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2024 sera une année symbolique dans la désormais longue histoire du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda : 30e commémoration du crime commis par un État se réclamant de l’idéologie raciste « hutu power », à l'origine de la mort de plus d'un million de personnes ; mais aussi année prometteuse pour Vincent Duclert, directeur de la commission chargée, en 2019, par le président Emmanuel Macron, de rédiger un rapport sur le rôle joué par l’État français au Rwanda entre 1990 et 1994.
Après deux (!) longues années passées à devenir spécialiste de la question, quelques cérémonies officielles à Paris et Kigali, l'historien entend capitaliser sur ces premiers succès avec la parution d’un nouveau livre, version un peu réduite du rapport de 2021. L'interview qu'il a récemment accordée à TV5 Monde lui a permis de présenter quelques éléments-clés contenus dans son ouvrage.
Quelles conclusions nouvelles trouvera-t-on selon lui à la lecture de La France face au génocide des Tutsi (éditions Tallandier, 2024) ?
L’ancien au prix du neuf : un pionnier ?
Il faut reconnaître à Vincent Duclert un aplomb solide – qualité essentielle à qui entend concentrer la lumière des projecteurs sur sa personne. Il affirme ainsi que ses travaux l’ont mené à des révélations majeures :
- le génocide était évitable / arrêtable ;
- que l’opération Turquoise, lancée fin juin 1994 sous commandement français, « a fait un travail final pour sauver un certain nombre de rescapés Tutsi ».
- qu’une « co-belligérance » de l’armée française est constatable entre 1990 et 1993 et « décidée à l’Élysée » ;
- Enfin, dernière « découverte » : une série d’alertes sur la nature du régime en place à Kigali depuis 1973 a été adressée, par divers canaux, au pouvoir français et été écartée par celui-ci.
Avec cette liste, l’historien pose en pionnier. Un pionnier dont la rhétorique se conjugue uniquement à la première personne du singulier et dont l’effort principal consiste à effacer les empreintes de ses prédécesseurs pour mieux imprimer les siennes.
Bien sûr, 8 minutes d’interview, c’est bien court pour citer avec soin une bibliographie, même succincte. Sans doute n’était-il même pas possible d’évoquer le travail de Raphaël Doridant et François Graner, L'État français et le génocide des Tutsis… mais cet opus cumule deux défauts difficilement acceptables pour un intellectuel aussi soucieux de se mettre en avant que Vincent Duclert : premièrement, il résultait d’un travail indépendant fourni sans accès facilité, par le fait du prince, aux archives de l’État ; ensuite, comble du mauvais goût, il étayait de façon précise, dès 2019, l’ensemble des faits dont Vincent Duclert se proclame le révélateur depuis 2021.
Un courage très prudent : l’État, Mitterrand et autres anonymes
Pionnier, certes, très atypique, Vincent Duclert déploie un courage dont la nature s’avère tout aussi singulière : il ne craint pas de pointer la responsabilité de l’Élysée et, plus précisément, de François Mitterrand.
Ce dernier est l’unique personnalité de l’État citée au cours de l’entretien. On entend bien nommés, au choix : l’État, la France, l’État-Major particulier du président… mais il faut vraisemblablement les comprendre comme des synecdoques désignant le président Mitterrand lui-même.
On sait le manque d’intérêt de Vincent Duclert pour l’accusation. En chercheur délicat, son travail l’emporte ailleurs. L’écart béant entre l’importance des fautes commises par l’État français au Rwanda et le manque d’incarnation des responsables de ces décisions ne semble pas gêner sa démonstration. Mais de quelles fautes parle-t-il ?
L’historien ne mâche presque pas ses mots à ce sujet : l’État français a « cautionné le régime Habyarimana » en assumant une « co-belligérance » à ses côtés durant la guerre civile opposant les Forces Armées Rwandaises (fidèles au pouvoir en place) et l’Armée Patriotique Rwandaise, composée d’exilés empêchés de regagner leur pays depuis les années 1960-1970. À ceci s’ajoute la mise à l’écart (mais par qui ?) de toutes les alertes envoyées à l’Élysée sur la nature exacte d’un régime rwandais que Vincent Duclert décrit comme « raciste, violent, corrompu » et « effrayant ». Autant d’actes sans auteur.
De la même manière, la question de l’entretien du déni français à propos du rôle de l’État dans le génocide contre les Tutsi ne suscite pas non plus de précisions.
Un lien assez simple pouvait pourtant être tendu entre la période 90-94 et 2024 en la personne d’Hubert Védrine. Il est vrai que l’ex-secrétaire général de l’Élysée, conseiller personnel du président Mitterrand et grand apôtre de la lecture ethniciste de l’histoire rwandaise s'était montré plutôt satisfait des conclusion du rapport Duclert en 2021. Comment expliquer l’omniprésence de François Mitterrand et l’absence totale de toute autre personnalité politique en poste à la même époque, dans les propos de Vincent Duclert ? Celui-ci semble avoir bien compris une règle de la vie judiciaire : les morts ne portent pas plainte, alors que les vivants, surtout quand ils sont aussi procéduriers qu'Hubert Védrine, ont la désagréable habitude de vouloir se défendre au tribunal… Le courage très calculé de l’intellectuel officiel, taillé sur mesure pour les plateaux télé, connaît sa limite.
L’intellectuel (officiel) indigné : la morale plutôt que la politique
Récapitulons : Vincent Duclert dénonce donc « le plus grand scandale de la 5e République », que représente le fait d’avoir, entre 1990 et 1994, « cautionn[é] » un gouvernement rwandais « raciste, violent », dont les représentants de l’État français ont refusé de reconnaître le caractère « effrayant » au nom d’une politique ancrée dans une vision impériale datant de la 4e République… tout en considérant que l’ensemble de ces faits ne constitue pas une complicité de la part des dirigeants français de l’époque.
En d’autres termes : la France a mal agi, oui, mais dormez tranquille braves gens, c’est la faute à personne.
Reprocher à l’historien une contradiction serait une perte de temps. L’incohérence de son discours est en fait la conséquence logique de la posture de courtisan assumée par Vincent Duclert. Par le biais d’une dénonciation purement morale, la politique disparaît : les responsables politiques exerçant le pouvoir ne sont jamais si responsables que cela et la France, miracle, jamais si coupable (ni complice du pire) non plus.
Le président Emmanuel Macron se félicite certainement de son choix de nomination. Avec sa rhétorique d’équilibriste, Vincent Duclert lui livre un examen de conscience à moindre frais sans aucun effet secondaire désagréable – comme d’éventuelles réparations ou une remise en cause du fonctionnement de la politique étrangère française.
La vie peut reprendre comme avant, avec son cortège de leçons délivrées au monde à coup de « en même temps », comme l’illustre le dernier communiqué de l'Élysée à propos de l'est de la RDC renvoyant dos-à-dos les miliciens FDLR, « mouvement issu des milices ayant commis le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 », et le mouvement M23, en lutte contre les pratiques criminelles desdites FDLR.
C’est à ce prix que se conserve l’arrogance française – et que prospère la notoriété des Vincent Duclert.