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Les fuites sur les conclusions de l'enquête du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, parues samedi 6 mars dans le quotidien suisse la Liberté et dans le Monde du mercredi 10 mars, ont réveillé l'antagonisme franco-rwandais. Désigné par cette enquête comme le commanditaire de l'attentat contre le Falcon 50 de l'ex-président Habyarimana, le 6 avril 1994, le président Paul Kagame a, de Bruxelles, nié toute implication et dénoncé «une intention politique du gouvernement français» : «Certains en France ont du sang sur les mains depuis le génocide au Rwanda. Ils n'ont jamais reconnu cela. Ils n'ont jamais modifié leurs positions», a-t-il déclaré hier au quotidien la Libre Belgique. Kigali accuse le gouvernement français, allié du régime Habyarimana, de s'être, en formant et en armant les extrémistes hutus, rendu complice d'un génocide dont furent victimes près d'un million de Rwandais, en majorité tutsis mais aussi hutus modérés.
A moins d'un mois du 10e anniversaire du génocide, commémoré le 7 avril, les accusations portées contre les responsables du Front patriotique rwandais (FPR), le parti issu de la rébellion tutsie lancée depuis l'Ouganda, sont extrêmement graves. Filip Reyntjens, professeur à l'université d'Anvers et spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs, les commente.
Que pensez-vous des conclusions de l'enquête dirigée par le juge Bruguière ?
Elles correspondent à ce que l'on savait. En 1996 déjà, dans mon livre consacré aux trois premiers jours du génocide, je montrais qu'un faisceau d'indices pointait dans la direction du FPR. Depuis, d'autres éléments ont conforté cette thèse. Des témoignages de déserteurs du parti de Paul Kagame, mais surtout d'autres indications. Comme cet élément que je n'ai pas publié car je n'ai pas pu le «documenter» : selon une source bien placée en Ouganda, les missiles qui ont atteint l'avion font partie d'un lot cédé par l'armée ougandaise au FPR. Il est très peu probable que la rébellion les ait ensuite passés aux extrémistes hutus.
Si cette thèse est confirmée, Kigali va se trouver dans une position terrible...
Absolument. Toutefois, il faut distinguer deux choses : le fait que Bruguière ait raison ne veut pas dire que le FPR soit responsable du génocide, du moins dans le sens juridique du terme. Il faut être clair sur ce point. Ceux qui ont commis le génocide, c'est une coterie d'extrémistes hutus qui, pour la plupart, se trouvent aujourd'hui devant le Tribunal pénal international en Tanzanie. Il y a un autre aspect : nous savions tous quelles seraient les conséquences de cet attentat. Je me rappelle bien cette nuit du 6 au 7 avril 1994, nous savions quel risque immense pesait sur les Tutsis et les opposants hutus, et le FPR le connaissait aussi. En d'autres termes, le calcul fait par le FPR est très cynique. Ce qui comptait pour lui, et la chose est confirmée dans le livre du général Dallaire dans un autre contexte, c'est la victoire militaire et la prise de pouvoir. Si l'enquête dit vrai, il faut conclure, et c'est particulièrement poignant, que le FPR a estimé qu'au vu de ces objectifs, la survie d'un grand nombre de Tutsis était secondaire.
Habyarimana était-il une cible prioritaire après les accords de paix d'Arusha ?
Le FPR s'était rendu compte, dans les mois qui précédaient, qu'il n'avait plus rien à attendre de ces accords. Le mouvement rebelle avait espéré obtenir une position suffisamment forte dans le gouvernement de transition pour diriger le pays, et avait tout fait pour y arriver en nouant des alliances avec des éléments de l'opposition non armée. Cela avait échoué. Et le FPR comme les extrémistes hutus s'étaient réinstallés dans une logique de guerre.
L'enquête risque-t-elle de remettre en cause la façon dont on lit l'histoire du génocide ?
Les responsables du génocide sont toujours les mêmes. En revanche, les résultats de l'enquête influencent cette lecture de l'histoire faite de bons et de méchants : puisqu'on connaissait les méchants, qu'on les voyait commettre un génocide en direct à la télé, les autres devaient être les bons. Je dis depuis des années -- c'est d'ailleurs une raison pour laquelle je suis interdit de séjour dans ce pays -- que ceci n'est pas une histoire de bons et de méchants, mais une histoire de méchants. Point.
Les responsables du FPR peuvent-ils être inculpés ?
Normalement, le juge Bruguière va transmettre son rapport au procureur de la République et ce sera à lui de décider de poursuivre ou non. S'il décide de poursuivre, il devra lancer des mandats d'amener, des demandes d'extradition, ce qui est compliqué. Certaines personnes citées dans le rapport sont au Rwanda, d'autres à l'étranger. En ce qui concerne Paul Kagame, c'est simple : il est chef d'Etat en fonction et bénéficie de l'immunité. Toutefois, s'il ne se présente pas devant la justice exclusivement pour une question d'immunité, cela posera un problème à ses partenaires. Tout dépendra, je crois, de l'attitude des Américains, des Néerlandais et des Britanniques. S'ils disent, par exemple «maintenant, ça suffit, on a été roulés dans la farine par ce régime qui a exploité le crédit génocide»... D'autant qu'il s'agit d'un crime terroriste, ce qui, de nos jours, prend une dimension particulière.