Citation
Le silence…
Le silence, c'est le respect. Le silence, c'est le recueillement.
Le silence, c'est aussi la commémoration, en communion, du génocide perpétré contre les Tutsi.
Mais nous entendons ces bruits, ces clameurs, ces cris qui remontent d’il y a 30 ans.
Et j’ai, en me tenant devant vous, en mémoire ce témoignage d’un enfant – il avait à l'époque l’âge de mes enfants. Il s’appelle Révérien. Et il décrit sa maman, du retour du marché en avril 1994, qui lui dit sa peur, qui lui dit qu'il faut prier, parce que la fin approche. La veille, des voisins sont venus, ont volé leurs biens, ont volé leur bétail, ont menacé. Quelques heures auparavant, des cris ont retenti de l'autre côté de la colline, le bruit du sifflet qui annonçait les premiers massacres.
Les cris. Les hurlements. Ce sont les cris de haine des tueurs. Cette haine, qui depuis quelques temps déjà s’était propagée, distillée, qui avait essaimé comme un poison.
Les cris, ce sont aussi les cris d'effroi des victimes. Des victimes brutalisées. Des victimes mutilées, violentées. Ces victimes, c'est un papa, une maman, un enfant. Ces cris, on les entend depuis la maison voisine, on les entend depuis les écoles, depuis les églises, depuis un barrage au bord d'une route.
Et ce cri, c'est aussi le dernier cri de celui qu'on assassine. Un appel au secours. Un appel à l'aide. Un cri de dignité. Un appel à la vie. Et puis, les bruits s'amenuisent, au fur et à mesure que la machette frappe et enlève des vies. Les tueurs se déplacent et continuent, encore et encore. Plus d'un million de vies décimées…
Le silence. Le silence aussi de ceux qui ne veulent pas voir. Le silence de ceux qui ne veulent pas entendre, ni la haine propagée, cette haine qui a aiguisé les armes. Ils ne veulent pas voir non plus les massacres à grande échelle qui ont commencé.
La communauté internationale immobile. Dans une forme de complicité, lâche, ferme les yeux.
Et je me tiens aujourd'hui devant vous avec humilité. Je suis belge. Je suis européen. Nous sommes 30 ans plus tard. Et je sais ce que mon continent, l'Europe, doit au vôtre, le continent africain. Je connais l'histoire, avec ses racines, avec ses grandeurs. Je connais aussi l'histoire avec ses hontes. Je connais les décomptes, je connais les responsabilités. Et c'est dans cet esprit que le gouvernement belge, en 2000, a demandé le pardon.
Le devoir de mémoire, c'est avant tout une exigence. C'est l'exigence de se souvenir, c'est l'exigence de ne pas oublier. C’est l’exigence d’apprendre des erreurs pour tenter d’ouvrir un monde empreint de davantage de lumière.
Le continent européen, au siècle passé, a aussi été meurtri, non seulement par deux guerres d'envergure mondiale qui ont fait couler le sang sur cette terre, mais également par la Shoah. Cette extermination industrielle et systématique du peuple juif. Et puis, le continent européen a choisi de miser sur la justice, sur le pardon, sur la réconciliation, pour tenter de bâtir un projet positif, tourné vers l'avenir. À l'instar du Rwanda, et de son peuple qui a choisi la justice, le pardon, la réconciliation. Pour se tourner vers l'éducation, vers la santé, vers l'infrastructure et la technologie. Un parcours de développement, un parcours de résilience.
Mesdames et Messieurs, je me tiens devant vous, nous sommes 30 ans plus tard. Nous sommes en 2024, dans un monde bousculé, en désordre, chaotique. Un monde qui fait face à des chocs qui sont les chocs de notre génération. Un conflit avec la nature qui met la communauté humaine au défi. Des révolutions technologiques qui ébranlent nos certitudes et nos repères: l'intelligence artificielle, les ordinateurs quantiques. Et puis, il y a cette évolution vers la remise en question unilatérale d’un monde fondé sur des règles.
Et c’est le paradoxe de notre époque. Une intelligence humaine qui produit des bonds en avant technologiques inimaginables il y a quelques temps à peine, et en même temps un monde empreint d'injustice. Un monde empreint d'inégalités, de discriminations et de conflits, au moment où l'on se parle, sur chacun des continents.
Dans ce monde en tourment, l'Union européenne considère que les valeurs de dignité humaine, l'appartenance au genre humain, la lutte contre les discriminations qui ancrent cette charte des Nations unies, doivent être notre boussole pour qu'il n'y ait pas de deux poids, deux mesures. C'est ainsi que nous condamnons avec les termes les plus forts l'attaque terroriste menée par le Hamas en Israël, et nous demandons la libération des otages sans condition. Mais nous voulons aussi, au départ du Conseil européen, qu'un accès humanitaire soit possible, et qu'un cessez le feu puisse intervenir, dans le respect des décisions de la Cour internationale de justice.
Sur cette terre aux mille collines, cette terre verdoyante, il y a 30 ans, l'horreur absolue, infinie, a frappé. Que de douleurs personnelles, que de tragédies. Et puis le choix a été celui de la réconciliation. Le choix de la reconstruction. Pas à pas, avec ténacité. Parole après parole. Aveu par aveu. Et le pardon, pour retisser le tissu de société, le tissu d'une société qui se fonde sur la dignité de chaque être humain. La foi dans le genre humain, la réconciliation entre voisins, entre communautés, entre pays, cela requiert du courage, cela requiert de la volonté. C'est une exigence, mais c'est aussi une condition pour être à la hauteur. A la hauteur de cet arbre de lumière qui représente l'espoir et l'espérance. Partout, toujours, porter cette lumière, la lumière de la dignité. C'est l'engagement qu'ensemble nous devons prendre. C'est le chemin dont je forme le vœu que nous l’empruntions.