Citation
Claver Irakoze, écrivain rwandais et auteur du livre « Cet enfant, c’est moi ».
Écrire et dire le génocide des Tutsi (3/5) – Se tenir devant une classe de trente élèves et leur expliquer ce que fut le génocide quand, parmi eux, se trouvent des enfants de survivants et des enfants de tueurs. Trouver les mots justes pour parler d’une histoire commune et qui pourtant sépare. Ne pas occulter la réalité, prendre garde aux mythes et aux rumeurs, panser les plaies sans les rouvrir.
Pour expliquer le basculement dans la logique génocidaire, les historiens ont avec eux l’avantage du temps long. Ils peuvent prendre du recul, compulser des archives, comparer des témoignages, amasser des données chiffrées, décrypter l’enchaînement des décisions politiques. Si elle veut survivre et aller de l’avant, une société ne dispose pas d’une telle marge de manœuvre : il lui faut agir vite de manière à reconstruire une forme de vivre-ensemble. En la matière, l’éducation est sans doute le moyen le plus efficace, si ce n’est le seul, pour rebâtir solidement.
Auteur d’un ouvrage pour enfants That child is me (2019) – et d’un essai sur la transmission – Transmitting memories in Rwanda. From a survivor parent to the next generation (2023) à destination de parents en quête de conseils – Claver Irakoze est un bon connaisseur de la politique éducative au Rwanda. « Témoigner est un devoir, dit-il. Avant d’écrire, cela m’a pris beaucoup de temps. Quand mes enfants ont commencé à me poser des questions, je me suis demandé s’il fallait répondre ou s’il fallait patienter. Savoir ce que je devais écrire pour des jeunes de trois à douze ans – j’avais presque cet âge au moment du génocide – était très difficile. Comment raconter, d’une manière constructive, aux enfants des survivants comme aux enfants de l’autre bord ? Je voulais interpeller les parents. On ne peut pas dire : « Plus jamais ça » sans les orienter et les aider à comprendre. C’est difficile, mais ce n’est pas impossible. »
L’institution scolaire est durablement ébranlée
Pour Irakoze, l’enseignement du génocide à l’école, au Rwanda, a longtemps manqué de structure, les élèves devant se contenter de visites ponctuelles sur des sites mémoriaux. Mais, selon lui, les choses ont changé à partir de 2016. « Le nouveau curriculum est plus précis aujourd’hui, dit-il. La notion de génocide est introduite en cinquième année primaire, au sens large, sans préciser de quel génocide il est question. En sixième, le génocide contre les Tutsis est mentionné et cela se poursuit ensuite dans le secondaire avec des travaux pratiques sur des recherches précises, dans l’idée de déterminer quelles sont les leçons que l’on tire de ce passé. Le plus important actuellement, c’est l’enseignement à la paix et aux valeurs positives. Tous les cours, y compris les mathématiques, doivent aborder cette question des valeurs. À l’université, plus tard, les étudiants vont choisir. S’ils étudient les sciences sociales, ils aborderont de nouveau la question du génocide. »
L’approche ainsi défendue est la fois généraliste et axée sur la notion de réconciliation. Si elle semble assez modeste, sans doute faut-il prendre en compte le passé de l’institution scolaire pour comprendre sa lente révolution. Assumpta Mugiraneza est cofondatrice et directrice du centre Iriba pour le patrimoine multimedia, à Kigali. Un lieu d’archives qui, depuis 2012, offre un espace de parole et de dialogue avec pour objectif d’accompagner le processus de réappropriation du passé.
« L’école au Rwanda a été le lieu d’élaboration d’une idéologie de la haine qui a formaté les têtes rwandaises, rappelle-t-elle. L’enseignement validait l’idée qu’il y avait trois races et que la dernière arrivée était la race tutsi. L’école n’était donc pas le lieu où l’on forme des gens, où on les protège, c’était un espace où l’on reproduisait une vision idéologique. La manière dont les enseignants dispensaient le savoir était questionnable. Le cahier d’appel, par exemple, identifiait les élèves en fonction de leur ethnie et chacun savait qui était qui. »
« Des enseignants ont participé aux massacres »
Selon Assumpta Mugiraneza, le métier d’instituteur avait été rendu à la fois « peu désiré et peu désirable « ; les enseignants étaient un peu mieux lotis que les paysans, mais le fait qu’ils puissent ressentir un regard de mépris faisait des ravages. Après l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990, le pouvoir mobilisa en effet « les fantasmes d’une mémoire meurtrie des Hutu imputée aux maltraitances et humiliations infligées par les Tutsi ». « L’école a été un lieu d’excellence pour chanter la haine du Tutsi, poursuit Mugiraneza. Une partie des enseignants du primaire et du secondaire ont joué un rôle catastrophique en devenant les cadres intermédiaires du génocide et en participant aux massacres de leurs collègues, de leurs élèves et des familles de leurs élèves et de leurs collègues. Comment faire, dès lors, pour retourner à l’école ? C’est l’une des raisons pour lesquelles il est si difficile d’enseigner cette question en classe. On en aborde bien quelques chapitres, mais la question est surtout évoquée dans d’autres espaces, comme les médias. Du coup, les élèves apprennent d’une manière qui n’est pas pédagogique. »
Claver Irakoze pointe des difficultés du même ordre. « Le génocide des Tutsis a été un génocide de proximité, précise-t-il. Les voisins se sont retournés contre leurs voisins, et les collègues de travail contre leurs collègues. La reconstruction du tissu social rwandais après des destructions d’une telle ampleur prendra du temps. Dans ce contexte, les enseignants, qui peuvent venir des deux côtés de l’histoire, luttent pour se réconcilier avec leur identité. Se tenir dans une salle de classe pour enseigner l’histoire du génocide en tant que survivant nécessite une guérison, des connaissances et des capacités qui se construisent au fil du temps. Les descendants des auteurs du génocide sont également confrontés à des difficultés. Ils se sentent coupables par association, et il leur faut du temps pour guérir et enseigner en toute confiance. »
Selon lui, le Rwanda Basic Education Board (REB) investit « considérablement » dans la formation professionnelle des enseignants pour les aider à surmonter ces barrières historiques et devenir des éducateurs intègres et critiques. Le REB développe aussi du matériel d’apprentissage pour soutenir l’enseignement. « Le REB et ses partenaires comme Aegis Trust intègrent des témoignages réels de survivants, de bourreaux et de sauveteurs, poursuit Irakoze. Lorsque les élèves écoutent ou regardent des survivants raconter leur expérience, celle-ci devient plus tangible. De même, l’utilisation des aveux des auteurs de crimes renforce l’authenticité du processus d’apprentissage. » Une authenticité qui ne peut néanmoins pas concerner les classes elles-mêmes : les histoires individuelles en sont bannies.
Révisionnisme et négationnisme
Aegis Trust est une ONG britannique établie au Rwanda depuis 2004 qui travaille à la prévention des génocides et des crimes contre l’humanité. Elle dispose d’une plateforme d’apprentissage en ligne, Ubumuntu Digital Platform, qui fournit aux enseignants, aux étudiants et aux parents du matériel pédagogique. Mais pour Assumpta Mugiraneza, autrice de nombreux articles de référence comme Enseigner l’histoire et la prévention des génocides. Peut-on enseigner la prévention des crimes contre l’humanité ?, les efforts fournis ces dernières années demeurent insuffisants. « Il y a eu plusieurs changements et différentes tentatives d’appréhension de l’histoire du génocide ces dernières années, mais cela reste très pauvre. » Cette pauvreté s’explique, selon elle, par la crainte d’aborder frontalement le sujet. « Nous sommes guidés par la peur, explique-t-elle. Le génocide n’a laissé personne en dehors de sa sphère, il est entré dans la vie des Rwandais avec une profondeur extraordinaire. L’enfant n’a pas besoin d’arriver à l’école pour être confronté au génocide : cette histoire nous habite. Mais à l’école, les élèves apprennent d’une manière qui n’est pas pédagogique, il n’y a pas véritablement eu de déconstruction de l’événement. »
« Des cas d’idéologie génocidaire, provenant souvent de jeunes enseignants qui n’ont même pas vécu le génocide eux-mêmes, se produisent parfois », mais ces cas sont « isolés » et « font l’objet d’une enquête approfondie ». Claver Irakoze
Pour elle, l’approche en termes de valeurs, supposée moins brutale, se heurte au manque d’enseignants formés pour la mettre en œuvre. D’autres obstacles, divers, ralentissent aussi la mise en œuvre d’un enseignement approprié : le changement de langue entre le français et l’anglais a rendu caduques une partie des documents, les cursus les plus favorisés font aujourd’hui la part belle aux disciplines scientifiques (mathématiques, physique, biologie, électronique), l’accès aux livres et la pratique de la lecture demeurent limités dans le pays.
Dans ce contexte, le risque n’est pas nul que les idéologies les plus néfastes – révisionnisme, négationnisme ou même apologie du génocide – survivent. « Aux alentours de 2010, dans des internats du secondaire, nous avons vécu une « pandémie d’idéologie génocidaire », poursuit Assumpta Mugiraneza. Il y a eu des distributions de tracts dans des classes et des conflits qui ont conduit jusqu’au meurtre au nom de la haine du Tutsi. Alors même que l’école est le lieu par excellence où l’on peut déconstruire le mythe et l’idéologie. » Selon Claver Irakoze, « des cas d’idéologie génocidaire, provenant souvent de jeunes enseignants qui n’ont même pas vécu le génocide eux-mêmes, se produisent parfois », mais ces cas sont «isolés » et « font l’objet d’une enquête approfondie de la part des autorités compétentes, qui veillent à ce que la justice soit dûment rendue ». Trente ans après le génocide, il est possible qu’il faille encore un peu de temps pour parvenir à en déconstruire tous les mécanismes. Malgré l’urgence.