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InnocenteInnocente – c’est son prénom – a voulu tuer son propre fils. C’est par son histoire que débute l’ouvrage de la réalisatrice et anthropologue Violaine Baraduc, Tout les oblige à mourir. L’infanticide génocidaire au Rwanda en 1994, aux éditions du CNRS.
À partir de paroles recueillies dans le cadre d’un documentaire filmé, Violaine Baraduc, autrice d’une thèse intitulée « Violences d’un autre genre : ethnographier les mémoires criminelles des prisonnières génocidaires du Rwanda », s’intéresse à un sujet encore opaque du génocide des Tutsis, qui s’est déroulé sur cent jours à partir du 7 avril 1994 : le rôle des femmes, et plus particulièrement le moment où certaines femmes hutues ont tué ou voulu tuer leurs propres enfants issus d’une union mixte avec un homme tutsi. Entretien.
Mediapart : Trente ans après le début du génocide des Tutsis au Rwanda, le rôle des femmes dans celui-ci, longtemps oblitéré, est-il encore à établir ?
Violaine Baraduc : Tout dépend dans quels espaces et aux yeux de quel public.
D’abord, il convient de noter que grâce au rapport publié par l’organisation African Rights en 1995 (« Rwanda. Moins innocentes qu’il n’y paraît. Quand les femmes deviennent des meurtrières ») et grâce au travail accompli par les juridictions gacaca – ces plus de 12 000 tribunaux ad hoc créés pour juger localement les génocidaires –, le rôle des femmes est établi aux yeux des Rwandais et des spécialistes. Les femmes représentent 10 % des personnes jugées par les gacaca, un chiffre certainement inférieur à leur participation réelle, mais qui les place comme des acteurs incontournables du génocide.
Néanmoins, l’attention portée par la presse et les organisations à certains profils exceptionnels comme ceux de la ministre Pauline Nyiramasuhuko, la journaliste Valérie Bemeriki ou encore de l’inspectrice scolaire Angéline Mukandutiye, a contribué à biaiser la perception de la criminalité génocidaire féminine. Cet intérêt appuyé, de même que le traitement couramment fait de leur parcours, a construit une image de cette criminalité comme s’inscrivant du côté de la transgression des normes de genre et incidemment de la monstruosité – tendant à une forme d’essentialisation.
Une réunion gacaca dans le district de Kamembe au Rwanda en février 2004. © Photo Albert Facelly / Sipa
Comment expliquer que les femmes soient passées d’un moment où elles étaient moins condamnées, à la fois en nombre et en importance de la peine, que les hommes, à un temps où elles l’étaient davantage ?
Jusqu’à l’effectivité des juridictions gacaca, très peu de procès ont eu lieu au Rwanda au nom de la justice ordinaire, tant la tâche était importante et tant les moyens manquaient. Seulement 8 363 procès ont été menés entre 1996 et 2002, contre ensuite près de deux millions conduits par les juridictions gacaca entre 2005 et 2012.
Durant cette première phase, qu’on peut élargir un peu, de 1994 à 2005, les femmes ont été peu nombreuses à être incarcérées en effet, puisqu’elles ne représentaient que 3,2 % des personnes détenues en 2001, avant que leur nombre ne double proportionnellement en 2015, où elles représentaient presque 7 % des prisonniers génocidaires. Il existe plusieurs explications à cette incarcération tardive, qui nécessitent de rappeler ce qu’a traversé le Rwanda sur l’ensemble de cette période.
Compte tenu de l’ampleur du génocide et de ses conséquences, fin 1994, l’État était exsangue. La décision prise par le FPR de refuser l’immunité aux génocidaires, en plus de l’état des institutions et de ses ressources, a conduit à une double crise, pénitentiaire et judiciaire. Le pic du nombre de personnes incarcérées a dépassé 126 000 en 1997, un chiffre ne manquant pas d’alerter la communauté internationale, qui menaçait le Rwanda de lui retirer son soutien.
À cette époque, les détenus, en grande majorité, n’avaient pas de dossier ; nombre d’individus étaient enfermés dans des lieux illégaux de détention ; la morbidité et la mortalité étaient très importantes parmi cette population. Cette double crise s’est poursuivie jusqu’au début des années 2000.
Si les femmes avaient été incarcérées juste après le génocide, cela aurait conduit à l’étêtement total d’un nombre important de familles.
Elle a trouvé un terme avec la libération anticipée de 64 000 individus soupçonnés d’avoir participé au génocide, entre 2003 et 2007, puis avec la mise en place des juridictions gacaca, dont les procès ont progressivement démarré en 2005.
Dans ce contexte, et tandis qu’à la fin des années 1990 près de 40 % des accusés du génocide étaient incarcérés dans des cachots communaux ou d’autres lieux investis localement où ils étaient nourris par les proches et non par l’institution, on peut imaginer qu’il était alors indispensable aux yeux des autorités que les femmes soient maintenues dans leur foyer pour endosser cette tâche.
Sans compter que si les femmes avaient été incarcérées à ce moment-là, cela aurait conduit à l’étêtement total d’un nombre important de familles. La situation déjà inquiétante des orphelins du génocide ne permettait sans doute pas d’augmenter la population d’enfants seuls.
La collecte d’informations a permis de faire apparaître le rôle joué par les femmes dans les tueries en appui aux tueurs, puisque leur nombre en prison a proportionnellement doublé entre 2001 et 2015. Selon moi, mais c’est une hypothèse, ce sont les pratiques de cruauté qui les ont fait apparaître comme des exécutantes à part entière des massacres. Le dépouillement et la profanation des cadavres, des crimes identifiés très tôt par les observateurs, ont conduit certaines femmes à être rangées parmi les « grands génocidaires » : lors du recensement de la population génocidaire féminine incarcérée que j’ai effectué en 2015, 22 % des femmes purgeaient une peine de 30 ans ou de perpétuité.
Parce qu’elles sont arrivées plus tard sur la scène judiciaire, qu’à ce titre elles n’ont pas fait l’objet d’une sensibilisation particulière de la part des autorités – la première cible de cette sensibilisation étant les hommes emprisonnés –, les femmes n’ont en général pas coopéré avec les autorités judiciaires une fois mises en cause par le tribunal.
Pas suspectées jusque-là, moins sensibilisées, moins éduquées en moyenne, mais aussi moins bien informées du fonctionnement des gacaca à cause des tâches qui leur incombaient à la maison, elles se sont en quelque sorte fait surprendre par les procès, n’identifiant pas toujours très bien que leurs actions les rangeaient du côté des exécutants du génocide. Les peines tenant compte de la coopération des accusés, nombre de femmes ont été condamnées assez lourdement pour une participation pouvant être jugée moins importante que celle d’hommes ayant tenu un rôle actif dans les tueries.
Qu’est-ce qui distingue les criminalités génocidaires masculine et féminine ?
Dans un article intitulé « À cor(ps) et à cri. Les pratiques féminines de la violence à partir du vocabulaire de femmes détenues pour génocide à la prison de Ngoma », publié en 2017, j’ai essayé de montrer que les femmes ont majoritairement « tué par la bouche ».
Malgré les idées souvent reprises pour parler du génocide des Tutsis d’une grande rupture ayant accompagné un soulèvement populaire et de l’abolition du discernement de la population hutue, force est de constater que l’ordre génocidaire s’est construit sans que l’ordre du genre ne soit revu.
À de rares exceptions près, les criminalités génocidaires masculine et féminine ont correspondu aux assignations sociales préexistantes, conduisant les hommes à commettre plus directement et systématiquement les crimes de sang, et les femmes à intervenir en soutien des exécutions, en amont ou en aval de celles-ci.
Les violences commises par les femmes se sont centrées autour de l’espace domestique et de leurs compétences sociales. Dans la majorité des cas, l’ordre du genre s’est banalement rejoué, les femmes se mettant, au nom du projet génocidaire, au service des hommes de leur famille ou de leur voisinage, en les accompagnant dans les tueries, en livrant des encouragements, en pillant les maisons et les champs dans leur suite, en signalant la présence d’un Tutsi, etc.
Je ne dis pas ici que les femmes n’ont pas voulu concourir à l’œuvre génocidaire : je dis qu’elles l’ont fait en se soumettant, malgré une apparente rupture et un apparent désordre, aux règles sociales ayant jusque-là régi les relations des hommes et des femmes dans la société rwandaise.
Que désignez-vous par cette expression d’« infanticide génocidaire » que votre livre veut décrire et saisir ?
L’expression d’« infanticide génocidaire » que j’emploie n’a pas été définie par les acteurs du droit ou des sciences sociales. Je l’ai choisie pour nommer l’assassinat en 1994 par un parent hutu de ses enfants tutsis ou perçus comme tels, l’identité dite à tort « ethnique » d’un individu ayant souvent fait l’objet d’une double authentification : administrative et pratique.
L’infanticide offre de comprendre comment la masse paysanne hutue a interprété le crime commandité par l’État.
Dans sa définition la plus restrictive, et parce que dans la société patriarcale et patrilinéaire rwandaise l’enfant héritait de l’ethnie de son père, c’est d’abord un crime féminin, commis par des femmes hutues mariées à des Tutsis, souvent sous la pression de leur famille de naissance.
En quoi, ainsi que vous l’écrivez, « l’infanticide, puisqu’il oblige à analyser les mécanismes de dissolution des liens affectifs et familiaux », constitue-t-il selon vous une « approche nouvelle du phénomène génocidaire » ?
Les trente ans qui nous séparent de l’événement pourraient laisser croire que tout a déjà été fait, dit et compris, que le champ d’étude est constitué. Or, il continue aujourd’hui de se construire, après trois décennies assez mouvementées durant lesquelles enjeux scientifiques, politiques et moraux se sont entrechoqués.
Dans un camp de réfugiés hutus au Zaïre en juillet 1994. © Photo Ron Haviv / VII / Redux / REA
L’étude du phénomène génocidaire au Rwanda, avant tout conduite par des historiens et des politistes, a d’abord répondu à la nécessité de faire reconnaître le rôle de l’État et de ses représentants, dans un contexte marqué par l’internationalisation des procès. L’étude approfondie des acteurs et de leurs logiques d’action est en ce sens déjà quelque chose de nouveau – sans compter qu’elle met ici en lumière le rôle des femmes.
L’infanticide, qui invite à analyser l’exécution du projet génocidaire par l’autre bout du spectre, offre de comprendre comment la masse paysanne hutue a interprété le crime commandité par l’État, ou plus exactement par quelle combinaison de préparation idéologique, d’événements et d’intérêts, elle a accepté de transgresser tous les interdits et de rompre le pacte social. Dans le cas des deux mères dont les histoires sont rapportées dans l’ouvrage, il est frappant de voir qu’elles ont d’abord tout fait pour sauver leurs enfants.
Le livre est principalement composé à partir de deux cas de femmes ayant tué ou voulu tuer leurs enfants. Qu’est-ce qui les rassemble et les distingue ?
Ce qu’il y a de commun dans les parcours de Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko, c’est d’abord qu’elles ont toutes les deux cherché refuge dans leur famille de naissance après avoir été mises en fuite et que leur maison a été détruite. L’une s’est rendue chez ses parents, l’autre chez sa sœur, une femme autoritaire de quinze ans son aînée, ayant un fort ascendant sur elle et représentant une figure maternelle de substitution. Aussi, leurs deux familles se sont désolidarisées d’elles après les avoir accueillies.
Malgré ces points qui les rassemblent, les histoires de Patricie et Béata sont bien différentes, ne serait-ce que parce qu’elles ne sont pas originaires de la même région et qu’à ce titre leurs expériences du racisme antitutsi, du génocide et du mariage n’ont pas été les mêmes. Le mari de Patricie s’est pendu, quand celui de Béata a mystérieusement disparu – cette disparition ayant possiblement impliqué ses frères.
Ce que l’ethnographie a permis d’établir, en croisant différents matériaux, c’est que Patricie a commis son double meurtre dans un état de « peur panique » seulement quelques jours après être arrivée chez sa sœur, dont elle a ensuite quitté la maison pour un autre refuge où elle a réussi à faire survivre ses trois autres filles, parmi lesquelles un bébé dont elle a accouché dans les jours ayant suivi son crime. Béata, dont les deux fils ont finalement survécu après sa tentative de noyade et un abandon qui aurait pu leur être fatal, a, elle, définitivement désaffilié ses enfants.
Survenu dans un délai bien plus long, de plusieurs semaines, son projet meurtrier a été définitif – alors même que ses enfants ne sont pas morts. La poursuite et la rupture de la maternité sont vraiment les éléments qui distinguent les infanticides de ces deux femmes, auxquels sont attachés certains « détails » dans la mise en œuvre de leurs projets. Par exemple, Patricie a enterré ses filles sur la parcelle de sa sœur – des enfants dont elle a choisi la mort et qu’elle a accompagnées jusqu’à leur dernier souffle –, tandis que Béata a abandonné ses enfants sur le bord d’un chemin, sans intention de les revoir un jour.
Quelles montées en généralité peut-on effectuer à partir d’exemples qui demeurent rares ? Peut-on, à partir de quelques cas, comprendre les motivations d’un tel geste anthropologiquement insoutenable ?
Les expériences criminelles de Patricie et Béata font apparaître des mécanismes dans l’activation de certaines alliances ou le renoncement à d’autres – des mécanismes dont il est raisonnable de penser qu’ils ont été les mêmes pour de nombreuses femmes hutues mariées à des Tutsis, et plus largement pour toutes les personnes dans une situation « d’entredeux ».
S’il est vrai que les exemples sont encore rares, c’est sans doute d’abord parce que ces crimes n’ont pas conduit à une incarcération systématique des mères. Il existe au moins deux raisons à la faible représentation de l’infanticide en prison, qui est le lieu depuis lequel j’ai essayé de le quantifier : le secret ayant pu l’entourer, quand la famille et la communauté ont pu vouloir le cacher ; la difficulté pour les juges d’estimer la contrainte ayant pesé sur la mère.
S’il fallait que leurs enfants meurent, ces mères voulaient choisir comment.
Violaine Baraduc, chercheuse
Dans le cas de Béata, c’est parce que le crime a échoué qu’il a pu être jugé ; dans celui de Patricie, c’est parce qu’il y avait une survivante dans sa belle-famille et qu’une voisine s’est désolidarisée d’elle au moment des procès. Ce n’est pas facile, mais il faut se représenter la défiance de la population hutue au moment des procès. Pour pouvoir affirmer que le crime lui-même était rare, il faudrait dépouiller les quelque 638 000 procès de première et deuxième catégories des tribunaux gacaca. Je suis assez convaincue pour ma part que les meurtres commis à l’intérieur des familles ont été assez fréquents.
Qu’est-ce qui décide une mère, après avoir parfois tenté de protéger ses enfants pendant plusieurs semaines, à les tuer ?
Les ressources dont disposaient Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko pour continuer de faire survivre leurs enfants se sont épuisées – du moins c’est le sentiment qu’elles semblent avoir eu au moment de passer à l’acte. La perte de leur mari et le choix de se réaffilier à leur famille de naissance les ont placées dans une situation d’extrême vulnérabilité, aggravée par l’évolution du génocide et de la guerre.
L’une des explications que Patricie a le plus répétée au moment où enfin elle est parvenue à proposer un récit des événements, c’est qu’elle s’est retrouvée totalement démonétisée du jour au lendemain – perdant toute valeur aux yeux de sa communauté. Dans le cas de Béata, c’est certainement la lassitude ou la résignation qui l’ont décidée. Sa loyauté envers sa famille est restée très forte, ce qui s’explique vraisemblablement par un mariage raté avec un homme qui cumulait trois défauts majeurs aux yeux de sa famille : il était tutsi, étranger à la région du Bugesera et pauvre.
Un fait semble vrai pour l’une comme pour l’autre, et qui permet d’éclairer la déchirante décision qu’elles ont dû prendre. S’il fallait qu’ils meurent, elles voulaient choisir comment. Sur la route vers le Zaïre, et plus précisément lorsqu’elle a été interpellée par les miliciens après avoir échoué à noyer ses deux fils, il aurait suffi d’un mot, à Béata, pour que les garçons soient tués. Son silence permet de croire qu’elle ne souhaitait pas qu’ils meurent sous les coups d’armes blanches ou de gourdins, c’est-à-dire « à tout prix ».
Qu’est-ce qui explique, dans les deux cas que vous racontez, que certains enfants aient été condamnés et d’autres épargnés ?
Patricie avait quatre filles quand le génocide a commencé, dont trois petites âgées de 2 à 6 ans, et elle a accouché d’une cinquième après son double meurtre. Après avoir assisté à l’agonie de ses deux fillettes qui a duré près de deux jours, elle s’est ravisée, prenant la mesure de ce qu’impliquait l’empoisonnement. Puis elle a accouché. Elle a ensuite pris la décision de quitter la maison de sa sœur où elle ne se sentait pas en sécurité, encore une fois traversée par l’idée d’en finir et d’aller se noyer avec ses filles dans le lac Kivu.
Puis elle a eu l’idée de chercher refuge chez un ami de son mari, les deux familles étant liées par l’échange de vaches – une pratique sociale venant sceller les relations, dans une culture où la vache avait une valeur symbolique et économique de premier plan. C’est chez cet homme, qui était un notable sur la colline puisqu’il était instituteur, que Patricie a pu faire survivre ses trois dernières filles.
Le cas de Béata est plus compliqué en un sens, car contrairement à Patricie qui a interrompu son projet meurtrier, elle a opéré une sélection parmi sa progéniture. Quand Patricie a toujours déclaré n’avoir pas choisi parmi ses enfants – en dépit du fait qu’il lui semblait plus difficile de faire avaler le poison à son aînée, âgée de 14 ans –, Béata a choisi d’épargner sa fille. Élevée par ses grands-parents, Sarah n’a jamais été visée par le projet d’épuration familiale, alors qu’elle est issue du même lit que ses frères. Née tutsie, elle était aux yeux de sa famille maternelle une Hutue « par assimilation ».