À l’approche des commémorations du 7 avril, bien des victimes sont aujourd’hui fébriles, replongées dans l’enfer d’il y a 30 ans. Le génocide s'est précisément produit entre le 7 avril et le 15 juillet 1994. La plupart des bourreaux hutus ont été condamnés entre 2005 et 2012 par le Tribunal pénal international et par des juridictions populaires rwandaises, qui ont aussi préparé la réconciliation. 30 ans plus tard, le pays semble avoir surmonté les atrocités, refait société pour partie. Plus de Hutus ni de Tutsis… mais des Rwandais. Pourtant les stigmates du génocide persistent, sur le corps et dans les esprits.
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Je suis un survivant", se présente André Kamana, vice maire du district de Huyé, dont la joue et la lèvre sont barrées d'une balafre. Au Rwanda, les survivants intacts sont rares : doigts coupés, membres mutilés et cicatrices sont fréquentes.
César Rwagasana, 50 ans, se considère lui aussi comme un survivant. Cet ancien soldat tutsi bricole dans son atelier en désordre. Il fabrique, entre autres, des prothèses pour des handicapés comme lui. Engagé volontaire à 16 ans dans le FPR de Paul Kagamé, il a perdu la jambe gauche dans l’explosion d’une bombe. Son autre jambe n'a été touchée que par des éclats. "
C'est la chance parce qu'il y a mes amis qui sont restés sur place là bas", réalise t-il aujourd'hui.
Son ami Olivier Ahorukomeyre, 48 ans, lui n’a plus de bras gauche depuis les combats. Handicap difficile à encaisser au début mais aujourd’hui digéré. Les deux hommes en plaisantent même avec les anciens soldats hutus qu’ils côtoient "
Rokundo c'est un ami à nous. Il était aux côtés de Habyarimana, c'est moi qui répare ses prothèses", rigole César. Plus sérieux, Olivier se souvient des maisons brûlées, des massacres. "
Tout ça, on cause, mais ils nous disent : on ne veut pas que nos enfants vivent ça."
30 ans, c'était hier pour les victimes
Les femmes violées et mutilées pendant les massacres, qui ont perdu maris et enfants, restent à jamais traumatisées. "
Moi quand le mois d’avril approche, j’ai juste envie d’être chez moi d’être seule, parce que mon cœur bat trop fort, se livre Stéphanie, les yeux pleins de détresse. J’ai toujours des malaises. Si quelqu’un passe à côté de la maison, je lui 'bonjour' mais ça s’arrête là. Parfois les enfants voient passer un homme et ils disent 'Voici l’homme qui a tapé notre grand-mère' et après ça, j’ai vraiment vraiment peur, c’est comme si mon cœur s’arrêtait de battre."
Ces femmes de l’Ouest du Rwanda ne confient leur souffrance qu’à Emilienne Mukansoro, enseignante avant le génocide, devenue psychologue ensuite. "
S'asseoir au bureau, attendre que les gens viennent nous consulter, ça n'avait jamais été fait dans notre société", explique t- elle. "
On nous appelait les conseillères en traumatisme". Des thérapeutes comme cette femme, il n’y en avait pas il y a 30 ans au Rwanda. Or les besoins étaient et restent énormes pour soigner les traumatismes psychologiques. Aujourd'hui, les victimes demeurent hantées par l’effroyable. Emilienne les écoute patiemment dans sa maison proche du lac Kivu. "
Au lieu de disparaitre, les maladies se compliquent : des maladies de peau, des maladies psychosomatiques", constate t-elle. Elle ajoute "
certes il fallait relever le pays mais il fallait aussi reconstruire l'humain. Un chemin a été fait, j'ai l'impression qu'on a sous-estimé l'ampleur des souffrances du génocide".
Mussa Samuel Uwitonze montre les photos de l'orphelinat où il a grandi dans le Nord du Rwanda : une jolie maison, un grand jardin. "
Un paradis", sourit-il. Pour lui, le stigmate du drame est subtil. Photographe de talent aujourd’hui, il est un orphelin du génocide. A trois ans, il s’est accroché autant qu’il a pu à la robe de sa maman dans la fuite de la famille. Avant de la lâcher et de ne plus jamais la revoir.
Il se souvient : "
J’ai grimpé sur la colline et j’ai crié une heure : maman, maman. Mais à côté de moi, il y avait d’autres enfants, qui appelaient le même nom : maman ! Là j’ai compris que tout le monde appelait sa mère".
Son premier réflexe de papa a donc été d’apprendre son nom de famille à sa petite fille : "
Elle peut être secourue, elle peut me trouver, si jamais elle a besoin de moi, elle peut le dire à la police, au moindre fonctionnaire. Si j’avais connu le nom de mes parents, peut être que je les aurais trouvés, ou j’aurais su qu’ils étaient morts", explique Mussa Samuel Uwitonze.