Fiche du document numéro 34112

Num
34112
Date
Dimanche 31 mars 2024
Amj
Taille
1981835
Titre
Le Choc - Rwanda 1994 (Compte rendu de lecture)
Sous titre
Le 6 mars 2024 a paru, aux éditions Gallimard, Le Choc – Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi , un ouvrage placé sous la co-direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Samuel Kuhn et Jean-Philippe Schreiber. Les 17 textes rassemblés offrent un bilan à plusieurs voix de 30 ans de recherche, réflexions, créations autour du dernier génocide du 20e siècle.
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Type
Blog
Langue
FR
Citation
Par quels moyens et de quelle façon fait-on entrer l’événement « génocide des Tutsi » dans l’histoire et la mémoire collectives ? Ainsi pourrait être formulée la problématique sous-jacente à la démarche engagée par les co-auteurs et autrices de Le Choc – Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi. Une introduction ramassée rappelle les conditions dans lesquelles ce projet s’est élaboré depuis 2020, évoquant, entre autres, le contexte mémoriel intense du printemps 2021, avec les remises quasi-simultanées du rapport dit « Duclert », en France, et de celui de la commission Muse, au Rwanda[1]. Si ces événements, autant politiques qu’éditoriaux, ont fait l’objet d’une certaine exposition médiatique, l’ambiguïté de leurs effets intellectuels permet de dessiner en creux la motivation du livre. Il est ainsi noté que ces rapports ne sont pas parvenus à « totalement écarter l’obsession de cacher ou de dénoncer le rôle des pays occidentaux, au point, parfois de ne plus parvenir à penser le génocide lui-même » [p.14]. Si l’examen des implications française, belge, etc. dans le génocide n’est pas ici rejeté, le biais consistant à les placer en permanence au cœur des polémiques et des débats publics français peut en effet contribuer à négliger l’étude des mécanismes du génocide, fruit d’un processus historique complexe propre à l’histoire rwandaise, depuis l’époque coloniale jusqu’à celle de l’immédiat après-Guerre froide.

Comment atteindre semblable ambition et transmettre des « savoirs dont tout prouve, tant d’années après le génocide, que nos sociétés en restent encore fort éloignées » ? C’est le choix d’une forme polyphonique, à égale distance d’une démarche égo-historique et d’un exposé académique, qui s’est donc imposé aux co-auteurs et autrices. Le lectorat est invité à parcourir des « notes de voyage » prises dès la seconde moitié de l’année 1994, des articles plus centrés sur un objet d’étude particulier (l’enseignement, les médias, la justice), des entretiens à une ou deux voix, des restitutions de témoignages…

Hétérogénéité assumée donc, avec ses réussites (des pistes de réflexion aux directions multiples) et ses défauts (certains contenus moins substantiels que d’autres). Le livre n’est pas découpé, à la manière académique, en parties organisées autour de thèmes singuliers ; il est néanmoins possible de dégager quelques lignes de force rapprochant certains chapitres les uns des autres : la place du religieux durant le génocide ; la question de la justice ; l’interrogation sur le rôle des arts dans la représentation et la transmission du crime depuis 30 ans.

17 textes sont proposés – auxquels s’ajoute une postface d’Henry Rousso – de formes et de propos variés, parmi lesquels ceux de 6 voix rwandaises. Cette diversité de points de vue permet d’ailleurs de questionner d’entrée le titre retenu pour cet ouvrage : en dehors des contributeurs et contributrices originaires du Rwanda, plusieurs de leurs homologues français ou belges admettent une rencontre tardive avec le génocide – parce que trop jeunes en 1994 ou parce qu’ils et elles n’en ont pas pris la mesure sur le moment. Ce décalage de conscience non-dissimulé évoque un « choc » différé, dont les raisons sont parfois questionnées en filigrane dans plusieurs contributions. Cette interrogation lancinante offre une perspective sur les enjeux contemporains de la mémoire et de l’écriture de l’histoire de ce génocide commis en terre africaine. Le « choc » n’a pas encore produit tous ses effets et cela explique sans doute la facilité désarmante avec lesquels les discours de falsification continuent de trouver un relais complaisant dans la plupart des médias nationaux français.

Ce travail collectif, par sa forme et sur le fond, propose donc une réflexion kaléidoscopique autour du génocide contre les Tutsi. Il esquisse le portrait des efforts déployés par différents modes d’expression, à la fois pour en comprendre la nature et pour penser les conséquences éthiques de cet événement dont on n’est pas encore certain qu’elles soient suffisamment pensées et – surtout – admises hors du Rwanda.

Une entrée en matière vertigineuse

Deux textes de nature différente ouvrent le recueil, signés par deux historiens rwandais majeurs : celui de Jean-Paul Kimonyo donne le ton de la démarche observée par la plupart des autres contributeurs et contributrices ; s’y mêlent le témoignage biographique, rappelant le douloureux moment du génocide, vécu à distance, parmi la diaspora rwandaise du Canada, l’itinéraire intellectuel qui l’a mené à engager un travail de recherche examinant les causes du génocide lui-même[2], et des réflexions plus générales sur la reconstruction engagée au Rwanda depuis 30 ans – notamment le volontarisme politique manifesté par les institutions édifiées sur les ruines du pays. Il rappelle ainsi quelques mesures appliquées, par le FPR, après sa prise de pouvoir en juillet 1994 : « criminalisant l’usage des termes ethniques dans la sphère publique », sanctionnant « des militaires, souvent des rescapés du génocide, reconnus coupables de meurtres de Hutu par vengeance », le nouveau gouvernement « réussit à maintenir le couvercle sur le chaudron des passions identitaires […] et offrit au pays un cadre d’évolution clair et rationnel. » [p.35]

Le second texte, « Après le génocide - Notes de voyage », paru initialement dans Les Temps Modernes en 1995[3], restitue les réflexions et conclusions saisies sur le vif par José Kagabo, au cours de trois séjours au Rwanda dans la seconde moitié de 1994. Bénéficiant d’une introduction ramassée signée par l’historien François Robinet, ces quelques pages constituent une entrée en matière vertigineuse.

Ces « notes » de José Kagabo, republiées de manière posthume, reflètent le désarroi de l’observateur constatant la radicalité des destructions perpétrées dans le pays durant les trois mois du génocide ; elles reflètent aussi une réflexion profonde et d’une lucidité implacable quant aux conséquences éthiques du crime. Cette parole contribue à repenser les catégories du jugement, les valeurs, le langage, à l’aune de ce dernier. Justice, société, famille, voisins, condamnation… atteints par les violences extrêmes du printemps 94, ces mots ont alors perdu de leur évidence. Anticipant les injonctions d’origines diverses au « pardon », à la « réconciliation », José Kagabo trace en quelques phrases une perspective saisissante : « Condamner sans réserve, c’est la dernière chose qu’on ne peut pas refuser aux survivants. Il faut symboliser la portée de la condamnation. Si ceux qui travaillent contre l’oubli peuvent continuer à le faire, ils contrecarrent les tendances à l’assignation identitaire […]. Si les uns et les autres, nous ne sommes pas personnellement capables de nous dire qu’ils avaient beau être nos pères, nous condamnons leur racisme, tout peut recommencer. » [p.72-73] Cette idée de la condamnation hissée au rang de valeur, seule capable d’aboutir à une lucidité partagée et, peut-être, d’ériger les digues capables d’enrayer la répétition du même, rapproche le texte de José Kagabo des réflexions produites après la Shoah par certains auteurs rescapés, Jean Amery ou Imre Kertesz. Ce dernier qui insistait sur l’importance cruciale que représentait la prise en compte de la blessure infligée par la Shoah à l’ensemble de l’Europe, considérait ainsi comme « kitsch toute représentation qui ne contient pas de manière implicite les conséquences éthiques d’Auschwitz et donc selon laquelle l’homme avec un grand H – et avec lui la notion d’humanité – a pu sortir sain et sauf d’Auschwitz. »[4]

L’invitation ardente de José Kagabo, qui, en renversant la valeur préconçue du couple pardon/condamnation, fait place à l’ampleur de la perte infligée par le génocide, conserve une force éthique incontournable, trente années après son énonciation. Sans doute du fait de l’inquiétude fondamentale qu’elle ne peut manquer de susciter, là où les injonctions à se « réconcilier », lancées parfois dès 1994, semblent souvent être promues par des institutions internationales désireuses de mettre en sommeil culpabilité et remords – dont la valeur reste à démontrer – ou de dissimuler leur implication…[5]

Église et génocide, une analyse (trop) prudente ?

Parmi lesdites institutions, l’Église catholique rwandaise, par la voix de certains de ses dignitaires, s’était ainsi distinguée dès l’été 1994. Évoquant une « réconciliation nécessaire » entre Hutu et Tutsi, les prêtres et évêques signataires d’une lettre adressée au pape Jean-Paul II niaient la dimension génocidaire des massacres perpétrés entre avril et juillet de la même année et accusaient le FPR de tous les maux qui s’étaient déchaînés au Rwanda.[6]

Plusieurs contributions du recueil abordent d’ailleurs la dimension religieuse du génocide, depuis la perpétration de massacres de masse au sein même des églises jusqu’aux compromissions d’une partie de l’institution ecclésiastique pendant et après le génocide – notamment le texte de Philippe Denis, « Un conflit de mémoire : Église et génocide ».

La prudence des auteurs est illustrée par la question de Laurent Larcher: « Comment articuler sans fadaises la foi en un Dieu d’amour et la réalité hors norme de ce processus génocidaire survenu après Auschwitz ? » [p.89]. Prudence dont on ne saisit pas toujours la raison et dont les conclusions laissent parfois songeur. Ainsi, le même auteur convoque-t-il en note les mots de Stéphane Audoin-Rouzeau affirmant que « mieux vaut reconnaître en effet que nous n’avons pas d’outils pour comprendre comment des croyants – des catholiques surtout – se sont mués en assassins de leurs coreligionnaires […] », avant d’évoquer les meurtres de fidèles par les prélats et de prélats par leurs fidèles. Sauf à considérer que l’institution catholique échappe au monde social et à tous les domaines qui lui sont liés, l’affirmation un brin péremptoire a de quoi surprendre.

Si la question initiale se pose certainement au croyant que le gouffre du génocide bouscule éventuellement dans sa foi, le problème semble se poser aux sciences sociales dans une dimension moins métaphysique : dans un contexte où les liens sociaux se déchirent, où les meurtres se commettent au sein des familles, pourquoi le tabou religieux résisterait-il mieux que les autres ? A fortiori, l’urgence manifestée par le gouvernement intérimaire du Rwanda, organisateur des massacres, était alimentée par une vision eschatologique des événements, cultivée depuis la fin des années 1950. La propagande d’État s’est nourrie de références religieuses. Le 22 novembre 1992, par exemple, Léon Mugesera (vice-président du MRND) déclarait dans un discours public à propos des Tutsi, présentés comme une menace : « Il est écrit dans l’Évangile que si l’on te donne une gifle sur une joue, tu offriras l’autre pour qu’on tape dessus. Moi, je vous dis que cet Évangile a changé dans notre Mouvement : si on te donne une gifle sur une joue, tu leur en donneras deux sur une joue et ils s’effondreront par terre pour ne plus reprendre leurs esprits ! » Au sens plein du terme, les Tutsi ont été diabolisés[7].

Compte tenu de la place singulière occupée par l’Église catholique au Rwanda, et du rôle joué par ses plus hautes autorités dans l’incitation et le camouflage des violences commises à l’endroit des Tutsi depuis 1959[8], le prisme de l’interrogation devrait même être renversé : pouvait-elle ne pas être impliquée dans le cataclysme du génocide ? Mâtinés de références religieuses, les appels au meurtre ont ainsi garanti aux tueurs encadrés par les autorités ce que Jean-Paul Gouteux appelait un « blindage idéologique »[9].

Les outils des sciences sociales apparaissent peut-être insuffisants au croyant confronté à la situation de scandale que constitue cette dimension du génocide des Tutsi. Ils n’en produisent pas moins ce qui est requis de leur utilisation : établir des faits et permettre leur analyse[10]. La conclusion de Philippe Denis illustre la nature timorée des textes évoquant l’Église. Décrivant sa méthode d’enquête, après avoir exposé le rôle assumé par une part importante du clergé catholique dans la propagation des discours négationnistes, il explique avoir « pris le parti d’écouter tout le monde, même ceux et celles dont je rejetais les opinions », postulat compréhensible pour un chercheur. La conclusion qu’il en tire témoigne cependant d’un relativisme très discutable, compte tenu de ce qui précède : « Tout témoignage contient une part de vérité, ne serait-ce qu’une vérité subjective. » [p.187]

La Justice post-génocide et ses ambiguïtés

La forme hybride du corpus rassemblé dans l’ouvrage montre toute sa pertinence avec les trois textes abordant la question de la justice. Ceux-ci proposent un ensemble de points de vue nuancés sur l’action judiciaire, qui contrebalance l’idée d’un processus dépourvu d’aspérité.

Les propos de Gasana Ndoba, spécialiste du droit des personnes et militant des droits humains, concilient récit biographique et réflexion sur les causes d’un engagement contre les politiques discriminatoires promues au Rwanda par les deux Républiques après l’indépendance. On y voit la difficulté à faire entendre les alertes aux décideurs politiques internationaux, avant et pendant le génocide. On y constate aussi les regrets entourant le mode d’administration d’une justice internationale rendue hors du Rwanda – le Tribunal Pénal International ayant tenu ses séances à Arusha, en Tanzanie. Évoquant l’ouverture d’un « bureau d’information » du TPIR à Kigali, Gasana Ndoba note que cette décision « a eu un impact négligeable sur l’opinion publique rwandaise en termes d’éducation à la justice, ou de contribution à la mémoire du génocide. » [p.207]

Dans un autre domaine, le texte de Jean-Philippe Schreiber propose une réflexion autour d’une conséquence inattendue des procès intentés aux génocidaires – à partir d'un cas précis, celui de Fabien Neretse, condamné à 25 ans de prison en Belgique. Observateur du procès, l’auteur s’attache à restituer les arguments mobilisés par l’avocat de la défense ainsi que les témoins à décharge. Il relève ainsi la manière dont le procès devient une scène où se déploient les propos outranciers et négationnistes, « ce qui a, plus qu’à la marge, entaché la fonction réparatrice de la justice et infligé une blessure supplémentaire aux rescapés et à des parties civiles déjà bien éprouvées. » [p.243]

Les réflexions contenues dans ces « chapitres » offrent un examen clair et particulièrement bienvenu du fonctionnement et des limites du travail judiciaire, à l’heure où les programmes de spécialité du lycée général invitent à étudier le génocide des Tutsi sous cet angle.

Comment dire, montrer, transmettre l’histoire du génocide ?

L’ouvrage offre aussi de précieuses perspectives au sujet de la représentation et de la transmission du génocide depuis 1994. L’article de Nathan Rera, « Sous nos yeux : (il)lisibilité et (in)visibilité des images », étudie les prismes et biais qui ont déformé la perception sensible de l’extermination des Tutsi du Rwanda. Montrant comment l’iconographie a contribué à délivrer une image erronée de l’événement, il rappelle aussi comment celle-ci a suscité des réflexions et des travaux critiques cherchant à offrir une image représentation mieux adaptée à l’historicité du crime. L’auteur évoque le cas problématique du travail du photographe brésilien Sebastião Salgado. Les photographies prises par celui-ci dans les camps de réfugiés hutu rwandais de Tanzanie sont présentées comme un illustration du génocide par Paris Match, lorsque l’hebdomadaire français les publie en mai 1994. Nathan Rera conclut : « outre qu’elles esthétisent la souffrance collective, les images de Salgado falsifient donc l’histoire. » [p.141] À l’opposé de cette démarche, l’historien mentionne le travail documentaire de Jean-Christophe Klotz dans Kigali, des images contre un massacre (2006) – auquel s’est ajouté, en 2019, Retour à Kigali – une affaire française. Le réalisateur français, présent sur place durant le génocide, produit avec ces deux films une réflexion sur la valeur des images produites et diffusées et sur les « possibilités mêmes de la représentation »[11] [p.146]

Cette réflexion rejoint d’autres publications récentes qui ont questionné la façon dont la photographie, loin de produire une image neutre et « objective » de son sujet, soulève surtout la question du point de vue singulier assumé par son producteur – pour des raisons plus ou moins avouables[12]. Enjeu de la représentation photographique qui se trouve au cœur du dernier roman de Beata Umubyeyi Mairesse, Le Convoi (Flammarion, 2023). Le dialogue entre cette dernière et Vénuste Kayimahe fait aussi pièce au cliché courant de « l’indicible » en replaçant l’interrogation autour du couple fiction/témoignage : « On dit souvent, c’est un lieu commun, à propos des génocides, que c’est "indicible" ou "innommable". Or les témoignages sont la preuve que les mots peuvent raconter le pire. » [p.249]

Décrivant des trajectoires inverses à propos de ces deux pôles de l’écriture, les deux écrivains pensent les mérites et les potentialités de chaque forme, ainsi que les risques qu’elles comportent[13]. Un dialogue qui invite autant à mieux comprendre le travail littéraire qu’à penser la manière d’engager la lecture de ces textes. Les rescapés, les auteurs, les témoins disent. Leur parole est-elle accueillie ? Avec quelle attention ? Dans quels lieux ?

L’inscription du génocide au programme du lycée général – et notamment en spécialité Histoire-Géographie-Géopolitique-Sciences Politiques (HGGSP) – donne à ces questions une importance particulièrement cruciale pour les professeurs amenés à faire étudier l’événement en classe. Le texte consacré au sujet par Samuel Kuhn concentre en quelques pages un diagnostic particulièrement efficace des enjeux liés à la présentation de l’événement dans les manuels et à l’histoire de son inscription dans les programmes[14]. L’auteur évoque avec justesse les questions préalables qui ne manquent jamais de se poser aux enseignants lorsque l’étude d’un génocide est proposée en classe (« il n’est jamais anodin d’aborder un génocide avec des adolescentes et adolescents » [p.311]). Traitée dans le cadre de la discipline historique, celle-ci ne peut faire abstraction des questions éthiques qu’elle suscite immanquablement chez des élèves. Loin de délivrer une leçon d’expert à ses collègues, Samuel Kuhn fait siennes ces difficultés en évoquant la « ligne de crête sur laquelle l’enseignant se tient en équilibre : ne pas faire de l’émotion une fin en soi (au risque du sensationnalisme et du voyeurisme) sans en occulter la présence, tout en permettant de dépasser l’effet de sidération. » [p.322]

Sur la « ligne de crête »

Le Choc n’a donc pas la prétention d’être l’ouvrage historique définitif sur le sujet du génocide des Tutsi. Assumant son caractère hybride, il se veut plutôt un seuil à partir duquel ses auteurs et autrices font retour sur trente années d’études et de témoignages concernant le dernier génocide du 20e siècle[15]. Comme le note – avec optimisme ? – Henry Rousso dans sa postface, ces trois décennies ont contribué à faire du génocide contre les Tutsi « un passage obligé de l’historiographie du temps présent et plus encore de la conscience contemporaine » [p.379]. Seuil, ce livre l’est aussi en suscitant la réflexion autour des usages médiatiques, scolaires, artistiques, littéraires, juridiques, académiques, civiques de l’histoire de ce crime. À ce titre, on regrettera l’absence d’un texte signé d’un ou une militante de la mémoire du génocide, qui aurait offert une perspective complémentaire à celles dessinées par les nombreuses voix universitaires parmi les auteurs et autrices non-rwandaises du livre.

Au-delà de cette réserve, le mérite fondamental de ce dernier est sûrement d’offrir matière à une réflexion complexe, tant par le contenu de ses textes que par les échos et contrepoints que l’on relève à leur lecture. Les derniers mots de Scholastique Mukasonga incarnent la « ligne de crête » tenue par la plupart des contributions, entre rigueur analytique et questionnement éthique : « L’Armée patriotique rwandaise était bien, elle aussi, une arme de libération et c’est elle et non une intervention étrangère, qui a mis fin à l’extermination systématiquement planifiée des Tutsi. […] Que faire sinon pleurer d’avoir remporté une telle victoire ? » [p.371]

[1] Rapport commandé en 2017 par l’État rwandais à une commission dirigée par l’avocat Robert F. Muse, dont les conclusions ont été livrées le 19 avril 2021. Intitulé A foreseeable genocide, le texte est consultable à l’adresse : https://www.gov.rw/fileadmin/user_upload/gov_user_upload/2021.04.19_MUSE_REPORT.pdf

[2] Thèse dont est issu l’ouvrage majeur de Jean-Paul Kimonyo, Un génocide populaire (Karthala, 2008). Jean-Paul Kimonyo rappelle dans son article le poids de la « matrice idéologique antitutsi instituée par la "révolution hutu de 1959" » [p.36], tout en observant le « rôle tout aussi déterminant joué par des conditions socio-économiques catastrophiques » [p.37] dans l’engagement massif des Hutu rwandais durant le génocide.

[3] Les Temps Modernes, « Les politiques de la haine – Rwanda, Burundi, 1994-1995 », Paris, n°583, juillet-août 1995.

[4] Imre Kertesz, L’Holocauste comme culture, Arles, éd. Actes Sud, coll. « Babel », 2023 (p.156).

[5] Dans une interview, Venuste Kayimahe réagissait ainsi à l’idée de réconciliation : « C’est aussi la pression de la communauté internationale qui veut absolument que l’on parle de réconciliation. Sinon, ils ne nous laissent pas vivre. OK, mais pour moi ce mot, c’est une blessure de plus parce qu’on […] m’oblige à me culpabiliser, et à ressentir que je dois quelque chose à l’autre, à celui qui a tué les miens. » (« Pardonner », La Nuit Rwandaise, n°1, Paris, 2007, p.13).

[6] « Lettre des prêtres des diocèses du Rwanda réfugiés à Goma (Zaïre) adressée au très saint père le pape Jean-Paul II », 2 août 1994. Archive négationniste consultable sur le site https://francegenocidetutsi.org/.

[7] L’influence de la propagande déshumanisante à l’encontre des Tutsi se lit dans certaines descriptions faites des soldats du FPR, dont certains pensaient « qu’ils avaient de grandes oreilles pendantes et de grandes queues » (rapporté dans son témoignage par Twagirumukiza Second, Récits de rescapés du génocide des Tutsi en préfecture de Gikongoro, Paris, Classiques Garnier, 2024). Pour le discours de Léon Mugesera, voir : https://francegenocidetutsi.org/MugeseraKabaya.pdf.

[8] Suite aux massacres de Noël 1963 et début 1964 contre les Tutsi du Rwanda, par exemple, le reportage Enquête au Rwanda galvaude les faits, témoignages d’ecclésiastiques à l’appui (en accès libre sur le site https://www.lejourduseigneur.com/ et sans réelle mise en contexte critique de ce document).

[9] Jean-Paul Gouteux, « Le rôle de l’Église au Rwanda », La Nuit Rwandaise, Paris, n°1, 2007, p.207.

[10] Voir par exemple la tentative de réflexion socio-historique à propos des conditions rendant possible la violence exterminatrice, menée par Avram de Swan dans Diviser pour tuer – les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Paris, Seuil, 2016.

[11] « Il s’agit […] de revenir sur les lieux du génocide, de recueillir la parole des rescapés et de pointer les responsabilités coupables de l’exécutif français, tout en interrogeant les possibilités de la représentation : "comment faire entrer cela dans le cadre ?", "comment raconter ?". »

[12] Tall Bruttman, Stefan Hördler, Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz – comment les nazis ont photographié leurs crimes, Paris, Seuil, 2023.

[13] Beata Umubyeyi Mairesse évoque son choix initial de la fiction par l’opposition à la façon dont les témoignages des rescapés du génocide sont traités médiatiquement : « le schéma proposé était souvent celui-ci : d’un côté un expert (journaliste ou chercheur occidental), de l’autre un survivant rwandais. D’un côté l’analyse, la vision globale, de l’autre l’émotion individuelle. » [p.248]

[14] Samuel Kuhn invite d’ailleurs à la prudence dans l’abord des manuels d’histoire du lycée, dans lesquels « les confusions le disputent aux interprétations erronées réduisant le génocide perpétré contre les Tutsi à un prétendu "antagonisme entre Hutu et Tutsi" (sic). » [p.320]

[15] On ne saurait trop recommander la consultation des 16 pages de la bibliographie.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024