Fiche du document numéro 34387

Num
34387
Date
Dimanche 27 juillet 2014
Amj
Taille
35664
Titre
Rwanda, cette histoire qu’on ne veut pas voir
Nom cité
Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
par un collectif de chercheurs

En juillet 1994, le génocide des Tutsis (accompagné du massacre des Hutus hostiles à ce projet d’extermination) était accompli. A l’occasion de son 20e anniversaire, le gouvernement de notre pays a été absent des cérémonies de Kigali, qui incarnaient l’hommage international dû au million de victimes et la solidarité avec les rescapés. En France même, la reconnaissance solennelle de ce génocide n’a, en fait, pas eu lieu. On a plutôt assisté à une nouvelle vague de dénis quasi officiels.

Certes, les phrases virulentes d’une interview de Paul Kagame, publiée le 6 avril 2014 dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, ont pu être ressenties comme une provocation, qui ne facilitait pas une ouverture à Paris. Mais des positions particulièrement négatives ont aussi été diffusées chez nous, avant même cette interview et en des lieux emblématiques : un colloque tenu au Sénat, le 1er avril, avec des «acteurs» supposés pouvoir réviser la «vérité» de 1994 ; un texte diffusé, début avril, par l’Institut François-Mitterrand livrant une relecture du rapport de la mission parlementaire de 1998, afin d’exonérer la France «d’accusations infondées». Enfin, dès le lendemain de l’interview du président rwandais, des acteurs importants de la politique française en 1994 et plusieurs de nos dirigeants actuels sont montés au créneau sans nuances. Selon eux, il n’y a pas d’affaire rwandaise.

Or, même si on se refuse, a priori, à penser que des autorités de notre pays aient pu consciemment soutenir un projet de génocide, la moindre des exigences est de comprendre les motifs de l’aveuglement qui les a amenées de fait à appuyer matériellement et moralement les responsables d’une politique menant à un génocide. La mission parlementaire de 1998 avait effectué un premier pas, limité, mais réel. Elle avait fait le constat d’une «coopération militaire trop engagée», d’une «sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais» et avait déploré que, durant le génocide, l’objectif ait été «un cessez-le-feu à tout prix». Depuis dix ans, même ces conclusions prudentes ont été occultées par une véritable entreprise de dissimulation des faits, qui reposait à la fois sur une polarisation autour de l’attentat du 6 avril (comme si ce dernier était la cause d’un génocide) et sur un équilibrisme entre l’ancien et le nouveau régime de Kigali, en faisant l’impasse sur le génocide qui avait précisément conduit à ce changement.

Si l’on veut fonder l’avenir des relations de notre pays avec le Rwanda sur des bases normales, y compris dans les désaccords éventuels, on doit rompre avec la langue de bois qui consiste à répéter une fable simpliste selon laquelle la France aurait été confrontée à une barbarie atavique entre deux «ethnies». Il est temps, ici comme dans les autres crises africaines, de mettre au cœur du débat des interrogations politiques sérieuses.

Pourquoi les autorités françaises ont-elles soutenu inlassablement le pouvoir du président Habyarimana, y compris dans ses logiques les plus extrémistes, en invitant, en 1992-1993, l’opposition intérieure hutue à adhérer à la mathématique de la «majorité ethnique» sans tenir compte de ses revendications ? N’a-t-on pas vu que ce pouvoir, tout en acceptant du bout des lèvres une démocratisation, soutenait de plus belle la logique du «Hutu Power» ? Pourquoi, face aux pogromes de Tutsis, qui, de 1991 à 1993, furent autant de répétitions de la logique génocidaire, et malgré des mises en garde de représentants de la France à Kigali et d’organisations internationales des droits de l’homme, les réactions de Paris furent-elles aussi discrètes ? Pourquoi avoir négligé, à ce point, la propagande raciste qui s’affichait dans des organes de presse et sur une radio proche du pouvoir ? Pourquoi, trois semaines après le début des tueries organisées contre les Tutsis et contre les opposants hutus, l’Elysée et le Quai d’Orsay ont-ils reçu de hauts représentants du gouvernement extrémiste autoproclamé le 8 avril ? Pourquoi éluder les questions récurrentes relatives aux appuis matériels accordés à ce gouvernement jusqu’à son départ au Congo ? Peut-on indéfiniment considérer comme un détail la non-assistance dont ont été victimes les rescapés tutsis encore en vie dans la région de Bisesero en juin 1994 ? Pourquoi -- enfin -- tant de Rwandais suspects d’avoir participé au génocide ont-ils aussi facilement été accueillis dans notre pays ?

En fait, les éléments de langage censés répondre à ces questions font tristement écho aux thèmes de la propagande qui s’était employée à légitimer le génocide : le cliché d’un conflit «interethnique», dans lequel on se serait «interposé» ; une «colère spontanée du peuple» après l’attentat contre Habyarimana ; l’option du génocide présentée comme une tactique conjoncturelle au titre d’une «autodéfense» rationnelle contre le Front patriotique rwandais, en oubliant les années de propagande raciste ; l’attribution aux «fourbes» tutsis de la responsabilité de leur propre génocide (tout comme le rôle d’une «internationale juive» fut naguère avancé pour rendre compte de l’extermination des Juifs d’Europe).

Tout se passe comme si, en haut lieu, certains s’acharnaient à cautionner et à prolonger les erreurs politiques et militaires de 1994, en relativisant la nature du génocide. Une telle autodéfense sonne comme un aveu, car, cette fois, elle participe en toute conscience au déni scandaleux d’une réalité désormais connue. Cette position reflète aussi le mépris de responsables politiques de notre pays à l’égard des sciences sociales en général et à celles consacrées à l’Afrique en particulier. Aux acquis d’un demi-siècle de recherches sur ce continent, on continue trop souvent de préférer les prétendues «révélations» orchestrées par quelques polémistes improvisés en connaisseurs du Rwanda qui font ressurgir les vieilles lunes de la raciologie coloniale.

Dans ce contexte la demande «d’ouverture des archives», avancée ces derniers temps, pourrait aussi relever d’une fausse naïveté. Ne dispose-t-on pas déjà d’éléments assez graves avec ce qu’ont livré vingt ans de travaux fondés sur des témoignages et des sources de plus en plus largement accessibles, sans oublier les acquis des procédures judiciaires internationales ou nationales ! Va-t-on reprendre, en France, le slogan du gouvernement turc, prétendant attendre encore, après un siècle, l’avis des historiens pour reconnaître le génocide des Arméniens ? La reconnaissance officielle du génocide des Tutsis du Rwanda peut d’ores et déjà s’appuyer sur une immense documentation et sur des travaux scientifiques incontestables.

La question rwandaise n’est pas réservée aux spécialistes de la région des Grands Lacs. Ayant travaillé sur les grandes crises du monde contemporain, nous tenons à en souligner la gravité. Elle vient rappeler que la France a mis cinquante ans pour reconnaître la responsabilité du régime de Vichy dans la perpétration de la Shoah en France. Elle fait écho aux ambiguïtés de la gestion de la crise bosniaque mais aussi aux hésitations persistantes dans la réflexion sur le génocide des Arméniens ou aux piétinements à propos de la guerre d’Algérie.

L’honneur de notre pays est en jeu, non de la manière affichée par les propagandistes du déni, mais en fonction de valeurs où rigueur scientifique et éthique de la vie publique se rejoignent. La compassion pour les victimes doit se prolonger dans un travail de vérité sur la logique qui a produit ces tueries de masse. La justice mène, enfin, une action contre les génocidaires présumés présents sur notre sol. Mais quand tant de propos tenus sur le Rwanda font écho à des thèses de l’extrême droite, on mesure combien cette affaire est aussi devenue un enjeu citoyen. Les réponses claires qu’appellent nos questions exprimeraient l’hommage dû aux victimes, mais aussi le respect des valeurs démocratiques dans notre pays.

Par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Richard BANEGAS, Annette BECKER, Pierre BOILLEY, Raphaëlle BRANCHE, Michel CAHEN, Elisabeth CLAVERIE, Jean-Pierre CHRETIEN, Vincent DUCLERT, Hélène DUMAS, Raymond KEVORKIAN, Claire MOURADIAN, Véronique NAHOUM-GRAPPE, Denis PESCHANSKI, Henry ROUSSO et Nicolas WERTH

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