Le génocide des Tutsis au Rwanda a été une tragédie suffisamment douloureuse pour qu'on en traite avec circonspection et retenue, à l'opposé de ce que fait Vincent Duclert. Un seul exemple : ses mots «
Pour François Mitterrand, le Rwanda fut une conquête personnelle » ne sont étayés par rien. Le procédé est transparent : il s'agit de placer les mots « conquête » (entendez colonialisme) et « personnelle » (comprenez « pouvoir personnel »).
Les graves défaillances de la commission Duclert et de son rapport avaient été soulignées par les historiens, à commencer par ses conclusions en décalage majeur avec le corps de celui-ci. Peut-on être sûrs qu'elles ont été délibérées par la commission ?
C'est sans doute pour cela qu'Emmanuel Macron a tenu, à Kigali, un discours clairement en retrait de ces mêmes conclusions. Or dans son livre, Duclert caviarde délibérément ce discours dont il extrait une phrase («
la France endossant alors une responsabilité accablante […] ») sans en citer la fin que voici : « […]
dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu'elle cherchait précisément à l'éviter ». Une citation tronquée qui est au fond un aveu.
Dans son livre comme dans son rapport, Duclert commet quatre lourdes fautes :
D'abord, le « biais rétrospectif », qui consiste à récrire l'histoire quand on en connaît la fin, comme si tout le monde savait que cette crise se terminerait par un génocide. Tout critique devient alors un lanceur d'alerte visionnaire.
L'effacement des accords d'Arusha : après la première intervention française en 1990, à la demande du gouvernement légitime du Rwanda, la France fait pression pour imposer un compromis politique, seule solution à la violence endémique : d'où ces accords d'août 1993 sur le partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis. Les minimiser, c'est nier l'évidence : la France a tout fait pour éviter la violence par un accord politique.
La présentation malhonnête de la cohabitation à partir de mars 1993 : la concentration des pouvoirs dans les mains du président aurait constitué selon lui le «
plus grand scandale de la Ve République ». Une affirmation qui fait fi des déclarations de Juppé et Balladur selon lesquels le dossier rwandais fut systématiquement traité conjointement. Une lettre manuscrite d'Édouard Balladur à François Mitterrand, le 10 juillet 1994, relate un conseil des ministres tenu sans le président, où il écrit : «
Je suis intervenu pour rappeler notre position sur le Rwanda, telle que nous l'avons définie ensemble. »
Enfin, pour lui, c'est l'aveuglement solitaire de Mitterrand qui expliquerait le retard de l'opération Turquoise au printemps de 1994. Or Alain Juppé démontre que la décision partagée entre le président et le gouvernement de n'intervenir que sur mandat clair de l'ONU s'est heurtée pendant de longues semaines au veto américain, qui ne sera levé que le 21 juin. Silence de Duclert sur tout cela.
D'où vient cette offensive si violente, en France seulement, contre nos dirigeants de l'époque alors qu'à l'étranger on ne lit rien de tel dans de nombreux ouvrages sur le génocide rwandais ? Pourquoi ne cite-t-on jamais en France, par exemple, les témoignages du docteur Mukwege, Congolais, Prix Nobel de la paix, ou de Michela Wrong, Anglaise, auteure de l'ouvrage
Rwanda. Assassins sans frontières ?
Pour le comprendre, il faut regarder du côté du président Kagamé. Pendant une dizaine d'années, silence ; en 2001 et 2002 il reçoit à deux reprises Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, sans faire la moindre allusion à l'implication de la France dans le génocide. Il change soudain d'attitude en 2004 quand l'enquête du juge Bruguière sur l'attentat contre l'avion du président Habyarimana s'engage sur la piste de la responsabilité du FPR… de Kagamé. À partir de là seulement, il met en cause la France en recherchant tous les alliés possibles, notamment dans certains milieux intellectuels français que réunit une vieille vindicte anti-mitterrandienne, d'ailleurs très « deuxième gauche » et qui deviennent alors ses idiots utiles… L'acharnement revanchard conduit à de singulières alliances. Et fait une victime collatérale : la vérité historique.
Jean Glavany, ancien ministre des gouvernements Bérégovoy et Jospin et président de l'Institut François-Mitterrand.
La réponse de Vincent Duclert
La commission Duclert a élaboré et réalisé son rapport sur le fondement de la méthode historique et de l'analyse archivistique. Mon ouvrage présent, qui repose sur de nouvelles archives et des recherches élargies, répond aux mêmes exigences scientifiques. C'est la raison pour laquelle
Le Point lui a consacré un important dossier. La réponse du président de l'Institut François-Mitterrand s'attaque à de telles exigences, contraintes de se défendre.
La vérité historique, dont se prévaut Jean Glavany, est dégradée à un point rarement atteint dans sa réponse au dossier du
Point. Ses mises en cause de la recherche, récurrentes depuis près de trente ans, rejettent la connaissance exacte fondée sur les sources. Avec mon livre, elles se heurtent à de nouvelles archives et à des analyses approfondies, raison pour laquelle elles redoublent d'intensité :
– sont dénoncées les conclusions du rapport de la commission dite Duclert soi-disant en «
décalage majeur avec le corps de celui-ci » alors même que ces conclusions, adoptées à l'unanimité des membres de la commission, tirent leur force précisément de leur adéquation avec la recherche menée. L'accusation d'une citation tronquée est sans fondement car cette citation n'est nulle part dans mon livre. Le public peut vérifier de lui-même, par un retour aux textes, l'inanité de ces affirmations.
– sont convoqués la critique purement rhétorique sur le « biais rétrospectif » de ces deux travaux scientifiques qui documentent en détail (et avec un niveau encore supérieur pour mon livre) la masse d'alertes lancées en temps réel, de 1990 à 1993, sur le risque de génocide des Tutsis, aussitôt portées à la connaissance de la présidence de la République qui les ignore ; un anti-intellectualisme flagrant qui dure depuis 1990 et qui cible les nombreux historiens, chercheurs et experts du sujet.
– sont promues les réécritures de l'Histoire sur les accords d'Arusha d'août 1993 alors que les autorités françaises en sapent l'application tandis que le soutien continu de François Mitterrand au général président Habyarimana, qui torpille ces accords, ne se dément jamais ; mais aussi sur l'entente Édouard Balladur-François Mitterrand dans l'opération Turquoise, alors que le gouvernement lutte pied à pied contre les « cercles bellicistes » du pouvoir et adopte, dès le 16 mai 1994 par la voix de son ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, la reconnaissance du génocide des Tutsis contestée par l'Élysée.
– sont répétées à l'envi les thèses à charge sur le « génocide rwandais » découlant d'ouvrages non scientifiques et égarant la vérité sur le génocide des Tutsis, et sur la supposée « vindicte anti-mitterrandienne » de la « deuxième gauche », alors même que le premier opposant ministériel entre 1991 et 1993 à l'alliance avec le régime inacceptable du Rwanda est le très « première gauche » Pierre Joxe.
– et que dire de l'occultation de l'enquête exemplaire des juges Poux-Trévidic infirmant l'instruction Bruguière ? De l'expression «
violence endémique » qu'emploie Jean Glavany pour qualifier la situation du Rwanda en 1993 ? Celle-ci porte la marque d'une vision pour le moins paternaliste d'un pays africain et traduit un étrange réductionnisme alors que sa société fait face à l'extermination programmée de la minorité tutsie par l'extrémisme hutu – connue d'historiens, d'avocats et de citoyens, de diplomates et d'officiers, s'efforçant d'alerter du risque de génocide, incarnant l'honneur de la démocratie républicaine et de la République savante face à la raison d'État de l'exécutif présidentiel. Ses responsabilités, lourdes et accablantes, sur lesquelles se conclut le rapport Duclert, sont amplifiées dans mon ouvrage présent. La recherche se poursuit et ne se laissera pas intimider.
Vincent Duclert, historien, président (2019-2021) de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis.