Fiche du document numéro 33972

Num
33972
Date
Vendredi 5 avril 2024
Amj
Taille
172364
Sur titre
Diplomatie
Titre
Génocide des Tutsi au Rwanda : Agathe Habyarimana, trente ans d’exil et de soupçons sans justice
Sous titre
La veuve du président rwandais assassiné en 1994, poursuivie pour « complicité de génocide », vit dans l’Essonne. Paris refuse de l’extrader vers le Rwanda alors qu’elle a été déboutée de sa demande d’asile.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Agathe Habyarimana, veuve de l’ancien président rwandais, au palais de justice de Paris, le 3 novembre 2020. THOMAS SAMSON / AFP

C’est une affaire inextricable. Celle d’une femme qui, depuis trente ans, est soupçonnée d’avoir orchestré et encouragé le crime le plus grave, mais sans jamais avoir été jugée. Agathe Habyarimana, 81 ans, veuve de l’ancien président rwandais, a été évacuée par l’armée française dans les premiers jours du génocide des Tutsi, le 9 avril 1994. Elle vit aujourd’hui dans un pavillon de la banlieue parisienne.

Poursuivie pour « complicité de génocide » en France depuis 2007, elle est sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par Kigali. Mais Paris, qui l’a déboutée de sa demande d’asile, refuse également de l’extrader vers le Rwanda.

« Je m’engage à ce qu’aucune personne soupçonnée de crimes de génocide ne puisse échapper à la justice », affirmait pourtant Emmanuel Macron, le 27 mai 2021 à Kigali, où il venait sceller la réconciliation franco-rwandaise.

Trois ans plus tard, alors que le Rwanda s’apprête à célébrer la trentième commémoration du génocide des Tutsi et que les procès de génocidaires se succèdent devant la Cour d’assises de Paris au rythme de deux par an – six hommes ont déjà été condamnés à des peines allant de quatorze ans de réclusion criminelle à la perpétuité –, le cas d’Agathe Habyarimana paraît insoluble. L’ancienne première dame du Rwanda a été placée sous le statut de témoin assisté en 2016 et n’a plus été interrogée depuis par la justice. En septembre 2020, elle a demandé à un juge d’instruction de clore l’enquête invoquant le « délai déraisonnable » de la procédure, mais sa requête a été jugée « irrecevable ».

« Dans ce dossier, la justice française a beaucoup trop traîné, déplore Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Son rôle joué au moment de la planification du génocide semble incontestable. » En mai 2021 à Paris, le président rwandais, Paul Kagame, a réaffirmé que Mme Habyarimana figurait « en tête de liste » des suspects qu’il voulait voir juger. Mais le dossier est enlisé.

« Le diable au corps »



Née en 1942 à Gisenyi, Agathe Habyarimana, née Kanziga, est descendante de l’un des clans hutu du nord du Rwanda de la plus haute lignée, les Abahinza. Elle est âgée de 21 ans lorsqu’elle épouse Juvénal Habyarimana, un militaire de carrière ambitieux qui prend le pouvoir en juillet 1973 à la faveur d’un coup d’Etat. Une vingtaine de radicaux Hutu originaires du nord créent en 1991 l’« Akazu », la « petite maison » en kinyarwanda, la langue communément parlée au Rwanda.

Ce réseau politico-économique verrouille les accès au pouvoir afin de préparer, militairement et financièrement, le génocide. Même si Agathe Habyarimana a toujours nié l’existence de l’« Akazu », plusieurs notes et rapports montrent l’emprise qu’elle avait sur ce clan, et notamment la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui écrit en septembre 1994 : les « véritables cerveaux de l’Akazu seraient Agathe Habyarimana et son frère Protais Zigiranyirazo, alias “Monsieur Z” ».

Paris, qui soutient militairement et financièrement le Rwanda, est informé des dérives du régime de Juvénal Habyarimana, en bonnes relations avec François Mitterrand. Ces alertes, venues de diplomates ou de militaires, sont ignorées par l’état-major présidentiel réuni à l’Elysée. Le 8 avril 1994, soit deux jours après l’attentat contre l’avion dans lequel ont été tués les présidents rwandais et burundais, Paris lance l’opération « Amaryllis » pour évacuer ses ressortissants du Rwanda.

Dès le lendemain, la Direction des affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des affaires étrangères confirme à l’ambassadeur de France à Kigali que la famille du président Habyarimana sera emmenée « dans les premières rotations avec des ressortissants français ». Au Rwanda, les massacres de masse commencent mais l’évacuation de Mme Habyarimana et de sa famille est une priorité pour l’Elysée.

Douze personnes de la famille Habyarimana embarquent avec 44 autres passagers français dans le premier C160 qui décolle pour Bangui, en Centrafrique. Lors du conseil restreint du 13 avril, Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, attire l’attention de François Miterrand sur le sort de l’ancienne première dame : « La famille proche du président Habyarimana est actuellement en Centrafrique. Or Patassé [président de la République centrafricaine] veut s’en débarrasser. Il y a deux solutions, le Zaïre ou la France. » « S’ils veulent venir en France, la France les accueillera, naturellement », tranche le président Mitterrand.

Alors que le génocide entre dans sa phase la plus active, Agathe Habyarimana s’installe à Paris. Ses billets d’avion et son logement sont pris en charge. Mais l’invitée rwandaise se révèle finalement encombrante. « Elle a le diable au corps. Si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises, confie François Mitterrand à une délégation de Médecins sans frontières (MSF) pendant l’été. Elle est très difficile à contrôler. » Avec une partie de sa famille, la veuve retourne en Afrique, réside quelque temps dans un Zaïre déliquescent, puis au Kenya.

« Pièce maîtresse »



Elle revient dans l’Hexagone en 1998 et contacte alors un personnage sulfureux : Paul Barril. Cet ancien gendarme de l’Elysée devenu mercenaire travaille à cette époque pour plusieurs chefs d’Etats africains. « Des liens existaient entre le groupe de Paul Barril “SECRETS” et l’entourage du président Juvénal Habyarimana avant que l’attentat ne soit exécuté, écrivent les rapporteurs de la mission d’information dirigée par le député socialiste Paul Quilès en 1998. Ces contacts auraient été plus particulièrement noués par certains responsables rwandais en vue d’aider à la bonne exécution d’un contrat de vente d’armes passé le 3 mai 1993. »

Les années passent et Agathe Habyarimana se fait oublier. En 2004, elle s’installe dans l’Essonne et demande l’asile politique. Un véritable marathon judiciaire commence pour elle tant sa situation embarrasse les autorités. Après une enquête de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) qui dure un an et demi, sa demande est rejetée.

Argument retenu : il y a des « raisons sérieuses » de penser qu’Agathe Habyarimana « a participé en tant qu’instigatrice ou complice à la commission du crime de génocide » et qu’elle a pu « largement mettre en œuvre un pouvoir d’influence afin d’imposer ses directives ou ses choix en matière de politique par l’utilisation de leviers dans son entourage ». Selon l’organisme public, l’ex-première dame était « au cœur du régime génocidaire… La pièce maîtresse du système de répression ».

Début 2007, Agathe Habyarimana dépose un recours. Le CPCR porte plainte en retour. La demande de l’ancienne première dame est examinée lors d’une audience publique au cours de laquelle elle se présente comme une épouse ordinaire : « Mon mari travaillait comme un fonctionnaire : il partait le matin et revenait le soir. Moi, j’étais à la maison. Nous étions une famille. » Après cinq heures de débat, un assesseur conclut : « Madame, vous présentez une image trop angélique pour être crue. »

Son recours une nouvelle fois refusé, Agathe Habyarimana saisit le Conseil d’Etat qui, en 2009, refuse de lui accorder le statut de réfugié. La même année, le Rwanda lance contre elle un mandat d’arrêt international. La veuve de l’ancien président se tourne alors vers la préfecture de l’Essonne pour obtenir un titre de séjour. En vain.

« Le dossier est vide »



Sur le plan diplomatique, un rapprochement vers le Rwanda est opéré par Nicolas Sarkozy. Cinq jours après la visite du président Français à Kigali, en février 2010, Agathe Habyarimana est arrêtée à son domicile. Mais la France refuse de l’extrader, au motif que la justice rwandaise n’est pas à même de lui garantir un « procès équitable ». L’affaire s’embourbe. En février 2022, la juge d’instruction chargée du dossier annonce la clôture des investigations. Cette décision pourrait augurer d’un non-lieu en faveur de Mme Habyarimana, aucune mise en examen n’ayant été prononcée.

Le président Valéry Giscard d’Estaing, son épouse Anne-Aymone, le premier ministre Raymond Barre et son épouse, Eva Hegedus, reçoivent à l’Elysée le président rwandais, Juvénal Habyarimana, et sa femme, Agathe, le 15 avril 1977. STF / AFP

« Six enquêteurs français se sont rendus au Rwanda pour chercher des preuves et ils n’ont rien trouvé contre ma cliente, souligne Phillipe Meilhac, son avocat. Le dossier est vide, aux antipodes de la gravité des accusations. La procédure est clôturée. Si la décision n’a pas été rendue, c’est parce que Madame Habyarimana gêne les relations diplomatiques. »

Face à une cour d’assises, les preuves feraient donc défaut : l’« Akazu » n’avait ni organigramme, ni structure officielle et les témoins sont devenus rares. « Il n’y a rien contre Agathe Habyarimana car elle faisait régner la terreur en donnant ses ordres par la voix, assure un diplomate rwandais. On raconte qu’un simple regard pouvait parfois suffire. »

Selon une source proche du dossier, les juges d’instruction français auraient concentré leurs recherches « sur une période très courte » entre le 6 avril 1994, qui marque le début du génocide, et le 9 avril, jour de son départ vers la France. « Sur le plan diplomatique, conclut-elle, la pire des situations serait qu’elle soit jugée et finalement acquittée. »

Pierre Lepidi (Kigali, envoyé spécial)

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024