Citation
L'ouvrage de Pierre Péan se présente sans ambages comme une somme
conduisant à une révision du discours habituel sur le génocide des
Tutsis au Rwanda. Revisiter un domaine de recherche est un travail
familier aux historiens. Il suppose une discussion sérieuse des écrits
antérieurs, complétée par une argumentation fondée sur des documents
nouveaux ou des approches nouvelles. Ce n'est pas la "méthode" choisie
dans ce pesant pamphlet.
La sélection et l'utilisation des sources sont stupéfiantes. Leur
choix est pratiquement unilatéral : acteurs
politico-militaro-policiers rwandais ou français impliqués dans la
politique de Kigali entre 1990 et 1994 ; quelques auteurs fascinés par
les a priori ethniques ou raciaux dans le traitement des sociétés
africaines ; pamphlets des amis... Des centaines de publications sont
jetées aux orties.
Le rapport fondamental rédigé par l'historienne Alison Des Forges
(Aucun témoin ne doit survivre) est ignoré, peut-être parce qu'elle a
le tort d'être américaine.
Les références sont souvent incomplètes ou inexactes (des textes non
datés), on fait dire à des auteurs ce qu'ils ne disent pas exactement,
pour mieux "prouver". Des archives fermées au public (celles de la
présidence de la République pour les années 1990) sont brandies et non
scientifiquement exploitées dans le cadre d'un débat contradictoire.
L'histoire du Rwanda se réduit à l'étalage des clichés raciaux les
plus obsolètes de l'"africanisme" colonial et de l'idéologie
"hamitique" (vieille doctrine, produit de l'africanisme du XIXe
siècle, qui tend à opposer des "vrais" Africains aux populations
mêlées venues du Proche-Orient ou de la région du Nil) : au lieu des
travaux fondamentaux publiés durant les dernières décennies, le
lecteur a droit à un mémoire présenté au Tribunal pénal international
pour le Rwanda pour la défense d'un bourgmestre génocidaire par un
Rwandais décrété "historien" et à un opuscule publié en 1940 par un
administrateur colonial belge qui expliquait que "les grands Tutsis
n'étaient pas des vrais nègres".
La complexité de cette tragédie appelle des réponses complexes, elle
relève ici du schéma simpliste d'une histoire complot. La sensation
prime sur la réflexion, et elle est des plus douteuses. Les auteurs,
chercheurs, journalistes, équipes scientifiques et associations
humanitaires qui ont contribué à identifier, analyser et dénoncer le
génocide de 1994 sont disqualifiés à moindres frais, à coups
d'attaques personnelles, dérisoires et sordides, d'insultes et de
"citations" partiales tirées de leur contexte.
Effets de manches et sabre d'abattis. Jadis les "chers professeurs"
étaient vitupérés par des politiciens que tout le monde a oubliés,
aujourd'hui ils sont des "idiots utiles" et des "agents du Front
patriotique rwandais (FPR)" : nouvelle variante de "l'anti-France" !
Un autre aspect est stupéfiant, quand on connaît la propagande
rwandaise, qui, entre 1990 et 1994, a préparé et accompagné le
génocide, telle qu'elle ressort de collections exhaustives de journaux
et d'enregistrements dont l'existence accablante suscite, on le
comprend, la colère de certains.
Les propos de cet auteur sont comme en écho avec ce discours de la
haine : réduction ethno-raciale du débat politique ; bréviaire raciste
sur le don congénital des Tutsis dans le mensonge et sur leur
instrumentalisation des femmes ; dénonciation des démocrates hutus qui
s'étaient engagés courageusement contre la dictature et le carcan
ethniste comme autant de vendus ; fantasme d'un complot régional
hima-tutsi, ressassé depuis quarante ans par des cercles extrémistes
et digne du montage des Protocoles des sages de Sion ; culture de
violence et de mensonge où le génocide était à la fois justifié et
nié.
Comme disaient l'organe raciste Kangura ou la Radio des Mille
Collines, ces Tutsis se suicident... Dans sa furie contre les "agents
du FPR", l'auteur n'hésite pas à se fier aux dires d'un ancien
fondateur du parti extrémiste Coalition pour la défense de la
République, aujourd'hui en France et qui à l'époque s'était exprimé
dans ces médias.
Le débat est normal sur les conditions et les causes, lointaines ou
proches, du génocide, sur la sociologie des tueurs, sur les zones
d'ombre du contexte politico-militaire, au Rwanda comme à
l'extérieur.
Des enquêtes transparentes et publiques sont nécessaires, y compris,
évidemment, sur l'attentat du 6 avril 1994 (contre l'avion du
président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais
Cyprien Ntaryamira) et sur les hypothèses et les "révélations" qui
sont périodiquement distillées ou annoncées. L'ambiance de guerre
secrète qui entoure ces questions graves est intolérable.
La défense de la France en Afrique est vraiment mal partie si elle
doit s'appuyer sur le livre de M. Péan, qui, par ailleurs, semble
étrangement dédaigner les apports (limités, mais réels) de la Mission
parlementaire d'information de 1998.
En guise de "révision", on découvre donc une étonnante passion
révisionniste, qui participe au flot actuel de manifestations
débridées de mépris à l'égard du passé et du présent des
Africains. L'auteur mesure-t-il à quel point il meurtrit les rescapés
du génocide et leurs proches, déjà tenaillés par la culpabilité
d'avoir survécu ?
Mais se préoccupe-t-il du sort des Rwandais, Hutus comme Tutsis, et de
leur avenir ? Venu s'ajouter à la vague des "experts" improvisés sur
ce terrain, connaît-il ce peuple par-delà le théâtre d'ombres qu'il
met en scène ?
Si l'on veut aider le Rwanda à sortir de l'ambiance obsidionale et
policière que chacun observe, si l'on veut aider ses élites, à
l'intérieur comme à l'extérieur, à se défaire de leurs obsessions
manichéennes, ne faut-il pas d'abord isoler le virus raciste qui piège
ce pays depuis des décennies ! Les concepteurs du génocide ont cherché
à en faire triompher la logique en mobilisant massivement les uns dans
un "travail" d'extermination des autres. Faut-il, en Europe, leur
donner raison ? Et dans quels buts obscurs ?
Le génocide des Arméniens ne se négocie pas avec les intégristes
turcs. Celui des Tutsis au Rwanda ne se négocie pas avec des
nostalgiques ou des attardés du "Hutu power", qu'ils soient noirs ou
blancs... Ce livre de Pierre Péan cherche un effet de scandale, il
finit par être accablant pour ceux qu'il prétend défendre.
Jean-Pierre Chrétien est spécialiste de l'histoire de l'Afrique au
CNRS, où il est directeur de recherches. Il est l'auteur de L'Afrique
des Grands Lacs. Deux mille ans d'histoire (Flammarion, 2003).