C’est le tabou ultime : une jeune femme enceinte, déjà mère d’une petite fille, et qui pourtant aurait incité aux massacres, et plus précisément à violer puis à tuer d’autres femmes. La récente condamnation de Béatrice Munyenyezi à la perpétuité, pour son rôle pendant le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, rappelle que les femmes, même mères, même enceintes, n’ont parfois pas hésité à participer à cette solution finale africaine qui fera un million de morts en trois mois. Historienne et spécialiste des femmes génocidaires du Rwanda, la doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Juliette Bour explique ce paradoxe : des femmes, mères, et même souvent féministes, ont basculé du côté des tueurs en 1994.
Quelle est la spécificité du rôle des femmes qui se sont compromises pendant le génocide ?
La plupart des femmes jugées et condamnées pour leur rôle pendant le génocide au Rwanda l’ont été pour avoir participé à des pillages, des vols. Mais celles qui faisaient partie de l’élite – autorités politiques, ministres, députées, conseillères locales – ne se distinguent pas des hommes, en réalité. Comme eux, elles sensibilisent la population, organisent les massacres en donnant des ordres aux miliciens. Souvent, leur foyer devient le lieu des réunions de préparation des massacres, même avant le génocide. On y rassemble les miliciens, on y stocke des armes. Pendant le génocide, certains miliciens s’y sentent comme dans une nouvelle famille : c’est là que la bière coule à flots, qu’on peut violer des femmes tutsies. Leur connaissance du terrain les rend même parfois plus efficaces que les hommes.
De quelle façon ?
Ce sont très souvent des femmes qui ont eu une carrière sociale, des infirmières, des institutrices. Elles sont bien intégrées, elles connaissent la population. Au moment du génocide, elles savent où habitent les victimes. Elles connaissent leurs familles. Elles sauront souvent comment retrouver ceux qui se cachent.
Combien de femmes ont été jugées et condamnées pour génocide ?
Cent mille ont été condamnées par les gacaca, ces tribunaux populaires mis en place pour répondre à la surpopulation des prisons. Dans 90 % des cas, ces condamnations concernaient les pillages, des dénonciations et des attaques liées aux biens. 2 % concernent la première catégorie de génocidaires : celles qui donnaient les ordres. Quant au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il n’a jugé qu’une seule femme, Pauline Nyiramasuhuko, la première dans l’histoire à être condamnée pour crimes contre l’humanité par la justice internationale. Béatrice Munyenyezi, condamnée le 12 avril, était sa belle-fille, la femme de son fils.
Pauline Nyiramasuhuko va jouer un rôle crucial dans l’organisation des massacres à Butare, sa préfecture d’origine. En quoi son parcours avant le génocide est-il révélateur ?
Le Rwanda dans lequel a grandi Pauline Nyiramasuhuko, qui est née en 1946, est une société très patriarcale, au sein de laquelle les femmes sont considérées comme inférieures, sont moins éduquées que les hommes. Mais au début des années 80, la promotion féminine est encouragée partout en Afrique par les organisations internationales. Et même si le régime du président Juvénal Habyarimana est très conservateur, il va faire des compromis pour répondre à ces exigences. Une poignée de femmes, parmi lesquelles Pauline, vont être les gagnantes de ces promotions, faire figure de vitrine de la modernisation du pays. Même si dans l’ensemble les femmes rwandaises restent dominées, Pauline appartient à cette première génération de jeunes filles éduquées, une élite féminine en gestation. Elle va grandir avec la conscience d’appartenir aux pionnières, des jeunes filles exceptionnelles. Elles maîtrisent toutes très bien le français alors qu’à cette époque, avant l’indépendance, seules 1,5 % des filles le parlent.
Ces jeunes filles vont aussi défendre très vite des idées féministes ?
L’émancipation des femmes de la génération de Pauline Nyiramasuhuko va d’abord se faire via des associations, avec de vrais engagements féministes. Elle même va ainsi organiser des formations pour les femmes sur les collines rurales, promouvoir leur alphabétisation, les encourager à prendre la parole, ce qui était alors mal vu. Elle sera très engagée dans la lutte contre le sida, pour la contraception. Mais très vite ces associations, un peu trop indépendantes, vont susciter la méfiance du régime qui va les intégrer à l’Etat, et même au sein du parti au pouvoir dès 1987. Dès lors, elles passent sous le contrôle d’Agathe Kanziga, la femme du président
[qui sera en 1994 soupçonnée d’être l’une des instigatrices du génocide, avant de se réfugier en France où elle vit encore aujourd’hui, ndlr]. Et c’est Agathe qui va choisir toutes les femmes qui montent. En les recrutant notamment parmi les anciennes élèves de l’école secondaire de Karubanda, où elle avait rencontré son amie Pauline Nyiramasuhuko. Pour vraiment percer sur la scène politique, cette dernière devra cependant attendre que l’université du Rwanda s’ouvre aux femmes, en 1968. Elle a plus de 40 ans quand elle reprend ses études. Son diplôme universitaire lui sera indispensable pour devenir ministre.
A quel moment cette pionnière de l’élite féminine et même féministe du pays sombre-t-elle dans la haine anti-tutsis, qui la conduira à orchestrer des massacres pendant le génocide ?
Avant le génocide, on ne retrouve pas la trace d’une idéologie de la haine en ce qui la concerne. Mais Pauline a grandi dans ce moment charnière, entre la fin de la colonisation, quand les Hutus étaient encore considérés comme inférieurs aux Tutsis. Et l’indépendance en 1962, quand les Belges décident de changer d’alliance et de transférer le pouvoir non pas à l’élite tutsie, jusqu’alors favorisée, mais aux Hutus. Ce sera «la révolution sociale» de 1959. Elle sera célébrée chaque année dans les écoles comme une victoire des «vrais Rwandais». Les jeunes filles comme elle seront considérées comme le nouveau modèle des femmes hutues, qui prennent leur revanche sur les Tutsis. Elle va se construire dans cet environnement idéologique. En prenant en compte ce parcours, dans un moment d’histoire particulier, on pouvait comme Pauline, devenir à la fois féministe et génocidaire.
Vous avez eu l’occasion de la rencontrer dans sa prison à la périphérie de Dakar…
Je l’ai vue à six reprises en février 2023, dans la prison de Sébikotane, proche de Dakar au Sénégal, où elle est incarcérée avec son fils Shalom, le mari de Béatrice, condamné en même temps qu’elle. Ils sont détenus dans un quartier à part, avec d’autres hauts responsables du gouvernement génocidaire de l’époque, eux aussi jugés et condamnés : le Premier ministre Jean Kambanda, le préfet de Kigali, le chef du parti présidentiel de l’époque… Comme Pauline Nyiramasuhuko est la seule femme, elle a son petit quartier à elle, à côté de celui des hommes. Il y a une cour avec un potager, une bibliothèque, une salle de sport…
Dans quel état d’esprit se trouve-t-elle ainsi que ses codétenus ?
Dans la bibliothèque, il n’y a pratiquement que des livres négationnistes, qu’ils ont commandés et achetés. Tous se présentent comme d’innocents prisonniers politiques. Aucun ne reconnaît le TPIR, qu’ils désignent comme l’instrument de la
«justice des vainqueurs». Ils ne reconnaissent toujours pas le génocide de 1994. Pauline m’a longuement expliqué qu’
«il y avait eu une guerre», que
«les gens étaient massacrés des deux côtés». Et qu’elle n’a
«joué aucun rôle». Certains des responsables détenus avec elle m’ont avoué une grande admiration pour Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères pendant le génocide, ndlr), qui d’après eux, aurait
«tout compris» sur l’absence de génocide au Rwanda. Pauline Nyiramasuhuko, elle, suit tout ce qui concerne l’actualité du Rwanda. Mais elle ne croit pas à la reconstruction du pays, elle affirme que les gens y meurent de faim, que les Hutus sont tués… En apparence, c’est une vieille dame très chaleureuse, assez peu méfiante. A la différence de Shalom, son fils, qui a refusé de me parler. Mais pour lui, l’avenir est encore un enjeu, il a 54 ans, il était le plus jeune inculpé du TPIR.
Quel regard rétrospectif a-t-elle sur son propre parcours ?
Elle reste consciente de son ascension extraordinaire, de l’importance de cet élan féministe qu’elle a contribué à porter, elle en reste fière. Mais évidemment, en raison de l’issue de la tragédie, elle tente désormais aussi de minimiser et de dépolitiser ses responsabilités en tant que ministre de la Famille. Au sein de cette élite féministe, elle a fait le choix de l’extrémisme. Ce n’était pas une fatalité. Au moment où se déclenche le génocide, Agathe Uwilingiyimana était elle aussi issue de cette élite féministe. Elle était elle aussi hutue, mais opposante. Elle avait été nommée à la tête du gouvernement de transition qui devait assurer le partage du pouvoir. Le déclenchement du génocide a balayé cet espoir et elle sera assassinée dès le 7 avril 1994. Elle aussi était pourtant une représentante de cette élite féministe, qui s’imposait dans le pays. On pouvait faire partie de l’élite, être féministe, et faire des choix différents.