Fiche du document numéro 33418

Num
33418
Date
Jeudi 4 janvier 2024
Amj
Taille
738624
Titre
Les rescapés du génocide des Tutsi auraient-ils le droit de raconter leur Histoire ?
Sous titre
« Le convoi » de Beata Umubyeyi Mairesse, est celui de la vie que le génocide commis par les hutu du Rwanda a voulu éliminer. Face à l'inhumanité comment les rescapés Tutsi peuvent-ils réussir à vivre ? La quête de l'auteure devient celle d'un peuple, celle de l'Afrique qui affirme ainsi son droit à raconter sa propre histoire, sa vision du monde.
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Beata Umubyeyi, Mairesse, rescapée Tutsi du génocide au Rwanda, après deux romans « Tous tes enfants dispersés » en 2019 et « Consolée » en 2022, (1) nous livre aujourd'hui avec « Le convoi » un récit enquête où il ne s'agit pas seulement de restituer la réalité du génocide à travers ceux qui l'ont commis, ceux qui l'ont permis, mais surtout de répondre à une triple exigence :

- retrouver le fil d'une histoire vécue, personnelle et collective qu'une mémoire traumatisée a disloqué et à certains endroits effacé. L'horreur extrême du génocide va plus loin que l'extermination, son inhumanité va jusqu'à faire douter les victimes de sa consistance. Des humains peuvent-ils infliger une telle négation de l'humain à leurs semblables, est-ce possible ?

- Pour que la vie puisse prendre le pas sur la haine ou le désespoir il faut déployer une intelligence, une solidarité permettant à toutes les victimes de surmonter leurs peurs, angoisses, traumatismes face à des hommes que rien ne distingue d'autres hommes se levant chaque matin pour partir au travail, sauf que le leur consistait à couper, découper voisins, anciens amis, instituteurs que des années de propagande ont désigné comme des nuisibles destinés à être éliminés, afin de préserver la bonne santé d'un peuple « en état de légitime défense ». Face à la terreur, face aux assassinats en chaîne, les rescapés du génocide ont l'obligation de transmettre, l'obligation de vivre, d'affirmer que l'amour, la joie sont encore possibles.

- Écrire sa propre histoire

Face au génocide, les victimes ont doublement été abandonnées par les états occidentaux qui non seulement ne leur sont pas venus en aide mais avec l'aide puissante de certains médias ont nié la réalité du génocide pendant des décennies. L'opposition ethnique mise en avant est une construction liée à l'époque coloniale. Elle permet d'affirmer que deux populations tribales (donc arriérées) ont chacune à leur passif les meurtres de l'autre camp. Pire, la mort de Hutu victimes d'une épidémie de choléra a été portée au débit des Tutsi. L'inversion de la réalité a été telle que photographes de haut vol et journalistes ont focalisé leur attention sur les camps de réfugiés hutu. Les bourreaux sont devenus des victimes. La France de François Mitterrand n'a pas été en reste. Sous des prétextes humanitaires, elle est venue avec l'opération Turquoise en aide armée aux bourreaux hutu. De fait les puissances occidentales refusent aux peuples anciennement colonisés le droit de prendre la parole. Comme l'écrit Susan Sontag, ils ont le droit d'être vus, mais on ne veut rien savoir de ce qu’ils voient eux avec leurs propres yeux.

Avec « Le convoi » Beata Umubyeyi Mairesse affirme haut et fort que malgré tous les obstacles faussement dressés en fatalité historique, malgré la souffrance et la douleur qui perdurent, qu'il est indispensable de se mettre en mouvement. Sa force et son talent ne tombent pas dans le piège du contre, c'est l'histoire des victimes qu'il s'agit de raconter, permettant à d'autres rescapés de se donner le droit de transmettre donc d'exister.

18 Juin 1994 part pour le Burundi le deuxième convoi organisé par l'association humanitaire suisse "Terre des hommes". Officiellement seuls sont admis à monter dans le camion des enfants de moins de 12 ans. Beata et sa mère sont autorisées à en être à condition de rester cachées sous un tissus. Elles sont là mais elles n'existent pas. Des journalistes de la BBC sont là aussi, ils filment, d'autres prennent des photos. Le reportage filmé passe à la télévision. Des personnes qui l'ont vu affirment y avoir vu Beata et sa mère. Alors commence une quête insensée qui va durer des années, nécessiter de nombreux déplacements, créer beaucoup d'espoir et aussi de nombreux échecs. Beata est romancière, elle a fait des études supérieures, elle est accompagnée par un mari exceptionnel, on n'osera pas dire qu'elle est parmi les rescapés une privilégiée, sauf que son courage tire profit de ses acquis pour ne jamais renoncer. Ce long périple à travers des portes fermées, les espoirs déçus sera aussi celui des rencontres et d'une évolution. Les photos où elle n'existe pas lui offriront la possibilité de se relier à d'autres rescapés qui trouveront ainsi une preuve de leur existence. Les récits d'autres rescapés rencontrés, tout comme l'entretien avec celui qui a organisé le convoi et qui se souvient d'elle et sa mère contribueront à redessiner une vie personnelle autant que collective.

Si l'auteure, au jour d'aujourd'hui, n'est pas en possession de qu'elle cherchait au départ, de fait elle a trouvé beaucoup plus : une vie reliée à d'autres vies et qui peuvent ainsi faire face tant aux défaillances de la mémoire qu'à l'indifférence ou à l'hostilité. Des vies aussi reliées à leur passé et ainsi capables d'avoir un futur. Dans une époque qui porte au pinacle la concurrence comme valeur suprême, les génocides n'ont pas échappé à cette sinistre opposition. Beata Umubyeyi Mairesse, elle est solidaire de toutes les victimes d'où qu'elles viennent. Les rescapés de la Shoah comme tous ceux qui ne sacrifient rien à l'horreur ont gardé en mémoire des camps nazis et des sinistres convois qui y menaient. Il semble bien que de choisir le mot convoi comme titre de son livre est à la fois un acte de solidarité avec les victimes d'un autre génocides et une magnifique tentative de redonner un sens pluriel autant que positif à ce mot. Au Rwanda, les convois organisés par Terre des hommes étaient des convois pour la vie.

Comment ont-ils pu être négociés avec des génocidaires. On ne peut émettre que des hypothèses, certains peuvent avoir accepté par opportunisme, d'autres parce qu'ils n'étaient pas des bourreaux à part entière. La complexité de la vie est là. Sachant tout de même que l'autorisation donnée au départ ne garantissait pas de franchir les nombreux barrages. La capacité à convaincre des accompagnateurs qui pour certains étaient également des génocidaires, comme l'argent distribué ont eu raison des obstacles.

Le récit écrit par Beata Umubyeyi Mairesse va beaucoup plus loin qu'un simple témoignage. Les faits sont là, mais à travers eux l'auteure redonne aux acteurs qui ont subi cette tragédie le droit d'avoir une vision de leur propre histoire. Ce récit dans la sobriété radicale de son écriture est-il de la littérature ? Oui assurément. Il est une construction revendiquée comme subjective et authentique. À partir de ses racines ancrées dans un petit pays l'auteure a écrit un livre immense, un livre qui bat avec bonheur en brèche le concept d'universalité à la française. En théorie tous égaux parce que tous semblables, donc niant les différences, donc les discriminations, les exclusions dues à la différence.

Ici l'universalité s'ancre dans la spécificité d'un pays faisant partie du continent africain et affirmant de la façon la plus crédible que l'essentiel, c'est à dire le respect de la vie n'a pas de frontière. Ainsi l'histoire personnelle rencontre le collectif; en ressort une prise de parole au souffle bénéfique. Ainsi, la mise en équation du moi et des autres devient vision du monde. Un monde où l'humanité se bat pour la dignité de tous, en dépit de tout.

François Bernheim

"Le convoi" de Beata Umubyeyi Mairesse

Editions Flammarion, en librairie le mercredi 10 Janvier

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024