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Num
33694
Date
Mercredi 14 mars 2012
Ymd
Size
114096
Title
Badinter : la confusion des arguments
Subtitle
 « Perplexité ». Le mot est faible pour décrire l’impression laissée par l’entretien accordé par Robert Badinter à Armand Avakian, directeur du bureau européen de la chaîne arménienne Armenia TV.
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Type
Page web
Language
FR
Citation
Arméniens déportés vers la mort.

L’ancien sénateur et garde des Sceaux revient sur la loi Boyer, loi de pénalisation de la négation des génocides votée le 22 décembre 2011 par l’Assemblée nationale, puis le 23 janvier 2012 par le Sénat, avant d’être invalidée le 28 février 2012 par le Conseil constitutionnel.

Cette éminente personnalité, qui affirme n’avoir « aucune volonté de complaire aux Turcs », explique son opposition à la loi permettant de poursuivre les négateurs du génocide arménien en utilisant des arguments qui suscitent des interrogations.

L’ancien garde des Sceaux, ex-président du Conseil constitutionnel, professeur émérite de l’Université Paris 1, n’a jamais caché son hostilité à la loi de reconnaissance du génocide arménien promulguée en France en 2001, et à l’extension de la loi Gayssot à la négation du génocide des Arméniens. Mais, dit-il dans un entretien accordé à Armand Avakian, directeur du bureau européen de la chaîne arménienne Armenia TV, « Ce n’est pas une question politique, c’est une question juridique » et il n’y a, en ce qui le concerne, « aucune volonté de complaire aux Turcs. » Vraiment ?

La dimension politique de la loi de pénalisation de la négation des génocides, votée le 22 décembre 2011 par l’Assemblée nationale, puis le 23 janvier 2012 par le Sénat, avant d’être invalidée le 28 février 2012 par le Conseil constitutionnel français, est impossible à éluder, au vu des menaces de représailles turques contre la France et du lobbying agressif, sur le sol français, d’hommes d’affaires et de diplomates turcs.

On ne peut d’autre part s’empêcher de faire certains recoupements qui incitent à penser que Robert Badinter aurait dû garder une certaine réserve : deux mois avant son discours du 4 mai 2011 au Sénat -- où il s’était exprimé avec vigueur contre une proposition de loi similaire présentée par son propre parti -- le sénateur socialiste avait accepté une distinction en Turquie en devenant Docteur Honoris Causa de l’Université Galatasaray d’Istanbul.

Il y avait prononcé un discours où, sans dire un mot des intellectuels turcs emprisonnés, des persécutions actuelles contre la minorité kurde, du génocide de 1915 ou du négationnisme turc, il avait choisi de citer le Président Abdullah Gül pour évoquer « la paix et la tolérance » turques.

Par ailleurs, son épouse, Elisabeth Badinter, Présidente du Conseil de Surveillance de Publicis Groupe, est, avec plus de 10% du capital, l'actionnaire de référence du 3ème groupe mondial de communication qui a d’énormes intérêts en Turquie.

Un combat de trop



Dans un tel contexte, n’aurait-il pas été plus sage pour Robert Badinter, qui restera dans l’histoire comme celui qui a aboli la peine de mort, de garder le silence et de ne pas se faire l’avocat des partisans de la liberté de nier « outrageusement » sur le sol français l’anéantissement programmé d’un peuple ?

N’y avait-il pas assez de forces opposées à la loi pour laminer ce texte -- destiné à protéger des citoyens français (de seconde zone ?) contre des délits commis en France -- sans l’intervention navrante d’un homme de l’envergure de M. Badinter ?

Dans une interview à la chaîne turque 24 donnée par Ethem Tolgar, recteur de l’Université Galatasaray, ce dernier a rendu hommage aux bons offices de M. Badinter pour l’aide apportée au lobbying anti-loi.

Précisons, et ce n’est pas anodin, que l’Université Galatasaray a reçu en dix ans 35 millions d'euros d’aide de la France : les impôts que les descendants des victimes du génocide arménien payent en France favorisent ainsi très directement les interventions de M. Tolgar et consorts visant à laisser libre cours au négationnisme dans notre espace citoyen. Un outrage supplémentaire qui s’ajoute à la spoliation des biens arméniens dont profitent déjà nombre d’institutions turques.

Au lendemain de l’invalidation de la loi par le Conseil constitutionnel, le Recteur de l’Université franco-turque a donc expliqué que sa première démarche [après le vote] a été d’écrire à M. Badinter. Celui-ci lui aurait répondu avec courtoisie qu’il « ferait le nécessaire car il était contre la loi », et M. Tolgar relève que l’article de Robert Badinter dans le Monde a joué un rôle capital en « ébranlant les esprits ».

Robert Badinter, si prompt à défendre le droit et si prolixe, n’a pas indiqué s’il a répondu au Recteur Ethem Tolgar que l’ingérence turque dans le vote des lois françaises était inadmissible, et que seule l’intéressait la légalité constitutionnelle du texte.

Au contraire : reprenant à son compte une des tactiques de l’État turc négationniste, l’ancien garde des Sceaux appelle à la mise en place d’une commission d’historiens pour faire la lumière sur ce qu’il s’est passé en 1915 et établir « un Livre Blanc ».

En disqualifiant tous les travaux existants -- qu’ils soient dus à des spécialistes arméniens, turcs, américains, français ou autres -- en faisant repartir à zéro les recherches historiques, M. Badinter offre un nouveau délai (indéfini) à la Turquie. Chacun sait que c’est là très exactement le but recherché par cette dernière, quand elle parle de « commission d’historiens » tout en déclarant, par la voix de son Premier ministre Erdogan, que de toute façon, « la Turquie ne reconnaîtra jamais de génocide », ou en organisant des manifestations anti-arméniennes menaçantes, comme l’a fait le ministre turc de l’Intérieur ce 26 février à Taksim (Istanbul).

Quand M. Badinter estime que « des versions nationales s’opposent les unes aux autres », ignore-t-il que ce type de déclarations fait partie du discours d’Ankara qui -- à l’instar de celui de Bernard Lewis -- qualifie le génocide de 1915 de « version arménienne de l’histoire » ?

Et peut-il dire à quelle « version nationale » il renvoie les courageux Turcs -- historiens ou intellectuels -- qui, après avoir étudié le sujet, qualifient « 1915 » de génocide, ce qui leur vaut incarcérations et menaces de mort ?

Des historiens sélectionnés en fonction de leur origine



En fait, M. Badinter a une conception un peu différente, et très singulière, de cette fameuse commission d’historiens : elle devrait réunir « des historiens indépendants, ni turcs, ni arméniens ». Allons bon ! Concernant la Shoah, peu de gens ont osé jusqu’à présent disqualifier d’office les travaux de spécialistes juifs. M. Badinter n’a jamais mis en cause, à notre connaissance, l’intégrité des historiens liés à la communauté juive.

Cependant, à propos du génocide des Arméniens, il exclurait d’emblée, à cause de leurs seules origines ethniques, arménienne pour l’un, turque pour l’autre, le Professeur Raymond Kevorkian, auteur d’une véritable somme extrêmement documentée, ou le Professeur Taner Akçam, qui a travaillé sur les archives ottomanes.

Que suggère M. Badinter pour garantir l’indépendance des historiens ayant des noms français, anglais ou italiens ? Un test ADN ? Une recherche généalogique pour traquer une grand-mère arménienne ou turque ? Une enquête pour déceler s’il existe chez eux des accointances avec des personnes de « sang » arménien ou turc ? Une conception ethnique du métier d’historien, c’est tout à fait inédit. Et apparemment réservé au seul génocide arménien.

Robert Badinter oublie aussi un « détail » essentiel : rien ne garantit que les historiens (inuit ? paraguayens ? philippins ?), « sélectionnés par l’UNESCO », ne soient pas ensuite grassement payés par le gouvernement turc. On l’a vu, celui-ci ne recule devant aucune dépense pour défendre le crime et le profit qu’il en tire.

Par ailleurs, la désignation de l’UNESCO comme entité « régulatrice » de cette commission d’historiens est pour le moins inappropriée. Outre le fait que cette instance n’a aucune compétence juridique -- ce qui devrait en toute logique la discréditer aux yeux de M. Badinter --, il se trouve que sa neutralité est d’ores et déjà remise en question.

En effet, en juin 2011, quelques heures avant l’inauguration d’une exposition-photo de monuments arméniens prévue au siège de l’Unesco à Paris, le personnel de l’organisation a imposé aux représentants arméniens le retrait de la carte murale et des légendes qui accompagnaient les photos. Il est vrai que ces éléments d’information étaient hautement subversifs. Comme dans toute exposition de ce type, ils spécifiaient la localisation géographique des œuvres d’art photographiées (des joyaux de l’Art religieux arménien), par ces simples mots : « Arménie », « Turquie », « Azerbaïdjan »…

Ce toilettage mal venu visait à effacer aux yeux des visiteurs l’étendue de la présence millénaire des Arméniens sur leurs terres ancestrales, occupées et vidées de leurs habitants par la Turquie et l’Azerbaïdjan. Une censure justifiée par les services de l’Unesco qui ont rejeté la faute sur l’Ambassade d’Arménie : celle-ci n’aurait pas consulté la Turquie et l’Azerbaïdjan avant de citer leurs noms...

Si M. Badinter parle de « commission d’historiens », de l’Unesco, de « versions nationales » de l’histoire, toutes choses conformes aux desiderata turcs, sans s’être informé, on est fondé à trouver cela très problématique, surtout chez une personnalité de sa réputation.

S’il le fait en connaissance de cause, cela est encore plus consternant. Il est également perturbant qu’un homme de loi, qui insiste tant sur le terme « juridique », réduise la situation des Français d’origine arménienne, en butte à un négationnisme outrancier en France, à une simple question de « souffrance » à laquelle on aura -- de manière anticonstitutionnelle -- répondu par la « compassion » en 2001 tout en refusant « une pitié dangereuse » en 2012. Une approche qu’il n’oserait sans doute pas avoir avec la victime d’un viol ou même d’un cambriolage : l’avocat qu’il est la renverrait-il chez elle en se contentant d’admettre « sa souffrance » et en lui recommandant de « se réconcilier » avec un agresseur qui persisterait à nier les faits ?

Nuremberg vs Constantinople



Laissons les propositions de M. Badinter et revenons à son argumentation contre la loi dite Boyer : ce qui en ferait l’inconstitutionnalité serait l’atteinte à « la liberté d’expression » : mystérieusement, cet argument n’a pas été invoqué pour faire obstacle à la loi punissant l’insulte aux harkis, ratifiée la même semaine au Sénat.

Interrogé sur la loi Gayssot par le journaliste d’Armenia TV, Robert Badinter oublie derechef « la liberté d’expression » et change de registre : cette loi est justifiée car il y a eu le jugement de Nuremberg où « la France était partie » ; « il y avait un juge français, un procureur français, des victimes juives françaises ». Là, il s’agit, dit-il, de « respect dû à l’autorité de la chose jugée ».

En somme, ce qui justifie l’interdiction de nier les crimes nazis, c’est qu’ils ont été jugés précisément par ceux qui étaient concernés -- les pays qui en ont souffert (dont la France et les citoyens français). Par contre, selon l’ancien garde des Sceaux, seuls ceux qui ont une certaine distance avec le sujet seraient habilités à se prononcer sur le génocide arménien. N’y a-t-il pas un hiatus dans ce raisonnement ?

Et quid d’une « commission d’historiens indépendants » en 1945 ? Le procès de Nuremberg n’a pas attendu, que l’on sache, le travail des historiens -- et c’est heureux -- pour trancher et dire la vérité. De même, au lendemain de la Grande Guerre, l’extermination planifiée de la population arménienne de l’Empire ottoman était connue de tous les belligérants. Robert Badinter ne peut ignorer qu’en 1919 une Cour martiale extraordinaire a jugé à Constantinople les principaux responsables génocidaires Jeunes-Turcs, dont Talaat Pacha, le « Hitler » turc, condamné à mort par contumace mais toujours honoré par un mausolée à Istanbul.

Selon M. Badinter, la France ne serait pas concernée par un crime commis il y a 100 ans, en Anatolie. Cela est historiquement faux : la France était aux premières loges et garante de la protection des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman. Elle est au moins responsable d’avoir accordé l’amnistie à la Turquie pour les crimes commis pendant la Première Guerre mondiale, en ignorant délibérément les droits des victimes et les nécessaires réparations annoncées dans le Traité de Sèvres, jamais mis en application. Ou d’avoir abandonné aux assassins kémalistes, les Arméniens de Cilicie placés sous la protection du mandat français.

Voici donc deux génocides commis en temps de guerre : leur apologie est pénalisée ou encouragée selon les critères que l’on choisit d’utiliser… Pourtant la négation d’un génocide, que ce soit celui des Arméniens, des Juifs ou des Tutsi, n’est rien d’autre que la perpétuation du crime.

Selon la formule d'Elie Wiesel, la négation d'un génocide, « c'est le double meurtre ». Et elle autorise tous les passages à l’acte, aujourd’hui, près de 100 ans après les faits, comme en témoignent les menaces et les messages de haine reçus par des responsables politiques ou associatifs en France.

M. Badinter trouvera les explications qu’il voudra : ce qu’il indique, et avec lui le Conseil constitutionnel qui a suivi ses analyses, c’est qu’en France -- contrairement à la contestation de la Shoah -- la négation du génocide arménien de 1915 est un droit humain fondamental qui doit être protégé : la liberté d’expression devient ainsi un paramètre à géométrie variable.

Fort heureusement et sans surprise, ce sont des fils et filles de rescapés de la solution finale élaborée par les nazis qui ont dénoncé le plus vigoureusement cette restriction, contraire aux droits de l’homme, à l’éthique… et à la Constitution : « On ne peut pas de surcroît imaginer qu’en France on statue en fonction de l’origine de tel ou tel citoyen français. C’est contraire aussi à la Constitution. Je rappelle, la République ne reconnaît en France que des citoyens français à égalité de droits, quels que soient leur origine, leur race, leur sexe, leur religion, leurs opinions politiques, et c’est très bien ainsi. Nous ne sommes pas une République communautariste ».

Quel est l’auteur de cette déclaration ? Les ardents défenseurs de la loi tels Bernard-Henri Levy ou Serge Klarsfeld ? Non. Il s’agit de M. Badinter lui-même, qui ne s’embarrasse pas de ses propres contradictions.

Autre exemple majeur ? Dans l’interview, l’ancien sénateur déclare « avoir invité la Turquie à reconnaître le génocide ». Plus loin, il parle de « l’époque où on génocidait les Arméniens ». Mais aussi, à plusieurs reprises, il affirme : « il faut établir la vérité », « je défendrai la recherche objective de la vérité historique […] je n’ai pas la compétence. »

Si la « vérité historique » n’est pas établie, comment peut-il accuser la Turquie d’un génocide, et l’inviter à le reconnaître ? S’il sait qu’elle est établie, à quelles fins propose-t-il -- comme le gouvernement turc -- une commission d’historiens pour… l’établir ? Et surtout, pourquoi tient-il tant à ce que cette vérité soit librement niée en France ?

Robert Badinter oublie-t-il qu’il s’agit de l’extermination planifiée de toute une population, de bébés, d’enfants, de femmes, d’hommes, de vieillards ? Il avoue de ne pas avoir « la compétence » : ne devrait-il pas avoir alors, au moins, la décence de se taire ?

Enfin, l’homme de loi insiste sur le temps écoulé -- « cent ans » -- et recommande : « ne vivez pas dans le passé ». On retrouve là une antienne turque bien connue : « Il faut regarder vers l’avenir, le passé est le passé. »

Aurions-nous osé donner ce genre de conseils aux petits-enfants de M. Badinter qui auraient eu à se battre contre la négation de la Shoah par l’Etat allemand, si ce dernier avait eu la même position négationniste que la Turquie ?

Et dirions-nous aux descendants des esclaves de regarder vers l’avenir, pour solde de tout compte ? N’appartient-il pas à ceux qui subissent les conséquences de l’extermination, du vol de leur biens, et du déni, de décider ce qu’ils doivent faire d’un passé qui ne passe pas ?

« Je suis du côté des victimes des génocides », soutient Robert Badinter, en évoquant le drame de sa propre famille. Vraiment ?

La Turquie, elle, est d’un autre avis : elle lui a exprimé sa reconnaissance.

Séta Papazian est présidente du Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme], association dont le siège est à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Illustratrice d’albums pour enfants, elle a également travaillé durant 20 ans dans le domaine de la publicité et de la communication.

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