, Ferdinand Nahimana, alors étudiant adresse une note de remerciement aux signataires de la motion. Il qualifie celle-ci de « témoignage du patriotisme incontesté ».
En revanche, des étudiants de Dar es Salaam font connaître à leurs collègues du Rwanda, par une lettre datée du 8 mars 1973, leur désapprobation par rapport aux expulsions d’étudiants. Ils leur demandent de dépasser les querelles tribales pour construire leur nation . Au nom des étudiants de Butare, Léon Mugesera réagit par une lettre-réponse où il reproche aux Tanzaniens le manque de sens critique puisqu’ils ne font que répéter les informations diffusées par Radio Burundi, alors rivale de Radio Rwanda. Léon Mugesera exige d’eux de voir dans les événements qui se produisent au Rwanda, un problème socio-ethnique et non l’extermination d’une race et de considérer que la population rwandaise est composée de 90% des Hutu, de 9% de Tutsi et de 1% de Twa et que par conséquent, ces proportions doivent être respectées dans l’admission au secondaire et à l’Université. Léon Mugesera, peut être sans s’en rendre compte, donne raison aux étudiants tanzaniens. Il est intéressant de constater que Ferdinand Nahimana et Léon Mugesera maintiennent la même logique au cours de la période 1990-1994.
Réaction de Kayibanda, président de la république
Répondant à une lettre du 21 février 1973 du chanoine Ernotte, directeur du Collège du Christ-roi à Nyanza, qualifiant ces expulsions de ‘ génocide intellectuel’, le président de la république Kayibanda affirme que les Tutsi sont à la base du mouvement subversif . Ces derniers sont ainsi désignés par le président de la république comme étant victimes de leurs propres actes. Il faudra attendre encore un mois pour que Kayibanda passe un message de pacification à travers Radio Rwanda, le 22 mars 1973, dans lequel il reconnaît le retard mis pour le lancer :
Déclaration verbale, nous ne l’avons pas jugée utile, d’autant que plusieurs personnes n’étaient pas à leurs radios vues les circonstances ».
Ce message n’a pas fait cesser les expulsions des Tutsi, puisque ceux-ci étaient déjà expulsés sans qu’ils puissent réintégrer leurs écoles. Il a, par contre, assuré une accalmie et donné l’espoir de vivre à tous les Tutsi qui sentaient leur fin totale sur les collines. Il convient de noter que des périodes durant lesquelles les Tutsi n’étaient pas officiellement attaqués étaient considérées comme une période de sauvetage et certains d’entre eux louaient le dirigeant qu’ils croyaient responsable de cette action humaine et normale.
Conclusion
Notre intervention s’est engagée à rendre compte du processus engagé pour chasser les Tutsi de l'Université Nationale du Rwanda en 1973, 10 ans à peine après sa naissance. Nous avons examiné si cette chasse peut se situer dans le cadre idéologique de la révolution de 1959.
Cette chasse se justifia par le contenu du Manifeste-Programme no4 du parti MDR-Parmehutu qui dirigeait le pays depuis 1962. Dans ce manifeste, il est question de “veiller à l’achèvement intégral de la révolution de 1959. L’expulsion des Tutsi se justifie par ailleurs par des interprétations raciales de la société rwandaise comme celle qui prétend que les Tutsi méprisent les Hutu, qu’ils sont très méchants ou qu’ils vivent des contributions de leurs parents. Ces justifications sont soutenues par des étudiants rwandais en Belgique qui se qualifient comme étant prioritairement Hutu alors qu’elles sont décriés par des étudiants de Dar-es-Salaam.
Le message de pacification du Président Kayibanda le 22 Mars 1973 montre qu’il est le véritable chef, capable de déclencher les violences contre les Tutsi et de les suspendre à sa volonté. Son message n’a pas débouché sur l’intégration des Tutsi chassés des écoles et de l’emploi, mais a permis à l’ensemble des Tutsi sur les collines rwandaises de penser qu’ils pouvaient encore vivre quelques jours. Leur survie dépendait de lui.
Résumé
Notre intervention s’est engagée à rendre compte du processus engagé pour chasser les Tutsi de l'Université Nationale du Rwanda en 1973. Cette chasse se situe dans le cadre idéologique de la révolution de 1959. Elle se justifie par le contenu du Manifeste-Programme no4 du MDR-Parmehutu. Elle se justifie par des interprétations raciales de la société comme celle qui prétend que les Tutsi méprisent les Hutu, qu’ils sont méchants ou qu’ils vivent des contributions de leurs parents.
Summary
Our intervention is committed to reporting on the process initiated to drive the Tutsi out of the National University of Rwanda in 1973. This hunt is achieved through the ideological framework of the 1959 revolution. It is justified by the content of the Manifesto-Program no 4 of MRD-Parmehutu. It is also justified by racial interpretations of the rwandan society such as the Tutsi look down on Hutu, the Tutsi are mean or the Tutsi live off the contributions of Hutu parents.
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©Raphael Nkaka
[Notes :]
Antoine Mugesera, Imibereho y’Abatutsi kuri Repuburika ya mbere n’iya kabiri (1959-1990) Kigali, Editions rwandaises, 2004. p. 264.
Sylvestre Nsanzimana., « Rapport sur les événements qui se sont produits à l’UNR à partir de la nuit du 15 au 16 février 1973, Dialogue, no 183, Décembre 2007, p. 64-79.
Ce témoignage a été livré au moment où Dr Emile Rwamasirabo était recteur de l’université. Il constituait alors une bonne référence.
Paul Rutayisire & Ernest Mutwarasibo, Athanasie Gahondogo, (dir.), Le génocide à l’Université Nationale du Rwanda. Repérages du rôle de l’élite intellectuelle (1963-1994), Université Nationale du Rwanda, Centre de Résolution des Conflits, 2012, p. 26.
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Antoine Mugesera, op.cit. p. 263
Raphael Nkaka, « Un passé colonial. Un cadre régional. Le roi du Rwanda Mutara III Rudahigwa face à la racialisation de la société rwandaise » in Actes du collloque international sur « Savoir, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi. La recherche en Acte », 1ere session au Rwanda, Huye, 11-19 septembre 2022.
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