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Bruxelles envoyée spéciale.
Soudain Véneranda se crispe, elle semble au bord des larmes : «Mais il ment ! Cet homme, c'est le diable !», chuchote-t-elle en écoutant l'homme qui parle derrière le box des accusés. Assise dans le public de la cour d'assises de Bruxelles, Véneranda est arrivée le matin du Rwanda. Elle a parcouru 6 000 km pour assister à un procès historique. Depuis le 17 avril, quatre citoyens rwandais comparaissent non pas pour des faits commis au pays des Wallons et Flamands mais pour répondre de crimes contre l'humanité qui ont eu lieu au Rwanda, le pays des Hutus et des Tutsis. En 1994, un génocide contre l'ethnie tutsie décime cette ancienne colonie belge. Le bain de sang a fait 800 000 morts en seulement cent jours. Les coupables se comptent par milliers : des hommes politiques et des militaires qui ont planifié les massacres. Des intellectuels qui les ont légitimés. Des fonctionnaires qui ont facilité le déclenchement des tueries et des centaines de miliciens et de gens ordinaires, terrorisés ou endoctrinés, qui ont tenu les machettes. Certains seront jugés au Rwanda ou au Tribunal international pour le Rwanda, basé en Tanzanie. Mais pour la première fois au monde, un pays tiers, la Belgique, applique la règle de la compétence universelle. Les fantômes d'une tragédie africaine sont venus hanter le monumental palais de justice de Bruxelles, inauguré par Léopold II fondateur de l'empire colonial belge.
Commandements de la mort
«Je n'aurais peut-être pas dû venir, murmure Véneranda, fébrile. Les gens d'ici ne peuvent pas comprendre. Ils n'étaient pas là-bas quand tout ça s'est passé. Moi j'y étais, je sais.» Pour les témoins et les rescapés, ce retour en arrière est très douloureux. «Ce qui s'est passé là-bas a bouleversé ma vie. C'est comme si un cataclysme s'était abattu sur mon foyer», explique ce Français marié à une Rwandaise qui a profité de ses vacances d'enseignant pour assister au procès. Dans le public, les Rwandais, majoritaires, scrutent les réactions des accusés protégés derrière une cage en verre. Deux religieuses, un homme proche du pouvoir et un intellectuel doivent répondre de leur participation aux massacres de la région de Butare, au sud du Rwanda. Face à eux, 24 jurés belges doivent tenter de démêler la vérité d'un drame dont ils n'ont été ni les acteurs ni les témoins. La première semaine du procès a été consacrée à l'histoire du génocide. La deuxième à l'examen des responsabilités individuelles du premier accusé. Vincent Ntezimana, 39 ans, s'est défendu avec véhémence. Ce professeur de l'université de Butare est accusé d'avoir dénoncé certains collègues tutsis, les condamnant à mort avec leur famille. On le soupçonne d'avoir participé aux meurtres de deux personnes et d'être l'auteur du tristement célèbre Appel à la conscience des Bahutus. Ce pamphlet raciste a été imprimé en Belgique en 1990 lorsque Ntezimana achevait sa thèse à Louvain. On peut y lire les «Dix Commandements des Hutus», annonciateurs du génocide : «Tout Hutu doit savoir que les Tutsis sont malhonnêtes», «Les Bahutus doivent cesser d'avoir pitié des Batutsis», y est-il expliqué. «Je ne suis pas l'auteur de ce pamphlet ignoble», insiste Ntezimana. «C'est lui qui a apporté le texte et qui est venu le chercher», rétorque Marie-Hélène Lecerf, l'employée belge qui a dactylographié le document. Mais Vincent Ntezimana ne peut être condamné pour avoir rédigé ce texte en 1990, trois ans avant la promulgation de la loi qui autorise la justice belge à se saisir des crimes contre l'humanité. Pour le juger, la cour doit s'en tenir aux faits. Les distances géographiques et culturelles se font sentir à chaque question. «Qu'est-ce que ça veut dire "finir le travail" ?», demande le président, Luc Maes, à un témoin. «Dans le contexte du génocide finir le travail, signifiait tuer, exterminer», répond Emmanuel Bugimbo, un ancien collègue de Ntezimana. Ce dernier est accusé d'avoir participé au meurtre d'un jeune homme à un barrage de miliciens ? «Comment voulez-vous que j'aie pu vérifier son identité, réplique l'accusé, à 19 heures, l'heure du meurtre il fait nuit au Rwanda, on n'y voit rien.»
Cerner la réalité
De la salle s'échappent des sifflements désabusés. «Comment est la nuit au Rwanda ?», demande plus tard le président de la cour au juge d'instruction Damien Vandermerscheen. «Les nuits africaines sont brutales. A 18 heures, il fait noir», confirme le juge qui lutte depuis 1995 pour que ce procès ait lieu. Malgré les pressions politiques, ou l'hostilité de l'Eglise catholique qui protégeait les deux religieuses accusées. La cinquantaine poivre et sel, le juge Vandermerscheen est aussi à l'origine d'une procédure contre Pinochet et d'une instruction contre un ancien ministre congolais Abdoulaye Yerodia, accusé d'appels aux meurtres racistes. La justice belge offre au monde une «expérience unique», note Me Eric Gillet, avocat des victimes. «Ma crainte c'est que le jury se limite aux apparences. Ntezimana par exemple, il parle bien. Il a l'air d'un mec sympa», soupire un Belge. «J'ai tellement attendu ce procès», explique Gassana Ndoba, président de la Commission des droits de l'homme au Rwanda, à l'origine de la première plainte contre Ntezimana. Son frère, sa belle-sœur, et leurs trois enfants auraient été tués avec la complicité de l'accusé. Calmement, sans émotion visible, il raconte par le détail les dernières heures de cette famille. Comme une plongée dans l'enfer. Et soudain dans la salle, un silence respectueux recouvre la douleur des autres rescapés.