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III DE L'ATTENTAT À LA FIN DE
MA MISSION
(6 avril - juillet 1994)
1/ Le mercredi 6 avril 1994
La journée du 6 avril s'était déroulée de façon assez calme, le
président Habyarimana étant parti pour un sommet régional
réunissant le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et la
Tanzanie à Dar Es Salam, où s’était donc momentanément
déplacé le centre de l’action.
Un peu après 20h15 le téléphone de la résidence retentissait :
Énoch Ruhigira, le directeur de cabinet du chef de l’État,
m’appelait pour me dire que, en route pour l’aéroport où il allait
l’accueillir, il avait vu l’avion présidentiel être touché par un tir
et s’écraser.
À ce moment, nous n’avions pas d’informations sur la liste des
passagers, en dehors du président Habyarimana et de nos trois
compatriotes, membres de l’équipage. Très rapidement, nous
avons su que se trouvaient aussi dans l’avion notamment le
président du Burundi, le chef d’état-major des Forces armées
rwandaises et le chef de la garde présidentielle.
Nous étions en période de vacances de Pâques et l’ambassade
était particulièrement dégarnie : le conseiller/consul était à
Nairobi pour passer un examen professionnel et son épouse
(comptable) l’avait accompagné. L’attaché de défense se
trouvait à Paris.
J'ai aussitôt demandé que l’on mette en alerte le réseau de
sécurité de la communauté française. Notre réseau fonctionnait
sur les mêmes principes qu'ailleurs : selon leurs lieux de
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résidence, nos ressortissants étaient regroupés en « îlots » à la
tête desquels se trouvaient un responsable et généralement deux
adjoints. À cette époque où n’existaient ni Internet ni SMS,
dispositif permettait de démultiplier les relais d’alerte. Chefs
d’îlots et adjoints étaient dotés d'appareils radio permettant de
garder le contact même en cas de rupture ou saturation du
réseau téléphonique. Des réunions hebdomadaires ou
bimensuelles, selon le degré de tension, permettaient de faire le
point et d’avoir un état à peu près à jour des présents et des
absents. Dans une situation comme celle-ci la consigne était
simple : rester où l’on se trouvait. J’ai évidemment aussitôt
appelé le ministère à Paris pour informer nos autorités de ce qui
venais de se passer. À cette heure de fermeture des bureaux je
n'ai pu joindre qu’un jeune collègue de permanence. Enfin
j'ai pris la voiture pour me rendre à l’ambassade. Quoique la
distance ne dépasse pas quelques centaines de mètres, il y avait
plusieurs barrages sur la route, mais je suis passé sans difficulté
majeure.
De retour à la résidence dans la nuit, nous avons entendu des
rafales et des coups de feu assez proches sans savoir néanmoins
d'où ils provenaient. Le plus probable (mais je n’en ai pas la
certitude) est qu’il s’agissait de l’assassinat d’Agathe
Uwilingiyimana, Première ministre, du parti d’opposition
MDR, et des dix Casques bleus belges chargés d’assurer sa
protection. Les locaux du PNUD où elle s’était réfugiée étaient
en effet proches de la résidence.
Dès la nuit du 6 au 7 avril ont donc commencé les assassinats
de personnalités politiques d’opposition, sans que ces meurtres
s'accompagnent de façon visible d’une tentative de prise du
pouvoir qui se serait traduite par des déclarations, la
constitution d’un gouvernement ou d’une junte, des initiatives
politiques. Il est vrai que deux des dirigeants considérés
comme faisant partie des extrémistes hutu, Elie Sagatwa, chef
de la garde présidentielle, et Deogratias Nsabimana, chef d'état
major des FAR, se trouvaient dans l’avion présidentiel et
avaient donc péri avec les autres occupants.
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2/ Le jeudi 7 avril
Le lendemain à l’aube, alors que la radio annonçait la mort des
deux chefs d’État, indiquant que l’avion avait été abattu « dans
des circonstances inconnues» et diffusait un message du
ministre de la Défense appelant la population au calme, je me
trouvais à nouveau dans mon bureau de l’ambassade.
Mon téléphone sonnait et j’entendais à l’autre bout du fil
Faustin Twagiramungu. Celui-ci s’était caché et la garde
présidentielle le cherchait pour le tuer. Réfugié chez un
Américain, il n’allait pas pouvoir y rester et craignait d’être
bientôt découvert. Il me demandait donc d’envoyer des
militaires le chercher et le conduire en lieu sûr. Je lui ai rappelé
que, depuis le retrait des troupes françaises, le détachement de
sécurité de l’ambassade n’était composé que de trois policiers et
lui ai promis de prévenir immédiatement M. Booh-Booh, ce que
j'ai fait aussitôt après avoir raccroché. La MINUAR est alors
intervenue, non sans mal, pour le mettre à l’abri.
Quelques instants plus tard, je recevais coup sur coup deux
appels téléphoniques de la fille du président Habyarimana (que
je n’avais jamais rencontrée et dont j'ignore le prénom).
Dans la première communication, elle me disait avoir entendu
deux fortes explosions retentir au moment où l’avion se
préparait à atterrir. Selon elle, il ne faisait aucun doute qu’il
s’agissait de tirs. L’avion avait pris feu et s’était écrasé contre la
résidence présidentielle au point, disait-elle, que la garde avait
d’abord cru à une attaque contre celle-ci. Elle imputait la
responsabilité de l’attentat au FPR et me mettait en
communication avec un responsable de la garde présidentielle,
qui confirmait ses propos et précisait que les tirs venaient « de
la grande plaine au-delà de Kanombe» (sur la route de
Rwamagana), propos que j’ai rapportés à Paris en précisant que
seule une enquête internationale permettrait de recueillir des
éléments précis.
Peu après ce premier entretien, elle me rappelait pour
m'indiquer que la famille craignait pour sa sécurité et me
demander de transmettre à Paris une demande d’envoi de
« quelques éléments» qui pourraient épauler la Garde
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présidentielle. Alors que je lui rappelais la présence de la
MINUAR, elle a catégoriquement écarté l’idée de demander
quoi que ce soit à l’ONU, soulignant que le Représentant
spécial avait la confiance de son père, mais que le Général
Dallaire était « partial ». Quant à la Belgique, elle allait jusqu'à
se demander si elle n’avait pas participé à l’attentat (rumeur
qui allait se propager et compliquer sérieusement l'action de
la MINUAR).
- Assassinats et massacres
Les mauvaises nouvelles se sont vite multipliées : nous avons
appris l'assassinat de la Première ministre, des ministres des
Affaires étrangères, des Affaires sociales. Le sort d’autres
personnalités, sans être toujours très clair, était aussi
inquiétant : dès le matin du 7, Faustin Twagiramungu me faisait
part de l'arrestation par la garde présidentielle du ministre de
l'Information et de sa famille, de la disparition du ministre de
l'Agriculture, arrêté ou en fuite, de l’arrestation (en fait, il avait
été assassiné) du président de la Cour Constitutionnelle et du
candidat du Parti libéral favori pour l’élection à la présidence de
l'Assemblée nationale, du meurtre du directeur de cabinet du
ministre des Affaires étrangères... Ces annonces nous
affectaient d’autant plus qu’il ne s’agissait pas seulement pour
nous d'interlocuteurs politiques : nous rencontrant de façon très
régulière, nous avions noué avec certaines de ces victimes des
relations personnelles parfois fortes. C’était le cas par exemple
avec la Première ministre ou avec le ministre des Affaires
sociales, Landwald Ndasingwa, resté un homme simple et
accessible dont l’épouse, Canadienne francophone, était
unanimement appréciée elle aussi. Tous deux ont été assassinés
avec leurs deux enfants, adolescents revenus du Canada pour
passer les vacances de Pâques en famille, et deux Casques bleus
ghanéens chargés de leur protection. Sur le moment
l’identité de leurs meurtriers n’était pas précisée même s'il
semble peu douteux qu’il s’agissait de la garde présidentielle.
Outre ces assassinats politiques, qui frappaient en priorité des
politiciens d’opposition majoritairement hutus, l’ambassade
était informée de massacres, ses sources étant des ressortissants
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français ou des ecclésiastiques de toutes nationalités. Dès le
7 avril, un de nos compatriotes était témoin à Kigali de
l'assassinat de 3 adultes et un enfant tutsi par des militaires,
tandis que le meurtre de prêtres rwandais (sans autre précision)
nous était signalé vers Ruhengeri et que « des Tutsi » réfugiés
auprès de missionnaires adventistes étaient tués à Byumba par
une foule de paysans armés de machettes. Le lendemain matin,
plusieurs membres de notre communauté assistaient au
massacre de 11 personnes, Tutsi ou opposants, au « village
français » (27), tandis qu’un prêtre français nous apprenait que
400 à 500 personnes, réfugiées dans une église à Nyamirambo,
en avaient été sorties de force et abattues pour la plupart, par
quelques éléments de la garde présidentielle accompagnés de
miliciens et de bandits. Tard dans la soirée, nous étions
informés de la mort d’un Père blanc français près de la frontière
avec le Burundi, alors que la communauté tutsi affolée à la suite
d'incidents s’était réfugiée dans sa paroisse. Dans ce cas
comme au village français, la responsabilité était imputée à
«des militaires», sans plus de précisions (la garde
présidentielle ?).
Dans la nuit du 8 au 9, un entretien avec des Pères blancs me
permettait de recueillir plus d’informations : un massacre à
Remera le 7 avril avait abouti à la mort de 11 prêtres, des deux
ethnies et d’opinions politiques diversifiées, et de 9 jeunes filles
de l’institut séculier Vita et Pax. Les auteurs étaient des
militaires. Près de Gisenyi (au nord), 3 prêtres et 2 professeurs
avaient aussi été tués (sans autre détail). Le 8 avril à Nyundo,
3 prêtres, un frère et 25 professeurs avaient été assassinés au
petit séminaire et, à Kigali, des personnes réfugiées dans une
église avaient été abattues tandis que des blessés se trouvant
dans un centre de santé à Masaka avaient été achevés dans leur
lit. La responsabilité en incombait à des militaires. La maison
régionale des Pères accueillait 200 Tutsi craignant pour leur vie
après la mort de 3 jeunes filles appartenant à la Jeunesse
ouvrière chrétienne.
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27 Ce terme recouvrait un ensemble de villas habitées par nos ressortissants,
en majorité des coopérants.
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Enfin, le 11 avril, un entretien avec un autre prêtre français
nous apprenait qu'une centaine de personnes, tutsie, s'étaient
réfugiées dans sa paroisse après la mort de 3 enfants tués par
une foule armée de pierres et de machettes. Un calme précaire
avait été rétabli grâce à l’interposition de 9 gendarmes.
Ces différentes informations montraient que les assassinats de
personnalités politiques s’accompagnaient d’exactions et de
massacres frappant parfois des opposants, mais surtout des
Tutsi. En revanche, les auteurs étaient indiqués de façon vague
sans que l'on puisse savoir jusqu’à quel point d'autres éléments
de l'armée que la garde présidentielle étaient impliqués et sans
que l'on puisse analyser jusqu’à quel point ces actes étaient
planifiés et organisés. La gendarmerie était intervenue une fois
pour rétablir le calme et le rôle des autorités locales n'était
jamais évoqué, comme il le sera souvent dans les assassinats ultérieurs.
- Impuissance de la MINUAR
Face à cette explosion de violence, la MINUAR était
impuissante en raison notamment des barrages dressés dans
Kigali par l’armée rwandaise. Elle s’est montrée incapable,
dans la matinée, d'assurer la sécurité d’une réunion qui devait
se tenir entre l’état-major des Forces armées, le Représentant
spécial et les ambassadeurs des pays observateurs, dont
l'objectif était à la fois de dissuader l’état-major de prendre le
pouvoir et de chercher une solution permettant de combler le
vide institutionnel. De ce fait, cette réunion qui nous aurait
permis d’agir de façon concertée, n’a pas eu lieu. La MINUAR
ne parvenait pas non plus à assurer la protection des
personnalités rwandaises.
Devant cette dégradation, je suggérai au ministère en fin de
un appel très ferme du Conseil de Sécurité aux forces
armées rwandaises pour qu’elles coopèrent avec la MINUAR
au lieu d'entraver son action, sans me faire d’illusion excessive
sur les résultats de cette exhortation. Cette suggestion était
prise le jour même et notre Représentation permanente à
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New York recevait instruction de se mettre aussitôt en contact
avec le Secrétariat général à cette fin.
En même temps, nous constations que les rafles s’étendaient à
tous les Tutsi, à l’initiative de la garde présidentielle. La
gendarmerie rwandaise confirmait ces informations, se disait
légaliste, mais impuissante et affirmait avoir vainement fait
appel à la MINUAR.
Je concluais mon message de la façon suivante : « Aucune
autorité ne semble pour l’instant en mesure d’intervenir, soit
qu’elles-ne puissent être contactées, soit qu’elles avouent leur
impuissance ».
- Reprise des combats
La situation continuait à se dégrader dans l’après-midi du
7 avril. Le FPR reprenait en effet les combats, dans le nord du
pays depuis Mulindi, mais aussi en plein Kigali, avec les
600 hommes cantonnés au Parlement. En fin d’après-midi,
Jacques-Roger Booh-Booh m’informait que le FPR avait
indiqué à la MINUAR que, si l’ordre n’était pas rétabli d’ici la
nuit, il lancerait une offensive généralisée. L’aggravation des
combats, y compris à l’arme lourde, ajoutait au chaos ambiant
et rendait les déplacements à peu près impossibles, y compris
pour des tâches aussi élémentaires que d’approvisionner
l’ambassade, sans compter les coupures téléphoniques. Cette
dégradation en 24 heures à peine était assez forte pour que Paris
et Bruxelles interrogent leurs ambassadeurs sur l’opportunité
d’envisager l’évacuation de nos ressortissants, comme les
Américains l’avaient fait par convoi routier en catimini, sans
nous en informer. Quelques couples mixtes (franco-rwandais)
avaient déjà pris la décision de venir se réfugier à l’ambassade
et seraient ultérieurement les premiers à être évacués. Avec
mon collègue belge, nous avons conjointement décidé de
répondre par la négative à l’évacuation en question, tout en
recommandant de la préparer. Tout espoir de redresser la
situation n’était peut-être encore pas perdu et le départ des
communautés étrangères laisserait le champ libre à la violence,
sans aucune chance de l’interrompre.
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En l’absence de l’attaché de défense, son remplaçant, le
colonel Maurin, et moi-même avons rencontré le même jour le
colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la
Défense, qui était en dehors du pays. Nous avons insisté sur la
nécessité de reprendre le contrôle de la situation, sur la sécurité
de nos ressortissants et sur le caractère indispensable d’une
bonne coopération entre les forces armées rwandaises et la
MINUAR. Notre interlocuteur, qui était en réunion avec le
Général Dallaire et le chef d'état-major de la gendarmerie au
moment de notre arrivée, nous a affirmé que son objectif était
de ramener la situation au calme le plus rapidement possible,
tout en attribuant les exactions à des éléments incontrôlés de la
garde présidentielle. Dans mon commentaire, j’admettais que
selon nos informations, il était exact que cette dernière était à
l’origine de ces crimes et qu’elle avait été privée de ses chefs
par l'attentat. Je qualifiais néanmoins la thèse selon laquelle il
s'agissait d’éléments « incontrôlables » d’invérifiable.
Enfin, dans la soirée du 7 avril, le chef d'état-major de la
gendarmerie m'’appelait pour m’informer de la constitution
d’un « comité de salut public ». Parmi les quelques noms cités
parmi ses membres ne figurait pas le colonel Bagosora. Mon
interlocuteur m’affirmait que le comité avait publié un
communiqué appelant au calme, se référant aux accords
d'Arusha et demandant que les mesures nécessaires au
rétablissement de la sécurité soient prises. Son intention était de
se réunir avec les partis politiques pour voir comment combler
le vide institutionnel.
3/ Le vendredi 8 avril
Les combats entre forces armées et FPR se sont poursuivis avec
une intensité variable pendant la nuit, avec quelques tirs à
l’arme lourde, et ont repris avec violence dès l’aube. Nous
avons appris que la maison du directeur de la Caisse française
de Développement avait été touchée par un obus. Lui-même et
son épouse étaient heureusement indemnes.
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- Accueil à l'ambassade de personnalités rwandaises
Dès la veille au soir, un certain nombre de personnalités
rwandaises étaient venues demander l’asile à l’ambassade, pour
elles-mêmes et leurs familles. Il s’agissait de quatre ministres
(Jeunesse, Enseignement supérieur et recherche, Fonction
publique, Commerce), du directeur de la Banque nationale et du
directeur du Programme national d’Action sociale. La famille
du ministre de la Défense (lui-même absent) était aussi
présente. Au total, une cinquantaine de personnes. J’ai aussitôt
informé le ministère et la MINUAR, en leur communiquant une
liste nominative, et je les ai installés dans le consulat, qui se
trouvait près de l’entrée de l’ambassade. Cette solution
présentait l’avantage de les maintenir à une certaine distance de
la chancellerie et d’éviter par conséquent toute promiscuité qui
aurait pu entraver notre liberté de parole. En revanche, elle ne
permettait pas de contrôler les allées et venues de ces
personnes, une fois admises au sein de l’ambassade. Les
conditions d’accueil étaient par ailleurs des plus précaires, en
l’absence d’eau, d’alimentation ou de latrines.
Le 8 au matin (le message envoyé à Paris porte la date du 7,
mais la numérotation des télégrammes montre que c’est une
erreur), la liste s’était allongée: quatre autres ministres
(Transports, Plan, Famille et Santé) s’étaient ajoutés, ainsi
qu’un futur ministre désigné par Faustin Twagiramungu
(Enseignement supérieur et recherche), un ancien ministre
(Information) et quelques hauts fonctionnaires (président de la
Cour des Comptes, directeurs généraux de la Sonarwa, une
entreprise publique, et du Plan). Avec les familles, une centaine
de personnes au total.
La décision de les accueillir m’a parfois été reprochée et les
critiques se sont notamment focalisées sur la présence de
Ferdinand Nahimana, en raison du rôle joué par ce dernier
auprès de RTLM. Pourtant, au Burundi voisin, après
l’assassinat du président Ndadaye, les membres du
gouvernement s’étaient réfugiés à l’ambassade de France et cela
avait contribué à rendre possible un règlement de la crise. Par
113
ailleurs, Ferdinand Nahimana faisait partie des ministres
désignés au sein du futur gouvernement de transition et, comme
l’a rappelé Faustin Twagiramungu dans une lettre adressée le
25 mai 1998 à la mission Quilès, « il n’avait jamais fait l’objet
de contestation, ni par les partis politiques de l’opposition
intérieure, ni par le FPR au moment des consultations pour la
publication de la liste des ministres du GTBE ».
Conscient des risques sécuritaire et politique que représentait
cette arrivée de membres du gouvernement et de leurs familles
dans l’enceinte de l’ambassade, je me suis adressé à plusieurs
reprises à la MINUAR pour lui demander, soit de les emmener
ailleurs en lieu sûr, soit d’assurer une protection minimum de
l’ambassade. Ces demandes sont restées sans réponse. Par
ailleurs, des fax étaient régulièrement envoyés au ministère des
Affaires étrangères donnant la liste actualisée des Rwandais
réfugiés à l’ambassade. Leur évacuation à la fin de l’opération
Amaryllis a été formellement approuvée par un télégramme du
10 avril signé par le directeur des affaires africaines et
malgaches.
J‘avais donné pour instruction d’accueillir tous les responsables
qui se sentaient menacés et il n’y a pas eu de distinction opérée
selon les appartenances politiques des uns ou des autres,
pourtant un point mérite réflexion : presque aucun dirigeant de
l'opposition ne s’est réfugié à l’ambassade. Les seules
personnalités importantes à l’avoir fait étaient Pascal
Ndengejeho, ancien ministre de l’information (MDR) et
Alphonse Nkubito, procureur général et président du comité de
liaison des ONG des droits de l’Homme. L’ambassade de
France n’était d’ailleurs pas le choix initial de ce dernier
puisqu'il s’était d’abord rendu chez mon collègue belge. Celui-
ci, jugeant à juste titre que sa venue faisait peser un risque
sur son ambassade, m’a téléphoné pour me demander de le
recevoir. Alphonse Nkubito a donc quitté une représentation
diplomatique pour une autre, avec des risques réels d’être
assassiné en chemin.
Cette présence quasi exclusive des partisans du président
Habyarimana signait l’échec de la politique que j'avais tentée
114
conjointement avec l’ambassadeur de Belgique, pour
convaincre les Rwandais qu’il n’y avait pas schématiquement
des Français pro-Hutus et des Belges pro-Tutsis, et que nous
étions véritablement les uns et les autres attachés aux accords
d’Arusha.
- Tentative de sauver les accords d’Arusha
Le 8 avril dans la matinée, les ministres réfugiés à l’ambassade,
à l’exception de Justin Mugenzi, se sont retrouvés dans mon
bureau en m’informant d’une réunion qui avait été prévue entre
le conseil militaire de crise et les partis et qui devait se tenir
dans la journée. Ils semblaient totalement désemparés. Au cours
de cette réunion, un schéma a été esquissé en trois volets :
- combler le vide institutionnel en demandant aux partis
qui le pouvaient de remplacer les ministres morts ou
disparus et en désignant un successeur intérimaire au
chef de l’État,
- obtenir de l’armée qu’elle reprenne en main les
éléments incontrôlés de la garde présidentielle et lancer
un appel à l’arrêt immédiat des combats,
- réaffirmer l’attachement aux accords d’Arusha et la
volonté de les mettre en œuvre.
En rendant compte de cette réunion à Paris, je soulignais que ce
schéma restait fragile, les dirigeants rwandais semblant
inconscients de la situation sur le terrain et raisonnant comme
s’ils avaient beaucoup de temps et pouvaient encore se
permettre des manœuvres politiciennes. Ce commentaire
m'était notamment inspiré par leurs réactions lorsque je leur
avais suggéré, à propos d’Arusha, de confirmer leur accord sur
le partage institutionnel retenu et sur la nomination de Faustin
Twagiramungu comme Premier ministre du gouvernement de
transition, qui avait provoqué de leur part une vague de propos
en total décalage avec la réalité.
Contrairement à ce qui a pu être parfois écrit, le gouvernement
intérimaire n’a pas été mis en place dans mon bureau.
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- Mise en place du gouvernement intérimaire
Un peu après 20h le même jour, Justin Mugenzi me ttéléphonait
pour m’informer des conclusions de la réunion qui venait de
s achever entre les militaires et les partis politiques. Le
président du Conseil National de Développement (Parlement ;
devenait président de la République par intérim. Quelques
nouveaux ministres étaient nommés, dont il me donnait les
noms. Le nouveau chef de l’État allait rendre public un message
appelant à l’arrêt des combats, au respect des biens et des
personnes et au retour au calme, et annonçant l’entrée en
fonction du nouveau gouvernement. Selon mon interlocuteur,
celui-ci avait un programme tenant en deux points : assurer la
gestion régulière de l’État et continuer la négociation avec le
FPR pour la mise en place dans les six semaines des institutions
prévues par les accords d’Arusha.
Dans mon compte-rendu pour Paris, j’estimais que ces
décisions étaient les plus conformes possibles aux accords
d'Arusha : le choix du président du Parlement respectait la
Constitution en vigueur et n’était pas contraire à ces accords. La
répartition des nouveaux portefeuilles correspondait au partage
qui avait été prévu entre les partis politiques. Je soulignais
toutefois que deux critiques majeures pouvaient être adressées à
ce nouveau gouvernement. D’une part, les membres du PSD qui
avaient participé à la réunion n’étaient pas représentatifs de leur
groupe politique. D’autre part, au sein du MDR et sans doute du
Parti libéral, dont le nouveau ministre était inconnu de nous, un
glissement avait été opéré en faveur du « Hutu-Power ».
Certains commentateurs se sont étonnés que j'aie continué à
avoir des contacts avec le gouvernement intérimaire, car le chef
de l'État par intérim et de nombreux ministres se sont révélés
ultérieurement être des complices, voire des instigateurs du
génocide.
Mais si la MINUAR avait été capable d’assurer la sécurité de
la réunion prévue le matin du 8 avril, j'aurais pu continuer à
placer mon action dans le cadre multilatéral que j'avais toujours
suivi. Dès lors que ce n’était pas possible, je ne pouvais pas
m’abstenir, dans la situation de crise que nous vivions, de
116
maintenir le contact. Par ailleurs, au moment où ce nouveau
gouvernement a été constitué, sa future évolution n’apparaissait
pas comme inéluctable. Le fait que plusieurs de ses membres
soient des anciens proches du défunt président n’en faisait pas
nécessairement des génocidaires. D’autres, tels qu’Énoch
Ruhigira, directeur de cabinet et homme de confiance du chef
de l’État, n’ont pas suivi cette voie criminelle. Ce sentiment
était d’ailleurs partagé par Faustin Twagiramungu.
Lors d’un entretien que nous eûmes le 26 mai, donc plus
d'un mois et demi après, il estimait encore qu’il y avait des
modérés du côté du gouvernement, mais que ceux-ci n’osaient
pas se dissocier de peur d’être assassinés. Parmi eux se
trouvaient, selon lui, certains officiers supérieurs et le chef
d'état-major de la gendarmerie, Augustin Ndindiliymana.
Pourtant, ce dernier avait laissé les massacres se développer
alors qu’en tant qu’officier le plus gradé et commandant de la
gendarmerie, il aurait pu les arrêter. Il est vrai que, selon un
autre de mes interlocuteurs, l’ambassadeur du Rwanda à
Kampala, assez proche de l’opposition pour que le FPR lui
propose plus tard un portefeuille ministériel qu’il refusa,
cette passivité s’expliquait parce qu’étant originaire de Butare,
au sud du pays, il ne faisait pas le poids face aux officiers du
nord, et parce que les gendarmes n’auraient pas osé s’en
prendre à la garde présidentielle pour faire cesser les
massacres.
Ceux-ci apparaissaient en effet à ce moment comme l’action
d’éléments incontrôlés, surtout issus de la garde présidentielle,
plutôt que comme une action planifiée. Or, certaines forces,
au premier rang desquelles la gendarmerie, semblaient
légalistes et en mesure de contribuer à rétablir l’ordre, si
l’instruction leur en était donnée et si un cessez-le-feu
pouvait être conclu avec le FPR. Cela supposait d’avoir une
autorité civile disposant d’un minimum de légitimité et les
premières déclarations du nouveau gouvernement semblaient
aller dans le bon sens. Enfin, le déséquilibre des forces entre les
FAR et le FPR était tel que l’on pouvait espérer que les
militaires ne se lanceraient pas dans une escalade non
seulement criminelle, mais aussi suicidaire pour eux, tant
il semblait évident qu’ils seraient incapables de résister au Front
117
patriotique. L’autre terme de l’alternative était de laisser
champ libre au comité de salut public. Enfin, dès lors que nous
tentions de contribuer à un retour au calme puis que
notre priorité devenait l’évacuation de nos ressortissants et
plus largement de la communauté étrangère, je vois mal
comment j'aurais pu me dérober à des contacts avec les seules
autorités joignables.
Un entretien du vice-président du Front, Patrick Mazimhaka,
avec les ambassadeurs européens à Kampala le 13 avril montre
combien la situation était alors encore fluide aux yeux mêmes
des dirigeants du FPR, avec l’espoir d’une possible reprise
en mains. Il illustre aussi le fait qu’à ce moment-là l’hypothèse
d'un génocide n’était pas envisagée, puisque lui-même ne la
mentionne à aucun moment. Enfin, il éclaire le refus du FPR de
laisser la MINUAR intervenir.
Patrick Mazimhaka explique en effet à mes collègues qu’après
« l'accident d’avion », un comité de crise s’est constitué à
Kigali tandis que la Garde présidentielle se livrait à des tueries
visant notamment les politiciens de l’opposition démocrate.
Certains cadres militaires des Forces armées rwandaises ajoute-
t-il, ont alors cherché à contacter le FPR via la MINUAR pour
coopérer à la reprise en mains des « éléments militaires
incontrôlés ». Le FPR a donné son accord de principe, mais
n'a pas pu (encore, dit-il le 13 avril) identifier ces unités de
l’armée susceptibles de contribuer au maintien de l’ordre. Le
Front patriotique essayait de rétablir cet ordre avant de
chercher à constituer un gouvernement avec les forces
politiques ayant signé les accords d’Arusha et présentes à
Kigali. Le vice-président du FPR disait craindre une extension
des massacres à tout le pays, car ceux-ci semblaient planifiés
En réponse à une question britannique, il avait précisé que son
mouvement n’avait pas encore décidé d’inclure ou non le
MRND dans ce futur gouvernement.
La MINUAR cherchait à aider les deux côtés à s’entendre, mais
c’était difficile, car il n’y avait plus d’interlocuteurs du côté du
gouvernement, qui s’était effondré. L'intervention de la
MINUAR n’était pas nécessaire : le Front avait suffisamment
de forces pour rétablir l’ordre lui-même. Un cessez-le-feu ou un
118
compromis n’était, selon lui, pas d’actualité avant la prise de
Kigali.
Sauf erreur de ma part, ce n’est que le 19 avril qu’Alexis
Kanyarengwe, lors d’une rencontre avec des journalistes
ougandais à Mulindi, a employé le terme de génocide et dit que
le MRND avait armé sa jeunesse militante pour préparer
l'extermination des Tutsi et de l’opposition.
Quant au refus d’une intervention de la MINUAR, il était
réitéré par Paul Kagame lors d’un autre entretien avec des
journalistes ougandais (le 5 mai), au cours duquel il indiquait
que son objectif prioritaire était de sauver des civils innocents
des massacres de masse qui les menaçaient. La meilleure
solution était selon lui la victoire militaire du FPR et
l'intervention d’une Force internationale serait inutile ou
gênante. Il n’y aurait pas de dialogue avec des adversaires qui
avaient tué des enfants, des femmes, des hommes sans défense.
Il réaffirmait ce refus de toute force internationale lors d’un
autre entretien avec la presse, cinq jours plus tard.
- Assassinat de ressortissants français et décision
d'évacuation
Le 8 avril en fin d’après-midi, nous apprenions qu’un militaire
français et son épouse, Monsieur et Madame Didot, avaient été
assassinés (nous serions informés un peu plus tard qu’un
deuxième militaire français, Monsieur Maier, avait été tué en
même temps que ce couple). D’après des Rwandais (Tutsi) qui,
réfugiés chez eux, avaient été témoins de ces assassinats et
s’étaient confiés à des employés de l’Hôtel Méridien tout
proche, ils avaient été tués par des membres du FPR. Que cette
dernière information soit exacte ou non, il était clair désormais
que les ressortissants étrangers pouvaient être visés en tant que
tels. Le soir même, la décision d’évacuation était prise.
Le rapport Duclert relève une incohérence de dates entre le
compte-rendu de fin de mission des lieutenants-colonels Cussac
et Maurin, indiquant avoir été informés dès le 7 avril en fin
d’après-midi de la mort des Didot (le sort de l’adjudant-chef
Maier était alors inconnu) et le télégramme diplomatique sur ce
319
sujet que je n’ai envoyé que 24 heures plus tard. Je n’ai pas
d'explication satisfaisante sur ce point. J'ai communiqué
l’information aux autorités françaises dès que je l’ai obtenue,
Le lieutenant-colonel Maurin s’en était d’ailleurs montré assez
mécontent il estimait que cette tragique nouvelle n’était pas
confirmée de source sûre et qu’il était donc prématuré
d'en faire état.
Cette évacuation, désormais inéluctable, allait laisser le champ
libre aux forces en présence. Informé, le chef de l’État par
intérim m’appelait le 9 avril au matin. Il me répétait les motifs,
selon lui, de la mise en place du nouveau gouvernement : éviter
le vide ‘institutionnel, donner des interlocuteurs à la
communauté internationale et au FPR, veiller à la sécurité de la
population. Il concluait en demandant l’aide de la communauté
internationale « qui ne devait pas se limiter à l’évacuation
des ressortissants étrangers en laissant les Rwandais à eux-
mêmes ». Cet appel était relayé plus tard dans la journée par les
trois ministres des Affaires étrangères, de la Santé et du Plan
auprès du Nonce apostolique et des ambassadeurs des quatre
pays observateurs (ce qui montre que nous n’étions pas les seuls
à maintenir le contact avec ce gouvernement). Ils demandaient
notre soutien pour l’arrêt des combats et la reprise des
négociations avec le FPR. Nous devions selon eux aller plus
loin que le contingent actuel, aider les autorités à rétablir l’ordre
et empêcher le FPR de bouleverser l’équilibre politique des
accords d’Arusha par une victoire militaire. Déclaration sincère
ou duplicité ? Ces propos montraient en tout cas qu’ils étaient
conscients du fait que la poursuite de ia situation actuelle se
solderait par la victoire militaire du FPR.
La décision d’évacuation m’était communiquée avec quelques
éléments concrets. La MINUAR ne tenant plus l’aéroport, il
s’agissait d’abord pour les éléments français d’en prendre le
contrôle. L’évacuation débuterait le 9 au soir, mais il serait
possible, dès le début de l’opération, de faire partir une
cinquantaine de personnes, françaises ou étrangères, dont
l’état de santé psychologique ou autre rendrait un ‘départ
prioritaire justifié. Dans cette première rotation, la très proche
famille Habyarimana serait incluse (moins de dix personnes,
120
était-il précisé). Un message ultérieur revenait sur la notion de
très proche famille : l’épouse, les enfants et les petits-enfants.
Un peu plus tard dans la même journée, un télégramme à
destination de New York précisait la portée de l’opération,
baptisée Amaryllis, dont le but n’était pas de restaurer la
stabilité au Rwanda, mais était purement humanitaire. On ne
pouvait exclure à bref délai une reprise généralisée des
affrontements et tout devait être fait sur le plan politique « pour
que puisse s'engager le dialogue entre le nouveau
gouvernement et le FPR ». Si la France n’entendait pas
prendre l’initiative d’un retrait de la MINUAR, dont nous
souhaitions le maintien si les circonstances le permettaient,
nous ne nous y opposerions pas si d’autres en prenaient
l’initiative.
La Belgique ayant décidé de quitter la Force des Nations-Unies
après l’assassinat de ses soldats, ce départ de la MINUAR
était inéluctable. L’impuissance des Casques bleus depuis le
début des évènements, en raison notamment de l’attitude des
militaires et des miliciens, et le refus du FPR de la laisser
intervenir, jetaient en toute hypothèse un doute sérieux sur
l’utilité de les laisser sur place. Mais le signal n’en était pas
moins catastrophique, en laissant le champ libre aux tueurs.
4/ L’organisation des évacuations
La priorité de l’ambassade a alors été d’obtenir l’assurance que
nos avions militaires, chargés exclusivement de l’évacuation,
pourraient se poser sans être pris à partie par les FAR ni le FPR.
Ces assurances ont été obtenues, mais, alors que nous écoutions
le bruit des moteurs des premiers appareils se posant dans la
nuit du 8 au 9, nos cœurs étaient serrés.
La prise de contrôle de l’aéroport par les militaires français
ayant été effectuée, l’évacuation s’est mise en place. Pour les
Français, nous disposions des informations recueillies lors des
réunions régulières de chefs d’îlots, grâce auxquelles nous
avons pu aller les chercher et les rassembler à l’École française,
centre de regroupement.
121
Si nos compatriotes ont été très affectés par les scènes d’horreur
auxquelles certains ont assisté et par les circonstances
traumatisantes d’un départ alors que déjà les cadavres étaient
nombreux le long des routes, les conditions de leur départ n’ont
pas suscité de leur part de critiques à l’encontre des autorités
françaises. Le 15 avril 1994, le président de la section
rwandais de l’Association Démocratique des Français à
l’Étranger (28) adressait à la directrice des Français de l'étranger
du Quai d’Orsay la lettre suivante :
« L’angoisse ressentie par les ressortissants français en ces
moments difficiles s’est néanmoins trouvée atténuée grâce à
l'organisation efficace du plan de sécurité mis en place par
l’ambassade à Kigali. Nous soulignerons en particulier...:
- la mise en action du plan a montré sa parfaite
organisation préalable grâce aux réunions fréquentes et
régulières à l’initiative de l’ambassade regroupant les
chefs d’îlots, les responsables de la sécurité et le
représentant de notre association,
- la priorité d’ordre d’évacuation, voulue par
l'ambassadeur, reconnue aux cas sensibles : couples
mixtes...
- la disponibilité et la qualité d’écoute de l’ambassadeur
aux problèmes qui lui étaient directement soumis,
- la prise en compte et l’accueil des ressortissants de
toutes nationalités, ce qui fait honneur aux valeurs
humanistes de la France… ».
En plus de nos ressortissants, des citoyens de nombreux
autres pays ont été évacués par les militaires français (au total
environ 1 500 personnes de 25 nationalités différentes). À ma
connaissance, le seul cas ayant donné lieu à un échange entre
Paris et l’ambassade a concerné un groupe de 35 Libyens
compte tenu de l’état de nos relations avec ce pays à l'époque.
28 Deux associations représentent les Français de l’étranger. La plus ancienne
est l'Union des Français de l’Etranger (UFE) qui existe depuis 1927. En 1980
s'est créée l'Association démocratique des Français de l'Étranger (ADFE)
qui était majoritaire au Rwanda.
122
la décision a été prise de les évacuer. Je n’ai opposé aucun
refus d’évacuation, à qui que ce soit, Rwandais ou étranger.
Comme l’a indiqué l’Amiral Lanxade à la mission Quilès, les
deux chaînes diplomatique et militaire sont strictement séparées
pendant une opération d’évacuation. L’ambassade est
néanmoins intervenue à plusieurs reprises auprès de la
MINUAR pour que celle-ci mette des véhicules à notre
disposition pour faciliter les départs, mais en vain.
Parmi les reproches qui ont été adressés à l’ambassade figure
l’accusation d’avoir abandonné les employés locaux. En fait,
Paris nous avait donné l’instruction de les évacuer. La question
qui s’est posée à nous n’était pas celle de leur accueil à
l’ambassade, celle-ci leur était évidemment ouverte. Mais à
l’heure où l’avion a été abattu le 6 avril, chacun était chez soi.
Nous ne savions pas où habitaient les Rwandais qui travaillaient
à l’ambassade. Le réseau téléphonique était défaillant, les
déplacements en ville dangereux. La question était de savoir
comment les militaires français pourraient aller les chercher à
leur domicile ou à l'endroit où ils s'étaient réfugiés ? À ma
connaissance, un seul d’entre eux a réussi à joindre l’ambassade
par téléphone : il s’agissait de Pierre Nsanzimana, employé au
consulat, où il s’occupait des visas. Il a pu nous indiquer où il
se cachait et j’ai demandé aux militaires d’aller le chercher.
Lorsqu’ils sont revenus en m’indiquant ne pas l’avoir trouvé,
j’ai répondu que je ne partirais pas tant qu’il n’aurait pas été
récupéré. La deuxième tentative a été la bonne. Mais cette
recherche dans un « quartier spontané », sans carte ni repère, a
illustré les difficultés et les dangers d’une telle opération : ce
n’est qu’après une longue errance dans un contexte de tension
maximum que la chance leur fit rencontrer quelqu’un qui le
connaissait et pouvait les guider jusqu’à lui.
Ces accusations, me semble-t-il, reposent notamment sur
le témoignage d’un employé du centre culturel, Vénuste
Kayimake, qui a affirmé que l’on avait refusé de l’évacuer. Je
n’ai été mis au courant, à aucun moment, de sa situation.
Sans doute le sentiment le plus juste, sur cette question,
123
a-t-il été exprimé par le directeur de l’agence locale de la Caisse
centrale de coopération. Celui-ci, dans une lettre qu’il
m’adressait le 3 avril 1998 (au moment de la Mission Quilès)
écrivait : « Je suis bouleversé par tout cela. J’éprouve deux
sentiments opposés : d’une part je me souviens de ce que j'ai
vécu, d’autre part, je lis que cela s’est passé différemment »,
Nous sommes nombreux, parmi ceux qui étaient présents à
Kigali en avril 1994, à avoir ressenti cette incompréhension
devant les commentaires.
Ces éclaircissements ne signifient pas que je considère n’avoir
aucune responsabilité dans ce qui reste une vérité indiscutable,
le fait que très peu d’employés locaux aient été évacués,
Comme je l’ai indiqué, le plan de sécurité de la communauté
française reposait sur un système d’îlotage et une tenue à jour
des adresses de nos ressortissants. Certes, dans tous les pays
ces plans concernaient les seuls Français. D'ailleurs, lors de
la précédente évacuation au Rwanda, en 1990, nul n’avait
soulevé la question des recrutés locaux. Mais, même dans une
ville comme Kigali, où il était très difficile de se repérer en
dehors du centre et alors que le GPS n’existait pas encore,
j'aurais dû étendre aux agents de droit local cet îlotage, ce qui
aurait peut-être permis de les secourir. Si le plan de sécurité
avait inclus les recrutés locaux, je ne sais pas si les militaires
français auraient accepté : de telles opérations, qui n’entraient
pas dans leur mission, comprenaient des risques graves. Mais
j'aurais dû néanmoins les inclure dans le plan. Cette question de
la sécurité des recrutés locaux n’est pas limitée au Rwanda :
lorsque, peu après mon arrivée à Kaboul, nous avons procédé à
un exercice simulant une attaque terroriste contre l’ambassade
j'ai constaté que chaque agent expatrié disposait d’un gilet
pare-balles, mais pas les agents locaux. À ma demande, cette
anomalie a été corrigée aussitôt signalée, mais l’épisode montre
que, vingt ans plus tard, il restait beaucoup à faire. Des leçons
ont néanmoins été tirées de l’expérience rwandaise, puisque
l'évacuation des employés afghans de notre ambassade a été
organisée à l’été 2021 dès que l’hypothèse d’une fermeture du
poste est devenue crédible.
124
Trois autres décisions d’évacuations de ressortissants rwandais
ne travaillant pas à l’ambassade ont suscité des critiques.
La première concerne le départ des membres de la famille
proche du président Habyarimana, partis dès le 9 avril avec le
premier groupe de Français (sa fille m’avait appelé une
nouvelle fois la veille, demandant avec insistance à être
évacuée). Il s’agissait là d’une décision de Paris et nous en
avons reçu instruction par télégramme signé du directeur des
affaires africaines et malgaches.
À l’inverse, il nous a été reproché d’avoir tardé à sortir de
l’Hôtel des Mille Collines les enfants d’Agathe
Uwilingiyimana, la Première ministre assassinée dans la nuit du
6 au 7 avril. Je comprends que le temps ait semblé
interminablement long, dans un bâtiment cerné par des
miliciens menaçants. Mais peut-on parler d’un retard,
alors qu’ils sont partis par le même vol que mon épouse et les
agents de l’ambassade ? L’opération était particulièrement
délicate, en raison du risque de voir les assassins, plutôt
indifférents au départ des étrangers, s'opposer par la force à
celui de la famille d’une politicienne haïe par eux. Plutôt que
des critiques, il me semblerait plus juste d’exprimer de
l’admiration pour les militaires qui ont préparé et réussi cette
difficile opération d’extraction.
Enfin, certains commentateurs ont voulu voir dans l’évacuation
de l’orphelinat Sainte-Agathe de Masaka la preuve de
notre collusion avec les forces armées rwandaises et le clan
Habyarimana. Cet orphelinat ne portait-il pas le prénom de
l'épouse du président ? Et n’accueillait-il pas en priorité les
enfants de militaires ? Sur le premier point, je me bornerai à
remarquer que, dans un pays aussi catholique que le Rwanda,
l’usage de prénoms de saints était des plus répandus et Agathe
ne renvoyait pas nécessairement à Mme Habyarimana. La
Première ministre assassinée portait par exemple le même
prénom. Quant aux liens supposés avec les forces armées, je
n’en avais jamais eu écho et je ne sais encore si c’était vrai.
En réalité, plusieurs enfants qui se trouvaient dans cet
orphelinat étaient en instance d’adoption par des familles
françaises. Celles-ci multipliaient les fax au ministère et à
l’ambassade, relayant les messages des responsables de
425
l'institution qui disaient être menacés à tout moment d’intrusion
d'hommes armés et nous suppliant d’intervenir. Il semble que le
Quai d'Orsay nous ait envoyé la liste des enfants en instance
d'adoption qui devaient être évacués. J’indique en effet dans un
télégramme envoyé le 8 au soir que « Bonne note a été prise de
la liste des enfants qui devraient être inclus dans une opération
d’évacuation », mais je n’ai pas retrouvé trace du message reçu
sans doute un fax. Lorsque les militaires m’ont dit qu'une
intervention était possible, elle a été décidée et tous les enfants
sans exception ont été évacués, ainsi que les personnes qui
s’occupaient d’eux et voulaient partir. Au total, 97 enfants et
23 adultes. La décision d’emmener tous les enfants, et non les
seuls orphelins en cours d’adoption, a été prise par les militaires
qui se sont rendus à Masaka. Je n’ai pas souvenir d’avoir été
consulté, mais, en toute hypothèse, j'aurais donné mon accord,
Je ne vois pas comment nous aurions pu opérer un tri. Certains
prétendent que de faux membres du personnel se sont glissés
dans le groupe, ce que j'ignore.
5/ Fermeture de l’ambassade
Outre l’évacuation, nous avons dû préparer la fermeture de
l’ambassade. La crainte de voir le départ des étrangers perçu
comme un abandon m’avait conduit, le 10 avril, à écarter cette
hypothèse, sur laquelle j'avais été interrogé par Paris. Mais
l'interruption des activités du centre de regroupement des
Français marquait la fin de l’opération d’évacuation et
l'installation du gouvernement provisoire à l'hôtel des
diplomates, très proche de l’ambassade, exposait cette dernière
à des tirs. J’ai donc sollicité l’autorisation de fermer le poste.
Au sein de la communauté diplomatique, seuls mes collésues
belge (à cause de l’opération d’évacuation envisagée par
Bruxelles) et russe (ce dernier se ravisant ultérieurement et
partant finalement avec nous) avaient alors exprimé l’intention
de rester.
La partie la plus éprouvante est revenue au consul qui, comme
l’attaché de défense, avait finalement réussi à regagner Kigali,
126
et aux militaires : ils ont été chargés de reconnaître et de mettre
en bière les corps de nos ressortissants, pilotes de l’avion et
victimes des assassinats. Toujours douloureux, ce moment
l’était d’autant plus que tous étaient des membres connus et
appréciés de la communauté française. Nos pensées allaient
aussi vers l’épouse de l’un d’entre eux, d’autant plus affectée
qu’elle disposait d’un équipement qui lui permettait d’écouter
depuis son domicile les échanges au sein de la cabine de
pilotage et avait donc suivi en direct les derniers instants de son
mari et des passagers. Comme les tragédies s’accompagnent
souvent de détails dérisoires ou triviaux, William Bunel fut
confronté à un problème inattendu : dans ce pays si instable,
l’ambassade avait quelques cercueils en stock, mais en nombre
insuffisant. J’ignore la façon dont il a résolu cette macabre
équation.
L’autre point, que je mentionne uniquement parce qu’il a donné
lieu à des accusations malveillantes nous soupçonnant d’avoir
voulu faire disparaître des documents compromettants,
concerne la destruction des archives du poste. Il s’agit d’une
mesure qui n’avait rien de spécifique à Kigali et s’applique à
toutes nos ambassades confrontées à une décision de fermeture.
Elle m'avait d’ailleurs été rappelée par télégramme dès le
8 avril. Avant d’évacuer toute ambassade, il convient de
préparer les documents qui doivent impérativement être
rapatriés, surtout les papiers dont il n’existe pas de double à
Paris : essentiellement le registre d’état-civil, les actes notariés
et la comptabilité de l’année en cours, les dossiers de
succession (s’il y en a), les titres de propriété et les sceaux
appelés « Marianne », utilisés pour l’authentification de certains
documents. Le reste doit être détruit. Il s’agit notamment de
protéger certains interlocuteurs qui, dans la discrétion du bureau
d’un diplomate, ont parfois tenu des propos assez différents de
leurs déclarations publiques. La capacité des broyeuses de
l’ambassade étant insuffisante et les coupures d’électricité les
rendant inutilisables, il a fallu brûler un certain nombre de ces
documents, ce qui a donné de la visibilité à leur destruction.
Alors que l’évacuation menée par les militaires français était en
cours, nous avons été informés de la décision de Bruxelles de
procéder à une opération comparable. Il nous a été demandé de
127
contribuer à son bon déroulement, en intervenant notamment
auprès des militaires rwandais pour les persuader que cette
initiative n’avait pas pour objectif de venir en aide en sous-main
au FPR. Dans l’état d’hostilité anti-belge de certains, des
difficultés sérieuses étaient à craindre : outre les Casques bleus
chargés de la sécurité de la Première ministre et qui avaient été
assassinés avec elle, au moins 3 civils belges avaient été tués
depuis le 6 avril. Selon certaines rumeurs, le gouvernement
provisoire s’apprétait à publier une déclaration dénonçant ce
projet d’intervention. Nous avons donc fait le maximum pour
faciliter cette opération, avec quelques difficultés provoquées
en particulier par l’incertitude sur le nombre de soldats belges
qui se poseraient sur le sol rwandais (entre 250 et 480, selon les
sources). Les variations significatives concernant ce chiffre
provoquaient en effet la suspicion de nos interlocuteurs. Lors de
nos deux premiers entretiens (moi-même avec le ministre des
Affaires étrangères le 9 avril, l’attaché de défense avec le
ministre de la Défense le 10), la réaction de l’un comme de
l’autre avait été franchement négative. Ce n’est que le 11 que le
ministre des Affaires étrangères m’indiquait qu’il n’y avait plus
de problème et que les forces armées avaient reçu instruction de
coopérer avec le contingent belge. L'arrivée de ce dernier s’est
heureusement déroulée sans accrocs.
La décision prise le 11 avril de fermer l’ambassade a été
effective le 12 au matin. Seuls sont restés ouverts les bâtiments
où se trouvaient les personnalités rwandaises, qui ont été
évacuéss aussitôt après, le 12 dans la journée. À l’arrivée à
l'aéroport, après la fermeture de l’ambassade et en me trouvant
soudain dans un lieu ultra-sécurisé, tenu par les soldats français
j'ai commis une erreur, convaincu que l’opération d'évacuation
était achevée, j'ai quitté Kigali. Je me posais d’autant moins de
questions que l’attaché de défense se trouvait dans le même vol.
En arrivant à Bangui, un appel de Dominique de Villepin
devenu entretemps directeur de cabinet du ministre,
m'informait qu’elle n’était pas terminée (le dernier avion est
parti le 14 au matin, la journée du 13 étant consacrée au retrait
de nos unités). J’ai aussitôt proposé de retourner sur place, mais
cette suggestion n’a pas été retenue et j’ai reçu instruction du
cabinet de rester à Bangui.
128
6/ Dernières missions
Dès le 21 avril, la Résolution 912 réduisait les effectifs de la
MINUAR à 270 personnes, un peu plus du dixième de la force
initiale. Certes, elle était suivie le 17 mai d’une nouvelle
Résolution, la 918, qui élargissait son mandat à la protection
des populations civiles et portait en théorie son effectif à
5 500 hommes. Un embargo sur les armes était aussi décidé.
En pratique, cette nouvelle MINUAR ne verrait jamais le jour.
Ambassades fermées, force des Nations-Unies réduite au
minimum : le champ était libre pour une poursuite de la
tragédie à huis clos.
Il restait les efforts diplomatiques et le ministère m’a envoyé
effectuer plusieurs missions : après un déplacement à Arusha
les 4 et 5 mai, il m’a été demandé de me rendre dans les
principaux pays limitrophes du Rwanda pour essayer de
persuader leurs autorités de peser en faveur d’un arrêt des
massacres et des combats, et de la réunion urgente d’une
conférence régionale. Presque tous ces pays soutenaient en
effet, soit le FPR (Ouganda et Burundi), soit, avant sa mort, le
président Habyarimana (Kenya, Zaïre). Seule la Tanzanie, en
raison de son rôle de facilitateur, était perçue comme
relativement neutre. Dans chacun de ces pays, j'ai été reçu par
le chef d’État ou de gouvernement, mais cette tournée régionale
n’a rien changé.
À mon retour, dans une note du 13 mai, je soulignais les
faiblesses du gouvernement intérimaire qui: « ne peut pas
prétendre être le seul interlocuteur du FPR, en raison de sa
composition (au moins deux des ministres remplacés, ceux des
Affaires étrangères et des Finances, sont encore vivants), de la
rupture des équilibres politiques au sein des partis d’opposition
qui en font partie et des massacres intervenus dans sa zone. Le
Premier ministre qui avait été désigné à Arusha pour diriger le
gouvernement élargi (devrait se voir reconnaître un rôle
important » et j’ajoutais : « Notre pays doit rester animé par les
principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus
de la logique de guerre et appui à une solution politique
129
négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au premier
rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique,
mobilisation de la communauté internationale en faveur du
Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient nous
conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de
ces massacres. ». Dans la partie factuelle du rapport, j’insistais
sur le fait que « plusieurs de mes interlocuteurs ont mentionné
les massacres en zone gouvernementale, qualifiés de
génocide ». Cette qualification était reprise deux jours plus tard
par M. Alain Juppé, premier dirigeant (après le Pape) à
s’exprimer ainsi. Je concluais en recommandant de recevoir
rapidement Faustin Twagiramungu à Paris, ce qui fut fait.
Les 24 et 25 mai, je me trouvais avec Mme Michaux-Chevry à
Genève pour la session spéciale de la Commission des droits
de l'Homme, au cours de laquelle notre ministre dénoncerait le
génocide en cours.
J'ai aussi accompagné M. Philippe Douste-Blazy, alors ministre
de la Santé, lors d’un déplacement à la frontière rwandaise, en
Tanzanie puis à Goma. En Tanzanie, les cadavres charriés par
les rivières témoignaient de l’ampleur des massacres en cours.
À Goma, des centaines de milliers de Rwandais avaient franchi
la frontière en quelques jours, alors que rien n’était prêt pour les
recevoir. Cela s’expliquait par le caractère gigantesque du
mouvement, mais aussi par la conviction de certains
humanitaires : le FPR étant un « mouvement de libération »,
il serait accueilli comme tel… Là encore, on ne peut que rendre
hommage aux militaires français qui, alors que famine et
choléra faisaient rage, ont su très rapidement mettre en place
des infrastructures sanitaires, mais aussi se muer en fossoyeurs
de masse pour éviter la propagation des épidémies, dans des
conditions auxquelles nul ne peut être préparé, quelle que soit
son expérience. Ils devaient aussi gérer la situation de centaines
d’enfants, souvent très jeunes, qui avaient été séparés de leurs
parents dans l’affolement et les bousculades qui avaient suivi
des tirs d’éléments du FPR sur les fuyards.
Un Sommet de l’OUA, qui se tenait à Tunis du 13 au 15 juin
offrait encore une chance de chercher une solution pacifique et
de faire cesser le génocide, même s’il fallait être bien optimiste
pour y croire. Je m’y suis rendu avec cet objectif. Non
130
seulement les représentants du gouvernement génocidaire
étaient sourds à tout argument humanitaire, mais même un sens
politique minimum leur faisait défaut et ils ne comprenaient pas
que le génocide les privait définitivement de toute chance de se
faire entendre de la communauté internationale.
Après l’échec du Sommet de Tunis, le gouvernement français a
décidé de lancer l’opération Turquoise.
Là encore, les décisions de nos autorités ont fait l’objet de
critiques. Certains ont même pu affirmer que l’objectif
prioritaire de Turquoise était d’exfiltrer certains membres du
gouvernement intérimaire. Je n’ai pas participé à toutes les
réunions et mon témoignage est donc partiel. Mais jai constaté
personnellement la pression considérable à laquelle a été
soumis le gouvernement, accusé d’inaction par les ONG et mis
en demeure de prendre une initiative. À mes yeux, Turquoise
est avant tout une tentative de répondre à cette pression des
ONG. Par ailleurs, je me souviens d’une réunion à laquelle j’ai
participé et qui portait sur les modalités de mise en œuvre de
Turquoise. Les militaires souhaitaient intervenir à partir de
Goma, pour des raisons opérationnelles qui tenaient notamment
aux caractéristiques de l’aéroport. Cette option a pourtant été
écartée pour des raisons politiques : Goma (au Zaïre) se trouvait
juste en face de Gisenyi (au Rwanda) où s’était alors réfugié le
gouvernement intérimaire. Intervenir à Goma pouvait donc
apparaître comme une façon déguisée de venir en aide à ce
dernier. Il fut décidé d’agir à partir de Bukavu, une autre ville
zaïroise située plus au sud.
Que certains responsables du génocide aient pu mettre à profit
Turquoise pour s’échapper est possible, je l’ignore. Mais que
cette opération ait eu pour objectif de les exfiltrer me semble
incompatible avec la décision qui fut prise d’intervenir à partir
de Bukavu et non de Goma.
Il m’a été demandé de me rendre au quartier Général du FPR,
non loin de la frontière avec l’Ouganda. Nous sommes partis à
deux, avec Yannick Gérard, nouveau directeur adjoint
d’Afrique et jusqu’en août 1993 ambassadeur en Ouganda.
Notre mission avait été précédée par un contact parisien avec
des émissaires du Front. Après une escale à Kampala, nous
131
avons pris un véhicule de l’ambassade pour aller jusqu’à
Mulindi. Nous espérions y rencontrer Paul Kagame, vrai patron
du FPR, mais avons été reçus par Alexis Kanyarengwe, le
président nominal du Front. Il nous a écoutés lui expliquer que
Turquoise avait un but exclusivement humanitaire, ne visait pas
à priver le FPR d’une éventuelle victoire militaire et que nous
voulions éviter tout heurt entre militaires français et du FPR. En
réponse, il s’est limité à rappeler l’opposition totale du Front à
cette opération. Nos suggestions pratiques, telles qu’un
entretien ultérieur avec Paul Kagame, des contacts périodiques
ou la mise en place d’une liaison permanente, sont restées sans
réponse.
Peu de temps après, début juin, j'ai été envoyé à Bruxelles pour
rencontrer Faustin Twagiramungu et lui expliquer les objectifs
et les limites de l’opération Turquoise qu’il avait critiquée. En
effet, s’il n’avait aucune fonction officielle, son poids politique,
comme symbole des accords d’Arusha, n’était pas négligeable.
Ma mission rwandaise s’est achevée peu de temps après.
Comme je l’ai mentionné en introduction, mon objectif n’est
pas de justifier toutes mes décisions, mais de contribuer à la
connaissance des faits tels qu’ils se sont déroulés et à la
réflexion.
Il me semble néanmoins légitime de verser au dossier une lettre
qui m’a été envoyée le 10 juin 1996 par le président Jacques
Chirac. Cette lettre, au ton très personnel, portait
essentiellement sur mon action en Bolivie, pays auquel
le président prêtait un grand intérêt. Il ajoutait cependant le
propos suivant : « Je sais que vous avez servi auparavant, dans
des conditions difficiles au Rwanda dans une période
particulièrement troublée et pénible. Je sais quelle fut
l’importance de votre rôle au moment de l’évacuation de nos
ressortissants et au moment où nous décidâmes une action
d’ampleur afin d’interrompre le génocide qui frappait alors ce
pays. »
132
Au moment d’achever ce texte, il ne me semble pas inutile de
reprendre les termes de mon rapport de fin de mission, rédigé
en août 1994,
Je soulignais que les années 1993-1994 avaient été marquées
par la tentative de passer d’un équilibre ethnique régional
(avec, schématiquement, le Burundi dominé par les Tutsi et
le Rwanda par les Hutu) à un nouveau partage au sein de
chaque pays, avec l’élection de Melchior Ndadaye d’un côté et
les accords d’Arusha de l’autre. Cette recherche d’une
évolution avait échoué. Je terminais ainsi : « Les évènements
survenus au Rwanda depuis avril 1994 sont un échec pour
notre politique, qui visait à la réconciliation par la mise en
œuvre des accords d’Arusha. Ils ont aussi illustré la justesse de
notre conviction : les problèmes du Rwanda ne pouvaient pas
connaître de solution militaire durable et le coût en serait
exorbitant. Cet échec est d’abord celui des Rwandais. Il est
aussi celui des pays amis du Rwanda qui avaient investi
beaucoup d’efforts pour le succès d’Arusha, de l’Église
catholique, des Nations-Unies qui, reflétant l’indifférence de la
communauté internationale, se sont toujours contentées de
demi-mesures : des observateurs à la frontière ougandaise qui
n’observaient rien, une force sur le terrain calculée au
plus juste, avec un mandat la privant de toute capacité
dissuasive, ramenée à un nombre quasi symbolique après la
mort de dix Casques bleus belges. ».
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