Citation
François Mitterrand à son arrivée à Kigali et son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana, le 10 décembre 1984. (Georges Gobet/AFP)
Si le génocide des Tutsis, en 1994, représente un drame pour le peuple rwandais, il constitue aussi un désastre pour la Ve République : la grave implication de la France dans ce drame est indissociable de la compromission du pouvoir présidentiel, celui de François Mitterrand. Telle est, résumée à gros traits, la thèse que défend Vincent Duclert, ancien président de la commission du même nom, dans un livre aussi précis qu’informé (1).
Les faits sont connus. Le 7 avril 1994, des ultra Hutus – l’ethnie dominante dans l’ancienne colonie belge – déclenchent l’extermination des Tutsis dans le sillage de l’attentat ayant coûté la veille la vie au président Habyarimana. Des signes précurseurs annonçaient pourtant la tempête. Après avoir accédé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en 1973, le dictateur avait mené une politique hostile à la minorité tutsie, tout en construisant un régime fondé sur la violence, la prédation, la corruption et le racisme.
Acculés, les Tutsis se rebellèrent, entrant en 1990 dans une guerre que conduisait le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. L’heure était grave puisque la victoire des opposants aurait amené les cercles du pouvoir à renoncer à leurs prébendes. Dès 1990, les dirigeants hutus multiplièrent alors les massacres qui, on l’a dit, débouchèrent sur un génocide lorsqu’un missile abattit l’avion présidentiel qui ramenait Juvénal Habyarimana au pays.
L’attentat n’était sans doute pas l’œuvre du FPR, qui n’avait pas accès aux abords de l’aéroport, solidement gardé. Il émanait plus vraisemblablement des jusqu’au-boutistes hutus déterminés à abattre un président qui semblait avancer dans la voie d’un compromis avec ses rivaux. Que les Hutus aient édifié un régime totalitaire, puis déclenché un génocide qui coûta la vie à un million de Tutsis ne souffre guère de débat. En revanche, les responsabilités de la France dans ce drame ont suscité un débat qui est loin d’être clos.
Premier sujet d’étonnement : la patrie des Droits de l’homme a soutenu, au-delà du raisonnable, un pouvoir dictatorial et sanguinaire. Les liens entre Paris et Kigali étaient somme toute relativement récents, puisqu’ils s’étaient noués sous Valéry Giscard d’Estaing, sur fond de chasse aux grands fauves. Ils s’intensifièrent sous François Mitterrand en raison de la forte relation personnelle qui unissait les deux présidents. L’hôte de l’Elysée entendait ainsi amener le Rwanda dans le giron français pour faire pièce à Londres et à Washington, dominant dans la région des Grands Lacs. La realpolitik dicta sa loi : comme souvent en Afrique, la France ferma les yeux sur les dérives préoccupantes du régime allié.
A partir de 1990, en revanche, la situation franchit un seuil. Les progrès du FPR conduisirent Paris à offrir une assistance militaire à Kigali, malgré les violences exercées contre les Tutsis. Par-delà ses ambitions géopolitiques, François Mitterrand et une partie des cercles dirigeants adhéraient à la vision racialiste en partie développée par le colonisateur belge – celle d’une opposition irréductible entre deux races opposées – et sacrifiaient au constat, convenu à défaut d’être conforme, d’une Afrique peuplée de sauvages où les différends se règlent à la machette.
Bien des voix s’élevèrent pourtant pour contester le bien-fondé de ce soutien inconditionnel. Les services secrets alertèrent sur les menaces mortelles qui planaient désormais sur les Tutsis ; des intellectuels, à l’instar de l’historien Jean-Pierre Chrétien, multiplièrent les messages alarmistes ; une partie de la hiérarchie militaire, enfin, désapprouvait une politique qui ne pouvait conduire qu’au drame, à l’exemple du colonel Galinié, attaché de défense à Kigali. Ils ne furent pas écoutés et encore moins entendus.
Car les décisions se prenaient à l’Elysée, par le seul président, épaulé par un état-major particulier qui se métamorphosa en état-major opérationnel, court-circuitant les chaînes hiérarchiques traditionnelles. Le ministre de la Défense, Pierre Joxe, réputé pour sa probité républicaine, tenta d’interrompre cette dérive ; il fut aussitôt remercié. Durant la cohabitation, le Premier ministre, Edouard Balladur, et le patron du Quai d’Orsay, Alain Juppé, tentèrent de mener une politique plus équilibrée ; l’Elysée leur rappela sèchement que la politique étrangère relevait du domaine réservé de la présidence.
Bref, François Mitterrand soutint au-delà du raisonnable Juvénal Habyarimana. Ce qui ne signifie pas qu’il ait cautionné, ni même encouragé, le génocide en cours. Mais en ne protégeant pas les civils, en adhérant aux stéréotypes racialistes traditionnels, et en n’écoutant pas les voix dissonantes qui s’élevaient, il a laissé l’irrémédiable se produire, les mécanismes de contre-pouvoirs de la Ve République ne pouvant jouer dans une situation où le Président décidait de tout.
Si quelques répétitions et longueurs entachent la vigueur de la démonstration, elle est tragiquement éclairante, tant sur le drame qui frappa le Rwanda, que sur les dérives institutionnelles de notre monarchie républicaine. Note réconfortante : des esprits lucides et informés tirèrent la sonnette d’alarme, sacrifiant leur carrière au dictamen de leur conscience. Trop tard, hélas, pour éviter le pire.
(1) La France face au génocide des Tutsis. Le grand scandale de la Ve République, de Vincent Duclert, éditions Tallandier, 2024.