Fiche du document numéro 34089

Num
34089
Date
Mardi 16 avril 2024
Amj
Taille
7144087
Titre
Jean Glavany, l'avènement d'un troll mitterrandien
Sous titre
Le 9 avril 2024, Jean Glavany, s’est employé à saccager l’émission CCeSoir. Le sujet ? Le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Cette énième occurrence des jérémiades mitterrandiennes illustre une incapacité certaine des médias français à penser les panels invités sur le sujet. Retour critique sur cet épisode (avec de vrais morceaux d’obscénité glavanienne dedans).
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Type
Blog
Langue
FR
Citation
Qui invite-t-on dans une émission de qualité à la télé française pour discuter du rôle de la France dans le génocide des Tutsi en 1994 ? Sur le plateau de CCeSoir, ce 9 avril 2024 : Maria Malgardis et Vincent Hugeux, deux journalistes présents au Rwanda en 1994, en mai pour l’une, en juin pour le second ; Vincent Duclert, historien propulsé à la tête d’une commission d’enquête par l’Élysée en 2019 et devenu, depuis, un des spécialistes de la question ; Jean Glavany, directeur de cabinet de François Mitterrand de 1981 à 1988, ministre de l’agriculture et de la pêche de 1997 à 2002, député de quelque part des années durant, maire d’ailleurs pendant longtemps et président, enfin, de l’institut François Mitterrand (IFM) depuis 2022, date à laquelle il a pris la succession d’Hubert Védrine. C’est ce panel de compétences assez dissemblables qui devait éclairer les quelques spectateurs vaillants qui avaient patienté jusqu’à 23 heures devant France 5. À défaut d’une meilleure compréhension de l'histoire du génocide et des responsabilités françaises, ces mêmes spectateurs auront assisté à un énième exemple de parasitage des débats par les tenants du culte mitterrandien, ainsi qu’à l’ambiguïté persistante des médias français dans le format adopté pour de tels débats.

P.S. : était aussi présente Annick Kayitesi-Jozan, rescapée du génocide à 14 ans. Un titre bien peu ronflant à côté de tous ceux qu’arbore le légionnaire d’honneur Glavany, mais celui-ci avait l’indignation occupée ailleurs. Il en a dévoilé tous les recoins sans rien nous épargner, sans fausse pudeur et sans trop d’égard pour la dignité et la vérité. Retour sur une cinquantaine de minutes longues comme 30 ans de déni.

La France, c’est… qui ?

« Face à une tragédie aussi épouvantable qu’un génocide, tout le monde doit se poser la question de sa responsabilité. Tout le monde ! La France y compris. Je ne voudrais pas faire des grands mots ou des grandes phrases mais je pense à Primo Levi… » Suit ici une anecdote approximative concernant ce dernier, se présentant comme « victime et comme responsable » puisque les camps sont « le fruit de l’humanité et [il est] partie prenante de l’humanité. » Puis, Jean Glavany reprend le fil de son discours : « je ne demande pas à tout le monde autour de cette table d’avoir la même hauteur de vue mais peut-être on devrait faire l’effort. »

Avec cette tirade, l’ex-ministre donne le La de la partition qu’il s’apprête à imposer à l’émission. Une partition éculée, dont les notes grossières manquent d’harmonie, mais qui parvient toujours à produire la cacophonie au milieu de laquelle toute parole rigoureuse perd de sa clarté.

Juvénal Habyarimana, président rwandais (à gauche), et la France (à droite), sur le perron de l'Élysée (18 octobre 1990)

L’ouverture est incontournable : faire croire que l’on est prêt à assumer les responsabilités historiques qui nous incombent. Cependant, ne pas oublier de confondre sa propre mission du soir - défendre la mémoire de votre président favori et ceux de vos amis qui ont partagé le pouvoir avec lui au début des années 1990 - avec « la France ». Le temps télévisuel supportant mal le détail des mises au point informées, il était difficile d’opposer avec précision à Jean Glavany la manière dont la politique rwandaise de l’État français, entre 1981 et 1994, se décidait à l’Élysée entre le président, ses conseillers politiques de la « cellule Afrique » et militaires de l’État-Major particulier, mais aussi le conseil restreint des ministres (autant d’appellations embarrassantes sur le caractère soi-disant universel de la responsabilité invoquée par le grand pontife mitterrandien). N’ayant pas vraiment d’exemples à citer pour prouver que la politique menée en soutien du régime raciste et corrompu du président Habyarimana[1] aurait été le fruit d’une décision collective, soutenue par l’Assemblée nationale ou par une large partie de l’opinion française, Jean Glavany a tout intérêt à entretenir le flou. Il le fait même sans s’embarrasser de scrupules, en convoquant Primo Levi à sa rescousse.

Si c’est un mitterrandien…

L’écrivain italien, arrêté comme partisan en 1943, déporté comme Juif, rescapé d’Auschwitz, dont les œuvres complètes comptent plus de 4700 pages[2] et couvrent près d’un demi-siècle de réflexions subtiles autour de son expérience concentrationnaire, se trouve résumé malgré lui à une anecdote approximative, dans le style de celles qu’on débite sans doute au bar de l’Assemblée nationale : tout le monde est responsable d’un génocide, y compris les victimes. Primo Levi, concepteur de l’idée de « zone grise », devient argument d’autorité pour enfermer ensemble, dans un sac unique, les bourreaux et les assassinés, les alliés élyséens d'un régime rwandais raciste puis génocidaire avec les rescapés, les faussaires de l’histoire et les historiens ayant établi les faits. La manipulation opérée par Jean Glavany ne résiste pas à la lecture de Primo Levi, qui rappelle par exemple au début d’un chapitre de Naufragés et Rescapés les nuances morales qui président à sa réflexion :

« Il faut poser clairement comme principe que la faute pèse sur le système, sur la structure même de l’État totalitaire, et qu’il est toujours difficile d’évaluer le concours apporté à la faute par les collaborateurs individuels, grands et petits. […] C’est un jugement que nous voudrions confier uniquement à ceux qui ont eu la possibilité de vérifier sur eux-mêmes ce que signifie agir en situation de contrainte. […] Si cela dépendait de moi, si j’étais obligé de juger, j’absoudrais d’un cœur léger tous ceux dont le concours à la faute a été minime, et sur lesquels la contrainte a été très grande. »[3]

Primo Levi pense le défi historique et humain posé à sa génération par le nazisme. On ne retrouve pas dans cette citation un enseignement directement transposable au sujet du rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Celle-ci n’était pas totalitaire, par exemple. Mais de là à proclamer l’exonération de toute complicité et à la placer sur le même plan que les victimes du génocide, exterminées par des soldats, gendarmes, miliciens formés et entraînés par des soldats français, le pas semble difficile à franchir.

On cherche en vain, par exemple, la contrainte qui aurait déterminé l’une des premières économies mondiales et l’une des rares puissances nucléaires à apporter une aide aussi massive à l’un des États les plus démunis du monde… Annick Kayitesi-Jozan, quand Jean Glavany consentit à lui laisser placer quelques mots, rappelait l’accueil d’une délégation du Gouvernement Intérimaire du Rwanda (GIR), à l’Élysée et au Quai d’Orsay, le 27 avril 1994. La France sera la seule à lui ouvrir sa porte, alors que l’acmé du génocide, orchestré par ce même GIR, était déjà en passe d’être dépassé. La seule.[4] On ne voit toujours pas quelle contrainte vitale pesait sur le cou de la République pour mériter le patronage de Primo Levi.

L’essentiel de cette entrée en matière était ailleurs : en clamant la responsabilité universelle, son propagandiste reprend une antienne qui connaît d’épisodiques promotions dans différents médias, celle des « salauds contre des salauds ».[5] Si tout le monde est coupable, pourquoi en vouloir en particulier à « la France » ? La formule donne aussi à ses promoteurs - pensent-ils - le rôle avantageux de paladins de l’honneur national. Posture fragile, qui fait bon marché de cette notion en la plaçant au-dessus de la vérité et dont le vernis se craquelle au premier coup d’ongle, laissant apparaître une ignorance abyssale de l’histoire du crime commis au Rwanda en 1994.

La France, faiseuse d’accord politique… par la guerre

À l’issue de ce préambule, Jean Glavany révèle une autre facette du rôle qu’il entend jouer durant l’émission avec cette phrase solennelle : « on doit à la voix de la France, qui compte, rigueur et précision. » Après les avoir piétinées allègrement, il réclame pour elles, se faisant à demi-mots « voix de la France » (terme interchangeable avec François Mitterrand). Trois exemples donnent un aperçu peu engageant de la façon dont il entend ces deux termes.

La première occurrence se dévoile avec la leçon que Jean Glavany s’efforce de délivrer à Annick Kayitesi-Jozan, qui ne connaît sans doute pas l’histoire de son pays d’origine aussi bien qu’un mitterrandien septuagénaire. Celle-ci, patiente, apprend ainsi que, dès le début de la guerre civile en octobre 1990 entre le Front Patriotique Rwandais (FPR), qui réclame le droit au retour pour les exilés, et le gouvernement rwandais, arc-bouté sur sa politique de discrimination anti-Tutsi et opposé au retour de celles et ceux qui avaient fui les pogroms des années 60-70, « la France œuvre pour imposer un accord politique entre les deux parties. » De fait, la fable à de quoi surprendre quand on sait que cette solution politique a pris d’emblée le visage d’une opération militaire, l’opération Noroît (1990-1993), destinée à soutenir l’effort de guerre du gouvernement de Kigali contre un FPR bientôt brocardé sous l’expression « khmer noir ».[6]

Plutôt que de s’arrêter à ces faits récalcitrants, Jean Glavany se réfugie bientôt derrière l’argument des Accords d’Arusha, conclus le 4 août 1993. Ceux-ci prévoyaient la fin de la guerre civile, la mise en place d’un gouvernement de transition réunissant le MRND (parti présidentiel), des représentants de l’opposition interne et du FPR, dont la branche armée devait être intégrée à l’armée régulière. Présentés comme le fruit de l’action du pouvoir français, ces accords devraient valider le diagnostic initial fait par Jean Glavany : la France recherchait une solution politique.[7] Quand Vincent Duclert affirme que la France « torpille » les accords d’Arusha en continuant « à surarmer les Forces Armées rwandaises », malgré l’embargo sur les livraisons d’armes prévus par le texte, son interlocuteur s’en tient à son affirmation initiale selon laquelle la France à tout fait pour soutenir cette paix « entre les Hutu et les Tutsi ».

Les habits usés d’un racisme bon teint

Ce vocabulaire obstiné constitue d’ailleurs la deuxième occurrence de la « rigueur et la précision » du président de l’IFM. Qu’importe si divers partis politiques, autorisés depuis 1990, expriment des vues divergentes sur les décisions prises par le parti longtemps unique du président Habyarimana ; qu’importe si le FPR comprend en son sein des opposants Hutu au pouvoir et s’il intègre à son programme la suppression des mentions ethniques… au Rwanda, en Afrique, tout est ethnique et il faut mobiliser ces catégories de la même façon que le faisaient les plus extrémistes des miliciens du Hutu power. Pour passer pour connaisseur, il a longtemps suffi de ressasser ce discours, très prisé du côté de l’institut présidé par Jean Glavany. Cela suffit encore pour ce dernier, qui ne se démonte pas quand Maria Malagardis, spécialiste du sujet depuis 30 ans à Libération, lui signale le caractère réducteur et erroné d’une telle analyse.

Pire, il surenchérit, croyant mettre en valeur l’étendue du savoir de son fétiche politique : « François Mitterrand connaissait beaucoup mieux l’histoire de l’Afrique que certains veulent bien le dire, y compris ici, il savait très bien qu’il y avait une tradition épouvantable de violences au Rwanda entre les Huti… Hutu et les Tutsi. » Examinée dans une perspective historique, cette déclaration s’effondre dès les premiers pas engagés dans une étude sérieuse du passé du Rwanda. En lieu et place d’une tradition – terme qui permet tous les fantasmes et lie ce qui touche à l’Afrique à un folklore atemporel –, on observe à partir de 1957 à une instrumentalisation de la haine anti-Tutsi par une faction politique se définissant elle-même en termes ethniques, avec le soutien du colonisateur belge et la bénédiction de l’Église missionnaire. Cette stratégie politique de terreur raciste aboutit à des massacres visant les Tutsi rwandais selon des rythmes intrinsèquement liés à la captation et la gestion du pouvoir d’État par le PARMEHUTU, parti unique du premier président rwandais, Grégoire Kayibanda[8] : à la Toussaint de 1959 pour renverser la monarchie de façade tolérée par le protectorat belge ; en 1961 lors des premières élections qui voient la consécration du parti suprémaciste de Grégoire Kayibanda ; en 1962 lors de l’indépendance ; en décembre 1963 et janvier 1964 après un raid d’exilés cherchant à rentrer dans leur pays ; au printemps 1973, pour contrecarrer les tensions internes au pouvoir, liées à un partage de celui-ci jugé inéquitable par une faction enracinée au nord du pays ; massacres ciblés en 1990 lors du début de l’offensive du FPR ; massacres du Bugesera en 1992, pour maintenir une conscience de race dans un contexte de démocratisation et de fragilisation de l'hégémonie du clan Habyarimana, surnommé l’akazu (la petite maison), sur le pouvoir d'État...

Cette mobilisation opportuniste de la haine raciste constitue le B-A BA de l’histoire du pays. En lieu et place de la réciprocité des violences racistes, Maria Malagardis rappelle bien que ce sont « toujours les Tutsi qui [en] sont victimes ».

Au lieu d’accueillir cette précision, Jean Glavany garde le cap initial : faire comme si… comme s’il maîtrisait son sujet, comme s’il suffisait d’être lui-même pour mériter la parole. On le voit donc préciser son analyse de la supposée « tradition de violences », le sourire en coin : « je veux bien vous dire entre les extrémistes Hutu et les modérés Hutu et les Tutsi si vous voulez que je vous dise ça. » Cette prévenance glavanienne, un brin paternaliste, permet d’entrevoir l’étendue du vide scientifique sur lequel repose sa prétention. Hormis la reproduction, une fois de plus, d’une grille d’analyse ethniste déconnectée du sujet traité, on hésite presque à réexpliquer qu’une étiquette ethnique n’est pas une option politique, pas plus qu'un statut social ou qu'un lieu de vie… est-on paysan extrémiste ou Francilien modéré ? L’incapacité à admettre l’ordre des violences au Rwanda, que ne facilite pas le bandeau de l’émission utilisant la formule impropre « génocide au Rwanda », se déguise en lecture experte par la grâce de ce processus magique qui transforme tout Africain en un individu déterminé par des facteurs raciaux sur lesquels les idées n’ont pas de prise.

Quand, légitimement excédée par les refrains servis sur tous les tons par son interlocuteur, Maria Malagardis ose une question directe (« qu’a voté la France à l’ONU le 21 avril » 1994, à propos du maintien ou non des casques bleus de la MINUAR, force censée garantir l’application des Accords d’Arusha), celui-là répond benoîtement « je ne sais pas ». La mémoire est parfois capricieuse. Sans doute cela explique-t-il la nouvelle direction imposée au débat par ses soins.

Profession de foi non-négationniste

Deux choses suscitent l’indignation de Jean Glavany : la mise en cause de l’État français concernant sa complicité avec les autorités rwandaises génocidaires de 1994 et le manque de ponctualité : « Malheureusement comme vous avez commencé avec une demi-heure de retard je vais être obligé de partir, tout ça tournera plus facilement en rond… […] Vincent Duclert a parlé de vérité historique… Y a pas de vérité historique. » Cette dernière phrase est assumée sans ambages par son auteur quelques minutes plus tard lorsqu’il lui est demandé d’expliquer sa « thèse » : « ma position, elle est simple. C’est que y a pas de vérité historique. Y a des parts de vérité. » Mais attention, Jean Glavany, s’il est « habitué à (s)e faire traiter de négationniste », s’en défend mordicus.

Simplement, la vérité en histoire, ça n’existe pas. « D’autres historiens aussi éminents ont dit des choses très différentes » de ce que dit le rapport de la commission Duclert. Ayant fait de nouveau basculer le débat dans la direction de son choix, il lui est possible de jeter le discrédit sur les quelques spécialistes qui traitent du sujet, sans toutefois les nommer : « C’est toujours les mêmes ! Les historiens c’est toujours les mêmes, on les connaît. Ils sont quatre ou cinq on les connaît… » Cette stratégie du persiflage avance sur deux jambes. Après avoir sapé la légitimité des spécialistes, il faut leur opposer d’autres sources, une « autre thèse, qui est défendue par d’autres historiens français, qui est défendue par des intellectuels, Patrick Roger[9] d’Abidjan, qui est défendue… par beaucoup d’étrangers ! Est-ce que vous savez qu’y a pas un ouvrage dans le MONDE qui met en cause la responsabilité d’la France ! » Quand on évacue l’idée d’une vérité historique, le saut vers l’évacuation de toute vérité est vite accompli.

Soldat français entraînant des miliciens pendant l'opération Turquoise (Rwanda, fin-juin 1994) © Peter Turnley

La précision du mitterrandien quand il s’agit de donner des exemples de ces travaux prisés par son institut est à peine plus flagrante que celle accordée à ces historiens honnis, dont on sait juste qu’ils sont « toujours les mêmes ». On saisit à la volée une référence pour connaisseur, « la Canadienne dont l’ouvrage a été repris par tous les médias américains pour sa qualité… jamais elle met en cause la… la… la France dans cette affaire. » La Canadienne, Judi Rever, possède en effet cette qualité inestimable de ne pas impliquer la France. Autre avantage, elle partage vraisemblablement le postulat glavanien de l’inexistence d’une vérité historique, puisque son ouvrage défend l’idée que le génocide commis contre les Tutsi a en fait été commandité et perpétré par le FPR, qui aurait par ailleurs aussi commis un génocide contre les Hutu… ouvrage qui constitue un exemple emblématique des formes prises par le négationnisme du génocide des Tutsi.[10]

Jean Glavany n’est donc pas négationniste. Il aime seulement faire la promotion des thèses négationnistes sur une chaîne de service public, devant une rescapée du génocide. Cette nuance intéressera certainement quelqu’un, quelque part.

L’ignorance comme arme rhétorique

Annick Kayitesi Jozan essaie bien de faire comprendre à Jean Glavany que ses propos semblent valider l’idée d’un double génocide, thèse fallacieuse utilisée pour minorer celui commis contre les Tutsi. Mais, il le lui assure, elle se trompe, elle lui fait dire ce qu’il n’a pas dit. De même, Maria Malagardis tente de démontrer l’inanité qui consiste à faire de l’histoire un affrontement entre thèses diverses et également valables, évoquant l’exemple de la Shoah. « Vous auriez raison si comparaison était raison », lui réplique, docte, le même Jean Glavany qui avait lancé les débats à coup d’anecdote apocryphe de Primo Levi…[11]

Parce que l’heure tourne et que Jean Glavany est appelé ailleurs, la parole lui est donnée, encore, pour délivrer son diagnostic sur la tension qui entoure les débats autour de la responsabilité française au Rwanda. Oubliez le politicien, le non-négationniste, le théoricien de la non-vérité historique. C’est désormais le vieux sage qui parle et qui déplore l’influence des « réseaux sociaux » puis la radicalité de l’époque - cette époque qui tolère bien trop mal les discours falsificateurs des maîtres du pouvoir d’il y a 30 ans -, avant de conclure : « vous savez on peut pas critiquer l’État d’Israël sans s’faire traiter d’antisémite, on peut pas contester les thèses de monsieur Duclert sans s’faire traiter de négationniste. » À un interlocuteur de bonne foi, on pourrait opposer qu’une critique de Vincent Duclert est tout à fait envisageable, sans risquer cet anathème. Encore faut-il s’entendre sur la cible des critiques. Vise-t-on le corps du travail fondé sur les faits et une analyse archivistique ou la nature des conclusions tirées de ce travail ? Renvoyer le travail de Vincent Duclert à la défense d’une « thèse » suggère la minoration de l’usage de la méthode historique appliquée à un sujet précis. L’implication française aux côtés du gouvernement rwandais avant et pendant le génocide n’est pas de l’ordre de la croyance relative. Elle est un fait avéré. La qualification de cet engagement, elle, demeure question ouverte. Le refus de Vincent Duclert d’employer le terme de complicité, par exemple, prête à débat, du fait de sa nature autant politique et juridique qu’historique.[12]

Ayant épuisé son stock de lieux communs et de mensonges, Jean Glavany conclut son numéro de soliste et quitte (enfin) le plateau, la démarche aussi preste que celle de ces hommes que l’on croise au petit matin dans Paris, après qu’ils se sont soulagés contre un pan de mur plus ou moins bien éclairé.

À qui la faute ?

Ce numéro de CCeSoir du 9 avril 2024 est emblématique de ce que l’on peut s’autoriser, médiatiquement, en France, avec la mémoire et l’histoire du génocide contre les Tutsi. La chapelle nommée Institut François Mitterrand est l’une des chevilles ouvrières de la falsification de cette histoire. On comprend sans mal la raison de ce déni obstiné. Jean Glavany n’est en fait qu’un énième acteur du « même film qui se répète depuis 30 ans », selon l’expression consternée de Maria Malagardis. Son attitude n’est donc pas surprenante.

Une question fondamentale demeure : pourquoi, dès lors que le sujet du génocide des Tutsi est abordé par une radio ou une télévision, une rédaction se met-elle en tête d’inviter un mitterrandien ? Au nom l’équilibre des débats ? Du pluralisme des opinions ? Mais de quelles opinions parle-t-on ici ?

Quand l’invité, peu importe son masque, ne connaît à peu près rien à l’histoire du Rwanda, déroule un discours ethniste raccord avec celui des génocidaires eux-mêmes, fait la promotion de thèses et d’ouvrages négationnistes, affirme l’inexistence de la vérité en histoire… quel message popularise-t-on auprès du public sinon l’idée que tous les points de vue se valent et qu’au fond, on ne sait trop rien de certain sur cette affaire ?

Que dire aussi du choix de placer côte à côte Annick Kayitesi-Jozan, survivante du génocide, et un monsieur obsédé par un président auquel il doit sa brillante carrière médiocre, la contraignant à supporter la suffisance idiote de son voisin à qui, sans cesse, la parole revient ?

On pourra peut-être se féliciter du rapport de force symbolique sur le plateau de l’émission, ce soir-là : Jean Glavany, seul, face à un panel de personnes informées et plus qualifiées pour répondre au sujet. Pourtant, l’effet produit par ces 50 minutes n’en fut pas moins pénible. Troublée sans arrêt par les barrissements puérils et les piétinements éléphantesques du baron socialiste, la discussion n’a pu prendre un tour digne, clair et cohérent qu’après son départ, quelques minutes avant le terme de l’émission.

Jean Glavany, qu’on ne s’y méprenne pas, a parfaitement rempli sa mission. Pendant près d’une heure, il a semé le trouble, fait tomber l’historien officiel dans ses pièges, dicté les termes du débat. Placé au même niveau que les autres invités, Jean Glavany, dont l’ignorance crasse du sujet était évidente, ne venait pas combattre sur le terrain scientifique des arguments connus et étayés depuis 30 ans. Il venait donner une voix à tous les faussaires qui œuvrent aujourd’hui autour de l’histoire du génocide des Tutsi.

Mission parfaitement accomplie. Pluralisme oblige.

*********

[1] Juvénal Habyarimana dirige le Rwanda comme président entre 1973, année de son coup d’État, et le 6 avril 1994, jour de sa mort dans l’attentat ayant visé son avion. Durant son mandat, une politique de quotas discriminatoires consacre les Tutsi comme citoyens de seconde zone.

[2] Disponibles chez Einaudi, à l’adresse suivante : https://www.einaudibologna.it/opere-einaudi/94-approfondimenti/3606-levi-opere-complete.html.

[3] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, coll. Arcades, 1989 (p.43-44).

[4] « Les autorités françaises, répondant aux critiques sur la visite en France du minister rwandais des Affaires étrangères, M. Jérôme Bicamumpaka, dont le pays est déchiré par la guerre civile, ont souligné la nécessité de “maintenir le contact avec l’ensemble des parties rwandaises” afin d’encourager la “reprise du dialogue”. » (AFP, 28 avril 1994, consultable sur: https://francegenocidetutsi.org/BicamumpakaDuqueAfp28avril1994.pdf) Ce même Jérôme Bicamumpaka déclarait le 28 avril, à Paris : « À mon avis, 100 000 morts c’est trop, 100 000 morts, je n’y crois pas. » (Le Monde, 30 avril 1994, consultable sur : https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/document-14-article-du-monde-du-30-4688)

[5] Propos tenus par Natacha Polony à l’antenne de France Inter, dans l’émission hebdomadaire Le Duel (18 mars 2018).

[6] « Cette formule « Khmers noirs » qui inverse la responsabilité de la furie génocidaire, a constitué un marqueur du discours négationniste par la suite. » (Jean-François Dupaquier, interview du général Delort, Afrikarabia, 23 mars 2021, consultable sur : https://francegenocidetutsi.org/InterviewDelortAfrikarabia23032021.pdf)

[7] À propos de l’influence réelle de la France sur les négociations à Arusha, Raphaël Doridant et François Graner signalent : « La France n’est que peu présente à ces négociations: elle y envoie un simple observateur, Jean-Christophe Belliard, de l’ambassade de France en Tanzanie, qui ne loge par à Arusha et donc n’intervient que de temps en temps aux séances plénières […] Jean-Christophe Belliard expliquera aux parlementaires de la Mission d’information de 1998 qu’il “avait reçu une instruction ferme et écrite de la direction des affaires africaines […] d’intégrer la CDR, c’est-à-dire les extrémistes hutus […] La France estimait en effet qu’il valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu politique pour éviter qu’ils deviennent incontrôlables”. » (L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Paris, Agones, 2020, p.102-103) Dans la délégation du GIR accueillie à Paris, le 27 avril 1994, figurait Jean Bosco Barayagwiza, chef de ladite CDR, apparemment toujours pas jugée « incontrôlable » par les responsables élyséens après 3 semaines d'intense participation au génocide…

[8] Le Parti du mouvement pour l’émancipation du peuple hutu (PARMEHUTU) est fondé en 1957 par Grégoire Kayibanda. Celui-ci se fait connaître en cosignant, la même année, une Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda, souvent surnommée « Manifeste des Bahutu ». Ce texte livrait une relecture du passé récent rwandais, faisant des Tutsi les véritables colonisateurs du pays : "Il ne servirait en effet à rien de durable de solutionner le problème mututsi-belge si l’on laisse le problème fondamental mututsi-muhutu."

[9] À défaut de leur « rigueur », il faut reconnaître à Jean Glavany une originalité étonnante dans la mobilisation de ses sources intellectuelles… : Selon Le Parisien, un certain Patrick Roger, chocolatier, a fait 3 jours de prison à Kigali en 2016, dans « des conditions “très correctes” » pour être entré sur le territoire rwandais « en possession d’un document non-valide » (« L’artiste chocolatier Patrick Roger raconte son calvaire rwandais », Le Parisien, 20 octobre 2016).

[10] À propos de Judi Rever, voir Raphaël Doridant, « Négationnisme – le génocide à l’envers de Judi Rever », Billets d’Afrique, n°301, 14 octobre 2020 (https://survie.org/billets-d-afrique/2020/301-octobre-2020/article/negationnisme-le-genocide-a-l-envers-de-judi-rever) ; Romain Poncet, Esprit, n°471, janvier/février 2021 (https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/romain-poncet/rwanda-l-eloge-du-sang-de-judi-rever-43180)

[11] Jean Glavany étaie son propos en expliquant que la comparaison serait recevable si l’armée française avait été en mesure d’empêcher « l’holocauste ». On ne saurait trop recommander à ce même Jean Glavany la lecture de l’article de Laurent Joly, « Vichy et la Shoah », montrant comment l’État français – à défaut de son armée – a facilité les opérations de déportations par sa collaboration active notamment en 1942 (Nouvelle Histoire de la Shoah, Paris, Passés/Composés, 2021, p.141-157).

[12] Exemple de critique du rapport de la commission Duclert exempte de négationnisme : Survie, « Décryptage du rapport Duclert, une analyse superficielle qui exonère à tort l’État français », 27 mars 2021 (https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/decryptage-du-rapport-duclert-une-analyse-superficielle-qui-exonere-a-tort-l)

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