Fiche du document numéro 33971

Num
33971
Date
Vendredi 5 avril 2024
Amj
Auteur
Taille
303849
Sur titre
Politique
Titre
De Mitterrand à Macron : la France au Rwanda, un génocide en héritage
Sous titre
Alliée indéfectible des régimes rwandais ayant planifié puis exécuté le génocide contre les Tutsi, la France officielle éprouve toujours le plus grand mal, trente années après les faits, à se regarder dans la glace.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Démonstration de force des milices hutu au milieu des embouteillages, à Goma (en RDC), en juin 1994.

« Je ne partirai pas avec le sentiment d’un échec en Afrique. » Le 9 novembre 1994, au casino municipal de Biarritz, dans le sud-ouest de la France, c’est un président François Mitterrand malade et vieillissant qui répond aux questions des journalistes au terme de son dernier sommet franco-africain.

Deux mois et demi plus tôt, les troupes de l’opération Turquoise, à 85% françaises et renforcées par 500 supplétifs africains, ont quitté l’est du Zaïre (l’actuelle RDC) et l’ouest du Rwanda, où elles s’étaient déployées depuis le 22 juin.

Turquoise… Derrière un nom de code trompeur inspiré de cette pierre fine dont la couleur oscille entre bleu ciel et bleu-vert, une opération franco-onusienne controversée, officiellement humanitaire mais concrètement très militaire, qui avait été suggérée par Paris à partir de la mi-mai 1994. L’extermination méthodique des Tutsi atteignait alors son climax sans que les autorités françaises, alliées depuis près de quatre années aux extrémistes hutu qui la mettaient en œuvre, aient bougé le petit doigt pour les en dissuader.

La très ambiguë opération Turquoise

Présentée comme une tentative tardive de sauver l’honneur de la communauté internationale, l’opération Turquoise avait ensuite été avalisée à New York par le Conseil de sécurité de l’ONU et dotée d’une feuille de route ô combien ambiguë, qui évitait de désigner explicitement les tueurs et leurs victimes – pourtant connus de tous à cette date. En vertu de la résolution 929, adoptée le 22 juin 1994, les Nations unies entérinaient ainsi « la mise en place d’une opération temporaire, placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale [sic], à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ».

Mis sur un pied d’égalité, ni les tueurs (hutu) ni leurs victimes (tutsi) n’étaient nommés. Et sur le terrain, outre des opérations de sauvetage ciblées parmi les rescapés encore en vie dans l’ouest du Rwanda, la principale préoccupation des militaires français consistait à stopper la progression des troupes du Front patriotique rwandais (FPR) tout en encadrant l’exil vers l’ex-Zaïre des responsables du génocide et des centaines de milliers de civils qui venaient de le perpétrer.

Installé au pouvoir en juillet 1994, après que l’Armée patriotique rwandaise (APR), la branche armée du FPR – à l’origine mouvement de guérilla commandé par un officier encore inconnu, un certain Paul Kagame – a défait militairement les forces génocidaires, le nouveau président rwandais, Pasteur Bizimungu, n’est pas convié par François Mitterrand à rejoindre ses homologues africains à Biarritz.
Parmi les faucons de la cellule Afrique de l’Élysée, du Quai d’Orsay, de l’état-major des armées et de la Coopération militaire français, les anciens rebelles, qui viennent de mettre un terme au génocide orchestré par le « Hutu Power », prenant du même coup le pouvoir à Kigali, sont encore assimilés à des « khmers noirs » – et, à ce titre, honnis par la France, qui se rêve toujours en puissance impériale exerçant sa tutelle sur le continent.

Dans l’imaginaire de certains responsables français de l’époque, imprégnés des traumatismes jamais surmontés des indépendances arrachées militairement par le Vietminh en Indochine puis par le FLN en Algérie, les troupes de Paul Kagame ravivent une blessure ancienne. On la qualifie parfois de « syndrome de Fachoda », du nom d’une déconvenue demeurée célèbre, au temps de l’épopée coloniale sous la IIIe République. Aux confins de l’actuel Soudan du Sud, une expédition française conduite par le commandant Jean-Baptiste Marchand (la mission Congo-Nil) avait dû renoncer, sous la pression britannique, à occuper cette bourgade qui constituait un verrou géostratégique dans l’âpre bataille que se livraient alors les deux empires européens afin de contrôler les sources du Nil.

Habyarimana soutenu contre vents et marées

Or, pour leur malheur, les exilés tutsi qui, en 1987, ont fondé le FPR avaient pour base arrière l’Ouganda – anglophone – du président Yoweri Museveni, que certains d’entre eux avaient aidé à conquérir le pouvoir par les armes l’année précédente. Vus à Paris comme une incarnation moderne de l’Angleterre impériale, présumés soutenus clandestinement par les rivaux de la France sur la scène africaine que sont devenus les États-Unis, les hommes de Paul Kagame s’étaient ainsi retrouvés diabolisés par Paris.

Au sommet de l’État français, l’offensive que mène l’Armée patriotique rwandaise dans le nord du Rwanda à partir du 1er octobre 1990 n’a jamais été vue comme une lutte de libération engagée contre le régime autocratique et raciste du général-major Juvénal Habyarimana. Attisé par quelques « faucons » influents au sein de l’état-major des armées, le fantasme de François Mitterrand a pris corps dès ce coup de force inattendu. Le président français en est certain, il le répètera d’ailleurs en privé à nombre de ses interlocuteurs : un complot anglo-saxon est à l’œuvre pour bouter la France hors de son pré carré en Afrique dite « francophone ». Quoi qu’il en coûte, le soldat Habyarimana doit à tout prix être sauvé, et son régime, soutenu contre vents et marées !

Parvenu au pouvoir à la faveur d’un coup d’État, en 1973, cet ancien ministre de la Défense du président Grégoire Kayibanda, son prédécesseur déchu, dirige le pays d’une main de fer depuis près de vingt ans. À la tête d’un parti unique, le Mouvement républicain national pour le développement (MRND), dont chaque Rwandais est membre d’office dès la naissance, il correspond à l’archétype des « rois nègres » tels que la Françafrique des années 1970 et 1980 les affectionne : francophone, ouvertement francophile, autoritaire dans son pays et servile envers Paris. Et peu importe si son régime a institutionnalisé contre les Tutsi un apartheid au moins aussi féroce que celui qui a sévi en Afrique du Sud jusqu’à l’aube des années 1990.

Au Rwanda, depuis l’indépendance, ces derniers sont considérés comme des citoyens au rabais, sans cesse à la merci de discriminations, voire d’exactions. Selon le catéchisme hérité du colonisateur belge et des missionnaires catholiques, qui les ont d’abord idéalisés comme un peuple supérieur avant de les vouer à la damnation lorsque ceux-ci ont manifesté des velléités indépendantistes, les Tutsi ne constitueraient que quelque 15% de la population face au « peuple majoritaire » : les Hutu. Au nom d’une conception racialiste de la démocratie réservée par l’Europe coloniale aux descendants de Cham, ils ne sauraient donc aspirer à un partage du pouvoir en leur faveur que concéderait le régime hutu. Conquis par ces thèses désuètes héritées de l’ère coloniale, François Mitterrand usera de tout son poids pour empêcher un tel scénario.

Les mystères de l’éloquence de Mitterrand

Dans le Rwanda de Juvénal Habyarimana, l’appartenance ethnique de chaque citoyen est inscrite sur la carte d’identité. Et quand bien même elle ne le serait pas, lorsque celle-ci n’est pas connue du voisinage elle est censée se deviner au faciès, en vertu de certitudes anthropologiques inscrites dans les grimoires de la fin du XIXe siècle. Le teint clair, un nez fin, une taille élancée sont autant de caractéristique censées désigner l’ethnie maudite – présumée d’ascendance « nilo-hamitique » – face au peuple « bantou » originel que les Hutu incarneraient.

Doté d’une doctrine progressiste et panafricaniste, le FPR est composé d’exilés dont la grande majorité sont tutsi. Persécutés depuis la veille de l’indépendance, à la fin des années 1950, après avoir été d’abord idéalisés et favorisés par les colonisateurs allemands puis belges, ils ont dû fuir par vagues successives vers les pays limitrophes et, pour certains, vers l’Europe, l’Amérique du Nord ou d’autres pays africains plus lointains. Au point de constituer, à la fin des années 1980, le plus important contingent recensé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

« Vous voulez dire qu’il y a eu un génocide qui s’est subitement arrêté avec la victoire des Tutsi ? Eh bien, moi aussi, je m’interroge ». François Mitterrand, Sommet franco-africain de Biarritz, le 9 novembre 1994

Ce 9 novembre 1994, parmi les journalistes qui assistent à la conférence de presse de François Mitterrand à Biarritz, Patrick de Saint-Exupéry, grand reporter au Figaro, met le doigt sur les ambiguïtés de la France au « Pays des mille collines ». « Y a-t-il eu « un » ou « des » génocide(s) au Rwanda au printemps 1994 ? » demande-t-il à François Mitterrand. Dans la version écrite du discours présidentiel, distribuée la veille à la presse, le président français faisait en effet état des « génocides », au pluriel, accréditant la thèse plus que problématique d’un « double génocide » qui renverrait dos à dos le régime des extrémistes hutu, qui a supervisé l’extermination méthodique des Tutsi, et les victimes tombées sous les balles des rebelles qui ont mis un terme à celle-ci dans le cadre d’un conflit militaire face aux tueurs.

Mais oralement, poursuit le journaliste, François Mitterrand a parlé du « génocide », au singulier. « Par écrit, c’était au pluriel ; et oralement, c’était au singulier. Ce sont les mystères de l’éloquence », élude, d’une pirouette, le chef de l’État français, empêtré dans les contradictions d’une politique jusqu’au-boutiste à propos de laquelle il doit désormais rendre des comptes. « Vous voulez dire qu’il y a eu un génocide qui s’est subitement arrêté avec la victoire des Tutsi ? », se reprend-il aussitôt, comme piqué au vif par cette question déplaisante, laissant ainsi entendre que le génocide n’aurait pas seulement été le fait des extrémistes hutu. « Eh bien, moi aussi, je m’interroge », conclut-il, comme perdu dans ses pensées.

Chirac et Hollande : des relations très limitées avec Kagame

Le président socialiste décédera quinze mois plus tard, en février 1996. Depuis, son fantôme n’a cessé de hanter les couloirs de l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi, dont un chapitre problématique, relatif au rôle joué par la France, accouche à intervalles réguliers de mélodrames diplomatiques entre Paris et Kigali. Une question cruciale, jamais formellement élucidée, alimente en effet la controverse entre historiens, chercheurs indépendants, responsables politiques, journalistes et représentants des rescapés, rythmant la relation chaotique qu’entretiennent les deux États depuis trente ans. Son implication militaire et diplomatique aux côtés du régime Habyarimana, de 1990 à 1993, puis sa connivence plus discrète mais multiforme avec le « gouvernement intérimaire rwandais » (GIR) qui a supervisé le génocide d’avril à juillet 1994 étant l’une et l’autre avérées, la France peut-elle être accusée de « complicité » dans le cadre du génocide perpétré contre les Tutsi ?

La responsabilité pénale étant individuelle, la condamnation d’une poignée de militaires français impliqués dans l’opération Turquoise – jusqu’ici loin d’être acquise, la perspective d’un procès semblant de moins en moins vraisemblable – suffirait-elle pour autant à accoler au rôle de la France au Rwanda cette étiquette infamante ? En l’espace de trois décennies, plusieurs commissions d’enquête se sont penchées sur cette question, en France comme au Rwanda. Des livres, des reportages, des documentaires, des milliers d’articles de presse à travers le monde ont nourri ce débat qui ulcère aussi bien les décideurs français qu’un quarteron de généraux en retraite, eux-mêmes issus pour la plupart de régiments dont les principaux faits d’armes remontent à l’épopée coloniale.

Depuis le départ du pouvoir de François Mitterrand, quatre présidents ont été successivement confrontés à cette page dramatique de l’histoire de France. Deux d’entre eux, pourtant vierges de toute implication durant les années 1990 à 1994, ont perpétué une glaciation diplomatique mortifère entre les deux pays, dont François Mitterrand avait lui-même posé les bases à Biarritz, en 1994. Jacques Chirac (1995-2007), autrefois principal adversaire du défunt président socialiste, puis François Hollande (2012-2017), qui, à l’inverse, s’en revendiquait l’héritier, se sont en effet évertués à laisser ce dossier prendre la poussière au sous-sol de leurs préoccupations, limitant au maximum leurs relations avec le régime de Paul Kagame.

Les deux autres ont, quant à eux, posé des actes et prononcé des discours importants et courageux pour progresser vers une normalisation salutaire.

« Des erreurs – des erreurs d’appréciation, des erreurs politiques – ont été commises ici [par la France]. Et elles ont eu des conséquences absolument dramatiques ». Nicolas Sarkozy, président de la République française à Kigali, le 25 février 2010

Le 25 février 2010, Nicolas Sarkozy s’est ainsi rendu à Kigali lors d’un voyage éclair de quelques heures. « Des erreurs – des erreurs d’appréciation, des erreurs politiques – ont été commises ici [par la France]. Et elles ont eu des conséquences absolument dramatiques », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue rwandais. Les mots étaient soupesés au milligramme près tant la charge symbolique se révélait explosive pour le président d’un pays particulièrement rétif à concéder le moindre mea culpa face à son histoire (post-)coloniale en Afrique. Mais, pour la première fois depuis le génocide, un président français consentait à rendre hommage aux victimes, visitait le mémorial de Gisozi, à Kigali, et s’aventurait à mettre des mots sur ce traumatisme franco-rwandais jusque-là prisonnier du déni le plus farouche.

Onze années plus tard, Emmanuel Macron allait apporter sa pierre à l’édifice, lui aussi aux côtés de son homologue Paul Kagame, dont les diatribes sans concession sur le rôle condamnable joué par la France au Rwanda ont régulièrement ravivé l’incendie entre les deux pays. Le 27 mai 2021, reconnaissant au nom de la France « l’ampleur de nos responsabilités » entre 1990 et 1994 et appelant « ceux qui ont traversé la nuit » à « nous faire le don de nous pardonner » afin de « bâti[r] ensemble de nouveaux lendemains », le président, qui n’était âgé que de 16 ans au moment du génocide, a lui aussi slalomé, tel un skieur évitant d’enfourcher les piquets, entre les mots tabous que la France persiste à refouler : « complicité » et « excuses »…

Normalisation sous Macron

Sur le front judiciaire, depuis deux décennies, plusieurs instructions visant des protagonistes français de l’époque – civils ou militaires – pour une présumée « complicité de génocide » semblent voués à finir dans l’impasse du fait de non-lieux successifs ou de l’absence de preuves tangibles qui permettraient d’engager la responsabilité personnelle des individus poursuivis.

Quant au volet diplomatique de cette relation tourmentée, la normalisation acquise depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, en 2017, se révèle à la fois décisive et fragile. Pour la trentième commémoration du génocide, l’invitation à la cérémonie officielle, à Kigali, lancée par Paul Kagame à son homologue français ne sera pas suivie d’effet. Les pressions insistantes venues de Kinshasa ont suffi, semble-t-il, à dissuader le chef de l’État français de gravir la dernière marche – ô combien symbolique ! – qui lui aurait permis d’espérer tourner enfin cette page tragique.

Jamais, en trente années, un président français en exercice n’aura fait acte de présence dans les tribunes du stade Amahoro ou dans celles du Kigali Arena quand le Rwanda rend hommage, chaque 7 avril, à ses morts ; à ce million de suppliciés, certes victimes avant tout des tueurs jaillis des mille collines, mais aussi sacrifiés sur l’autel de la realpolitik, abandonnés à leur sort tragique par une communauté internationale demeurée inerte au point d’en être devenue complice par assentiment.

« La France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté ». Emmanuel Macron, président de la République française

À défaut de faire acte de présence, le chef de l’État français devait diffuser, le 7 avril 2024, sur les réseaux sociaux de la présidence de la République, un message vidéo à l’occasion de « Kwibuka 30 », dont l’Élysée a déjà divulgué quelques extraits le 4 avril. Selon Emmanuel Macron, lorsque « la phase d’extermination totale contre les Tutsi a commencé », « la communauté internationale avait les moyens de savoir et d’agir », et « la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté ».

Une nouvelle concession à la vérité historique qui s’inscrit dans la politique des petits pas adoptée par le président français, mais qui apparaît toutefois relever du pléonasme. Car la France n’est pas seulement critiquée – comme d’autres pays ou l’ONU – pour n’avoir pas « arrêté » le génocide alors qu’elle disposait sur place, entre le 9 et le 15 avril 1994, de plusieurs centaines de soldats en mesure de le faire.

Le pays qui se targue d’avoir gravé dans le marbre (et dans sa Constitution) la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est avant tout accusé d’avoir épaulé sans états d’âme l’akazu, cette « maisonnée » composée de hauts responsables du régime extrémiste hutu qui ont planifié puis mis en œuvre au Rwanda une apocalypse ethnique, laquelle a fait 1 million de victimes en seulement cent jours.

Trente années plus tard, prétextant une forme d’« aveuglement » – bien réel, quoique volontaire –, ce qui ne l’exonère en rien d’avoir apporté son soutien aux génocidaires, la République française demeure confrontée à l’accusation vertigineuse d’avoir rendu possible le crime des crimes, sur les collines rwandaises, un demi-siècle après le « Plus jamais ça ! ».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024