Il faut l’écouter. Prendre le temps. Laisser les silences percer le mur du vacarme dans ce café bruyant. Beata Umubyeyi Mairesse est une survivante. Elle aurait dû trouver la mort lors du génocide perpétré au Rwanda en 1994. Un million de Tutsis et de Hutus modérés massacrés en quelques semaines à coups de machettes et de bâtons.
Cette tragédie la hante. Chaque année au mois d’avril, elle fait la liste des personnes qui pourraient l’aider au cas où. Jamais tout à fait en paix. Au terme de quinze ans «
d’un cheminement incertain aux confins de mémoires étiolées », celle qui n’était qu’une adolescente en 1994 a repris le fil de son histoire. Une enquête patiente faite de doutes et d’espoirs, de retrouvailles.
Plus qu’un témoignage
De ces photos jaunies, des mots sortis de l’abîme, elle tresse un récit émouvant
Le convoi (1), qu’elle aura mis plusieurs années à écrire. Plus qu’un témoignage, ce livre est une plongée dans les noirceurs de l’humanité, une profonde réflexion sur le bien et le mal, les ambivalences de nos comportements. C’est aussi un message d’optimisme.
À quoi tient la vie finalement ? «
Une chaîne de petits gestes de bonté », veut croire aujourd’hui Beata Umubyeyi Mairesse. «
Même s’il ne faut rien en attendre lorsque vous le faites. »
C’est en tout cas le message qu’elle transmet à intervalles réguliers lorsqu’elle intervient dans les écoles pour partager son expérience. «
Avoir quelques connaissances sur le monde dans lequel vous grandissez, sur les hommes et les femmes qui nous dirigent ou plus largement sur les enjeux politiques du moment peut vous être utile. Ne négligez jamais cela », dit aux écoliers celle qui, après avoir trouvé refuge dans une famille près de Lille, a travaillé pour des ONG internationales avant de s’installer en 2007 à Bordeaux où elle coordonne des projets de prévention en santé.
Le mendiant de Butare, sauveur d’un jour
Lui revient en mémoire cette scène à Butare face aux génocidaires armés de machettes. Avec sa mère, rien ne semble pouvoir la sauver. Un jeune homme s’avance. «
Je les connais, elles sont françaises. » Il avait suivi les tueurs «
comme on va au spectacle » et aurait pu hurler avec les loups. Le mendiant de Butare, celui auquel sa mère «
donnait parfois un peu d’argent pour qu’il aille gonfler les pneus de nos vélos », leur a sauvé la vie.
Mais on a vu aussi des Rwandais s’en prendre à leurs voisins dans un déferlement de violences, ajoute-t-elle d’emblée. Des institutrices ont été «
violées ou découpées par les élèves auxquels elles avaient appris à lire et à écrire ».
« La banalité du bien »
Cette scène, sueurs froides, jambes flageolantes, on la revit avec elle dans le livre : sur la chaussée gisent les corps de jeunes hommes assassinés. Et puis ce geste. Elle cueille des fleurs et les dépose à leurs pieds. Sans regarder les plaies. Peut-être pour ne pas se laisser envoûter par le vertige du mal. «
En cette saison de sang, chaque jour semblait durer une éternité. »
Les Justes ne l’ont parfois été qu’un bref instant. Et de façon si mystérieuse. Dans L’aube à Birkenau, Simone Veil racontait avoir eu la vie sauve grâce à Stenia, l’une des gardiennes du camp réputée pour sa férocité. Des années plus tard, l’ancienne déportée parlait de ce geste comme d’une «
énigme ».
Ce sera aussi le cas de l’attitude du préfet du Butare, l’autorisant avec sa mère à prendre place dans ce convoi mis en place par l’ONG Terre des hommes et destiné à sauver de jeunes orphelins. Pourtant, ni l’une ni l’autre ne correspondaient aux critères. Pourquoi a-t-il accepté ? «
Peut-être pour se racheter une bonne conduite ? Je ne veux pas savoir. Ni le rencontrer. » Ce préfet génocidaire sera ensuite condamné à vingt-cinq ans de prison.
À Jérusalem, en 1961, lors du procès d’Adolf Eichmann, l’une des chevilles ouvrières de la Shoah, Hannah Arendt avait parlé de «
la banalité du mal » pour essayer de comprendre ce qui avait conduit à la plus grande tragédie du XX
e siècle. Beata Umubyeyi Mairesse lui renvoie en écho «
la banalité du bien ». Et jour après jour, «
cette chaîne de petits gestes dont on ne sait jamais où ils vous mènent ».
Le convoi invite aussi à s’interroger sur notre perception de l’Afrique, souvent méconnue ou lue à travers le prisme de nos préjugés. Le Rwanda n’y échappe pas. «
Au printemps 1994, le discours dominant consista à présenter la violence comme le résultat d’une haine atavique entre Hutus et Tutsis. Ni les reporters sur place, ni les commentateurs sur les plateaux télévisés ne semblaient avoir une connaissance suffisante de l’histoire de ce petit pays. »
Ce qui entraîna parfois des contresens, comme elle le rappelle. Avec des photos mal légendées prises par les plus grands noms du photoreportage, James Nachtwey, Sebastiao Salgado ou le français Gilles Peress. Un appel à ouvrir les yeux et rester exigeant. «
N’allez pas croire, rappelle-t-elle,
que la propagande ne fonctionne que sur des paysans africains en majorité analphabètes. »
(1) Flammarion, 336 p., 21 €.