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À CHAQUE commémoration du génocide, « les images reviennent comme si c’était hier ». Trente ans après, les souvenirs d’Irène Musayidire restent toujours douloureux. La fuite interminable, la peur au ventre, la faim de ses enfants. Et puis la perte, violente, de nombreux membres de sa famille et amis. Quelques jours avant que le pays ne débute sa semaine de deuil national, elle vient se recueillir sur leur tombe. Où plutôt sur l’une des quinze fosses communes du mémorial national de Gisozi à Kigali, où ils reposent.
« C’est toujours dur de venir ici. Il faut que je collecte mes émotions pour bien raconter » se confie Irène en descendant doucement les escaliers de la « Forêt de la mémoire » de Gisozi vers les immenses tombes en béton gris. Outre son mari, Antoine, de sa sœur adorée Devota, de plusieurs oncles et tantes et sa meilleure amie, Édith, ce site réunit les dépouilles de 250 000 victimes du génocide perpétré contre les Tutsi. Soit un quart du million de morts, exterminés à la machette par miliciens et voisins sous les ordres des extrémistes hutus, entre le 7 avril et le 4 juillet 1994. Visage doux et déterminé, boucles brunes aux reflets roux, Irène a aujourd’hui 58 ans. En 1994, cette ancienne employée du ministère de l’Agriculture en avait 28, et deux enfants. Fabrice, 4 ans, et Bélise, deux ans. Après avoir tenté pendant quatre ans de fuir la violence et les discriminations qui gangrènent leur pays en se réfugiant au Burundi, puis en Tanzanie. Le couple s’installe de nouveau à Kigali le 1er janvier 1994, dans le quartier d’Amahoro, se pensant protégé par le campement proche de la Minuar (mission de l’ONU au Rwanda) belge.
Mais dès le mois de février, un voisin hutu vient les prévenir. « On était sur la liste des familles à tuer en priorité. Il fallait partir, vite », se souvient Irène. La famille Musayidire fuit et se réfugie avec quatre autres ménages à Gitarama, au sud de Kigali, blottis dans de petites maisonnettes. « On se croyait en sécurité parce qu’on ne nous connaissait pas là-bas », explique-t-elle.
« On a échappé bien des fois à la mort »
Le 7 avril au matin, la nouvelle tombe sur les ondes et se propage dans le pays : la veille au soir, l’avion du président Juvénal Habyarimana a été abattu. « J’apprends au téléphone par une amie que les tueries de masses ont commencé à Kigali. Avant de raccrocher, elle me dit que les Interahamwe (milices) sont à sa porte », se souvient Irène, la voix serrée. « C’était la grande peur. Cette fois-ci, on ne savait plus où aller pour être en sécurité ». Les milices hutues et leurs machettes gagnent Gitarama quelques jours plus tard.
Il faut fuir, encore. Aller toujours plus au sud, pour s’enfoncer dans le « fond intérieur » ou l’anonymat et la campagne les protégeront peut-être. Les familles amies se séparent pour être moins facilement repérées. Irène et les siens sont conduits en voiture jusqu’à Nyanza, à une centaine de kilomètres au sud de la capitale. Les mois qui suivent sont un chaos dont Irène a du mal à recoller les morceaux. La famille trouve un temps refuge dans les bananeraies, alors que la saison des pluies bat son plein et les trempe jusqu’aux os. « Avec les petits, c’était trop dur. Antoine trouve finalement où nous cacher chez des connaissances, moi et les enfants. Le 31 mai, nous sommes séparés. Je ne savais pas que c’était la dernière fois que je le voyais », souffle-t-elle.
Une nouvelle fois jetée dehors après quelques semaines, elle se réfugie dans les marais avec ses deux enfants, entre deux collines. « Du côté de Murama. Ce nom, j’ai du mal à le prononcer aujourd’hui », assène-t-elle. Cette période tapie dans l’humidité, sous le nez des milices interahamwe, Irène peine à la raconter. « Ils étaient partout, il ne fallait pas faire de bruit. On a échappé bien des fois à la mort… Et puis les enfants avaient si faim. Parfois, quelqu’un nous apportait des bananes mûres. Je me souviens avoir frotté entre mes mains du sorgho pour leur faire manger les graines, un jour où on n’avait plus rien », décrit-elle.
Le 4 juillet sonne la fin du calvaire. Les troupes du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame s’emparent de Kigali, mettant fin au génocide. « Nos sauveurs » révère-t-elle aujourd’hui, émue. Alors que des centaines de milliers de Hutu fuient vers les Zaïre voisin (actuelle République démocratique du Congo), Irène est chargée à l’arrière d’un camion et rapatriée vers la capitale, ses deux petits sous le bras. Elle y retrouve sa maison, miraculeusement intacte, et l’une de ses sœurs ayant survécu.
« Aider les autres, c’est ce qui m’a sauvée »
Elle y accueille, comme beaucoup de veuves du génocide, de nombreux enfants qui ne sont pas les siens, orphelins ramassés sur les chemins. Et se jette à corps perdu avec d’autres survivantes dans la création de l’Association des veuves du génocide d’avril (Avega), l’une des principales associations des rescapés du pays, qui récoltera des fonds pour les veuves et mettra en place les premiers soins médicaux et psychologiques. Puis dans la création de l’Association des orphelins chefs de ménage du génocide. « Ce qui m’a sauvée de ces traumatismes, c’est d’aider les autres. Il fallait que je paie ma dette pour avoir survécu, et que je donne tort aux génocidaires en faisant quelque chose de ma vie », constate-t-elle trente ans plus tard.
Irène ne saura jamais rien des dernières heures de son mari. Elle apprendra juste qu’il est mort le 7 juin, quelques jours après leur séparation. Elle retourne en octobre 1994 sur le lieu de son assassinat, creuse la terre de ses mains pour retrouver son corps. « Je l’ai reconnu grâce à son alliance », dit-elle doucement. Elle l’enterre chez ses parents, avant de le faire transférer au mémorial de Gisozi en 2011. « C’était important pour moi qu’il repose dans un mémorial, explique-t-elle les yeux baissés sur sa tombe. Parce que sa mort, ça n’est pas seulement ma mémoire personnelle. C’est notre mémoire à tous, les Rwandais ».