Fiche du document numéro 34125

Num
34125
Date
Jeudi 4 avril 2024
Amj
Taille
229285
Titre
Génocide des Tutsis au Rwanda : larealpolitik s’invite au mémorial de Kigali
Sous titre
La politique mémorielle rwandaise se heurte aux enjeux politiques et économiques. Le mémorial de Gisozi, principal musée national consacré à la tragédie de 1994, en a été une victime collatérale, avec la suppression de la référence au génocide des Arméniens et la visite du Soudanais Hemetti.
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
KigaliKigali (Rwanda).– À 5 ans, Kevin* balbutie déjà quelques mots en anglais. Assises à côté de lui, sa grand-mère et sa mère le regardent, amusées, dans le salon de leur coquette maison de la banlieue de Kigali, capitale du Rwanda. Vêtu d’un bermuda bleu et d’un tee-shirt blanc, le garçonnet a aussi saisi que, d’ici quelques jours, un événement particulier va se dérouler dans son pays.

Quand il entend « Kwibuka » (« Souviens-toi » en kinyarwanda), il répond aussitôt « yes, yes » : cette année, le pays des Mille Collines commémore, trente ans après, le génocide des Tutsi·es, qui a fait un million de morts entre le 7 avril et le 15 juillet 1994. La grand-mère et la mère de Kevin sont toutes les deux des rescapées. Mais Kevin, lui, ne saurait dire si elles sont « tutsies » ou « hutues ».

Au Rwanda, les plaies du génocide ne sont pas totalement refermées. Tout en poursuivant un important travail de mémoire, les autorités comptent sur la génération de Kevin pour achever une réconciliation qui semblait impossible, alors que les tueurs (estimés à au moins 800 000) et les victimes se côtoient chaque jour. Dans quelques années, le garçon ira probablement avec sa classe au mémorial de Gisozi, passage obligé pour tous les collégiens et collégiennes de Kigali. Chaque 7 avril, le président rwandais, Paul Kagame, s’y rend pour allumer la flamme du souvenir.

Images de victimes du génocide au Mémorial de Gisozi à Kigali (Rwanda) en 2019. © Photo Vincent Fourner / JA / REA

Le mémorial a été inauguré en 2004. Dans Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda (Afrique contemporaine, 2011), Hélène Dumas et Rémi Korman, historien·nes spécialistes du génocide des Tutsi·es, écrivent que « de tous les mémoriaux nationaux [ils sont environ 200 au Rwanda – ndlr], celui de Gisozi figure sans doute parmi les plus visités du pays. Lieu de recueillement obligé pour tout visiteur étranger – des chefs d’État au simple touriste –, il remplit depuis 2004 des fonctions multiples : mémorielle, muséographique et pédagogique ».

En 2021, c’est là que le président français, Emmanuel Macron, était venu reconnaître « les responsabilités » de la France dans le génocide des Tutsi·es. « Il s’agit aussi d’un lieu important pour les familles qui n’ont jamais retrouvé le corps d’un parent, ajoute Alphonse Munyantwali, directeur de l’ONG britannique Aegis Trust pour le Rwanda, qui gère le mémorial. Elles viennent ici leur rendre hommage. » À l’extérieur du musée, dans les jardins du souvenir, des couronnes de fleurs provenant des diasporas du monde entier en témoignent.

La surprenante visite d’un général soudanais

Un premier espace avait été aménagé en 2000, à la suite de l’exhumation des charniers de la capitale rwandaise et de l’inhumation collective de 250 000 victimes. Cette année-là, le premier ministre belge, Guy Verhofstadt, était venu présenter les excuses de la Belgique pour avoir retiré ses soldats de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) au début du génocide. Puis, en 2002, le maire de Kigali s’était rapproché d’Aegis Trust, afin d’aménager le site tel qu’il existe aujourd’hui. Fondée par les frères James et Stephen Smith, l’organisation avait déjà réalisé en 1995 le Centre national de l’Holocauste, en Angleterre, consacré à la Shoah.

Le mémorial de Gisozi, où la généalogie du génocide, l’ossuaire et les photos d’enfants ne laissent aucun visiteur et visiteuse indemne, « emprunte beaucoup aux institutions dédiées à la Shoah », poursuivent Hélène Dumas et Rémi Korman. « Ainsi, la salle réservée à la présentation des photographies des victimes n’est pas sans rappeler celle de Yad Vashem [à Jérusalem – ndlr]. » Aegis Trust, qui gère le lieu en partenariat avec la ville de Kigali et le ministère de l’unité nationale et de l’engagement civique, a également mis en place de nombreux programmes de sensibilisation et de promotion de la paix à travers le pays.

Images postées sur les réseaux sociaux par le général soudanais Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », après sa visite au mémorial de Gisozi. © Photomontage Mediapart avec capture d’écran X

Le 6 janvier, une visite a suscité plus de commentaires que d’habitude. Ce jour-là, le général soudanais Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », leader des Forces de soutien rapide (FSR), une des factions armées qui déchirent le Soudan depuis un an, a rencontré le président rwandais Paul Kagame, après avoir visité d’autres capitales est-africaines dans le cadre d’une tournée diplomatique. Puis il s’est rendu au mémorial. Sur son compte du réseau social X, il a publié plusieurs photos de lui déambulant dans le musée.

Hemetti fut durant des années à la tête de la terrible milice Janjawid, responsable de massacres dans la région du Darfour, reconnus comme un crime de génocide par les États-Unis. Les FSR (notamment composées de Janjawid) sont également soupçonnées de crimes de guerre depuis la reprise des combats à Khartoum, en 2023.

Conseillé par des agences de communication afin de polir son image, Hemetti n’a pas manqué de laisser un message en arabe sur le livre d’or de Gisozi. Dans ce texte, il rend hommage au Rwanda qui « s’est soulevé des ruines de la guerre pour atteindre les marches de la gloire ». « Cette expérience nous inspire et nous pourrions l’appliquer chez nous », conclut-il. Les guerres au Soudan ont fait des dizaines de milliers de victimes et des millions de personnes déplacées.

On aimerait que beaucoup de monde puisse venir voir, pour que le “plus jamais ça” violé au Rwanda en 1994 serve de leçon. Jean Damascene Bizimana, ministre de l’unité nationale et de l’engagement civique

La visite de Hemetti à Gisozi est d’autant plus surprenante que, de son côté, Aegis Trust a été très impliquée dans la révélation des crimes au Darfour. À la fin des années 2000, l’ONG a publié plusieurs vidéos de miliciens témoignant des exactions commises dans cette région de l’Ouest soudanais. En 2010, la Cour pénale internationale inculpait pour « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « crime de génocide » Omar el-Béchir, l’ancien chef de l’État renversé en 2019 et dont Hemetti fut l’un des bras armés.

Si quelques observateurs kigalois font part de leur indignation en off, les principaux journaux rwandais n’ont rien écrit à ce sujet. De son côté, Gisozi n’a pas relayé l’information sur ses réseaux sociaux, comme c’est habituellement le cas avec d’autres hôtes officiels.

« Y a-t-il un mandat d’arrêt international qui existe contre cette personne pour que les guides [du mémorial] en soient informés ? », s’interroge Jean Damascene Bizimana, ministre de l’unité nationale et de l’engagement civique. Sollicité par Mediapart, il demande à ce que « la présomption d’innocence des personnes » soit respectée et ajoute que « [leurs] mémoriaux ont un rôle de prévention, un rôle éducatif, d’alerte et de mémoire en l’honneur des victimes [...] » : « On aimerait que beaucoup de monde puisse venir voir, pour que le “plus jamais ça” violé au Rwanda en 1994 serve de leçon à ceux qui s’aventurent à donner vie à l’idéologie de haine et d’extermination. »

Des soupçons de pressions turques

La période de commémoration, la crise économique (depuis le Covid-19 et accentuée avec la guerre en Ukraine), la guerre dans l’est de la République démocratique du Congo et l’élection présidentielle de juillet prochain (Paul Kagame brigue un quatrième mandat) accentuent un climat déjà peu propice aux critiques, dès lors qu’elles touchent à la mémoire du génocide. Gisozi illustre ce difficile équilibre entre la politique mémorielle et les enjeux politiques et économiques du pays.

Visite du ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, au mémorial de Gisozi le 12 janvier 2023. © Photo Cem Ozdel / Anadolu via AFP

Au second étage du musée, une salle est consacrée aux autres génocides : les Hereros et Namas (dans l’actuelle Namibie), la Shoah, le Cambodge, la Bosnie… Ils y sont tous, sauf le génocide des Arménien·nes. Ou plutôt, il n’y est plus. Sur le plan de visite, comme dans l’audioguide fourni à l’entrée, cette séquence a été effacée, mais elle reste mentionnée au début de l’audioguide : « Cette partie du musée a été appelée “Vies perdues” car quelques-uns des massacres montrés ici n’ont pas été reconnus par la loi internationale comme étant des génocides, décrit la voix off. Nous examinerons les cas de la Namibie, de l’Arménie, du Cambodge, des Balkans, ainsi que celui du génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Au numéro suivant (le n° 30), la bande est vide et, sur le plan, un « N/A » (« non attribué ») est venu remplacer « Arménie ». Les messages reprennent au n° 31 avec la Namibie. Selon le panneau descriptif au début de la salle, l’exposition présente « plusieurs génocides », mais ne donne pas « d’exemple de tous les massacres de génocide à cause de l’espace limité dont [elle] dispos[e] ».

Dénégations ministérielles

En réalité, un panneau décrivant ce crime commis par l’Empire ottoman en 1915 avait bien été installé avant d’être retiré. Selon un article du Point publié en janvier 2024, la référence à l’Arménie a été supprimée en 2015 à la suite de pressions turques. Une autre source situe cet effacement plutôt en 2017, après la tentative de coup d’État en Turquie en 2016, et dans le sillage de la fermeture d’une école turque à Kigali, accusée d’être financée par l’opposant Fethullah Gülen et son réseau Hizmet.

Quelle est la réalité ? Pour le ministre, ce sont « des rumeurs infondées ». Il affirme ne pas connaître les « [prétendues] pressions de la Turquie [...] pour enlever tel contenu de l’exposition ». Et de conclure : « Il nous arrive de modifier des textes à des fins éducatives et de mémoire, conformément aussi à l’espace dont nous disposons, jamais à cause d’une soi-disant pression subie ou venant de qui que ce soit. »

Il est vrai que le massacre des Arménien·nes n’a pas complètement disparu du pays des Mille Collines. Le 11 juillet 2022, le ministre rwandais des affaires étrangères, Vincent Biruta, en marge d’une visite diplomatique, s’est d’ailleurs recueilli au mémorial de la capitale arménienne, Erevan. De son côté, Ibuka, l’association de référence qui soutient les victimes du génocide des Tutsi·es, continue d’apparaître régulièrement aux côtés des communautés arméniennes lors des commémorations. Alors, pourquoi avoir effacé du mémorial ce génocide ?

Sous couvert d’anonymat, un universitaire rwandais proche du FPR (le parti au pouvoir) estime que « le Rwanda est un tout petit pays » qui a « de gros intérêts avec la Turquie ». En janvier 2023, le ministre Vincent Biruta déclarait que les investissements turcs avaient atteint un demi-milliard de dollars. Selon les données officielles rwandaises, Ankara représente 13 % des investissements directs étrangers (IDE) du pays.

Le Convention Centre, imposant dôme qui s’illumine la nuit aux couleurs du Rwanda, et le nouveau stade de Kigali font partie des ouvrages turcs les plus spectaculaires. Ankara a pris toute sa place dans ce « miracle » rwandais salué par le monde entier. Quitte à bousculer une politique mémorielle devenue l’un des piliers fondateurs de l’unité nationale rwandaise.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024