Citation
C'est alors une certitude. Un tribunal international va se réunir pour juger le génocide perpétré au Rwanda, où 500 000, 600 000, 1 million de personnes ont été massacrées au printemps 1994 à cause de leur appartenance à l'ethnie minoritaire tutsie. Pour tous les crimes contre l'humanité dont les auteurs ne furent jamais condamnés, pour les magistrats internationaux qui piétinent toujours en ex-Yougoslavie, ce procès-là doit avoir lieu. Et promptement. Même la Commission des droits de l'homme de l'ONU, réputée frileuse, la réclame dès l'été 1994. Le Rwanda sera l'exemple d'une justice enfin rendue au nom de la réconciliation nationale. Nous sommes en août 1994. Frédéric Laffont, journaliste et réalisateur, vient d'arriver à Kigali pour filmer durant un an la mise en place puis les audiences de cette cour extraordinaire. «Je voulais rapporter l'écriture de l'histoire. En 1945, le procès de Nuremberg et son plus jamais ça ont été les fondements de notre monde actuel».
Son documentaire Maudits soient les yeux fermés... démarre sur cette confiance paisible d'une justice à venir. «Pour ramener à l'humain», Frédéric Laffont a choisi de suivre trois personnages différents, que le fil de leur travail va conduire aux audiences où se nouera le film. Voilà donc d'abord Françoise, juriste à Médecins sans frontière, et chargée d'appuyer par ses enquêtes le travail de la communauté internationale. Puis apparaît Joseph, militant rwandais des droits de l'homme, et enfin François-Xavier, procureur de Kigali. Chacun à son tour raconte les preuves qu'il collecte, archive. Les crânes, les fosses communes, les listes des victimes et celles des armes, tout est encore là, à portée de mains, à portée de caméras, à portée de magistrats. Dans la cour de la prison de Kigali, un assassin avoue, paisiblement. Tout est en place. On n'attend plus que les enquêteurs assermentés de l'ONU, dont une résolution en novembre 1994 vient de décider comme prévu la mise en place du tribunal.
Et c'est là où le film s'échappe, ou plus exactement devient formidable. Car, à la ferveur des premières images, succèdent petit à petit une sorte de torpeur, un engourdissement. Les trois protagonistes et leurs enquêtes enthousiastes débouchent dans des bureaux vides. Les émissaires internationaux reportent sans cesse leurs missions, les experts se succèdent pour évaluer l'appareil judiciaire rwandais ou les budgets nécessaires, puis les rapports s'empilent sans aucune avancée concrète. Enfin, en janvier 1995, Françoise de MSF rencontre le juriste malgache qui vient juste d'être nommé pour représenter le tribunal international à Kigali. On croit que ça y est, que c'est parti, enfin. A l'écran le dialogue s'installe entre la juriste humanitaire et le juriste onusien. Elle demande : «De quels moyens disposez-vous pour transformer l'information en dossier judiciaire, puis inculper et juger ces suspects?»
Lui répond : «Cela reste problématique. Nous fonctionnons à effectifs très réduits : cinq ou six seulement, une dizaine si nous comptons le bureau de La Haye. Ici, nous avons besoin d'une centaine d'enquêteurs.»
Elle : «Vous avez un budget pour ces cent enquêteurs ?»
Lui : «Non justement c'est le problème.»
Elle : «Quel en est le coût ?»
Lui : «Je ne sais pas encore.»
Elle : «Y a-t-il eu jusqu'à présent un travail de conservation des preuves ?»
Lui : «Non, non.»
Pire que le refus, ces oui mais, ces non, non, cette absence, ces chiffres -- sans enquêteurs -- lancés sans autre explication que la rondeur du nombre, ces déclarations de bonne volonté, toujours assortis d'un aveu d'impuissance.
Lorsque, en avril 1995, Frédéric Laffont filme le tribunal de Kigali qui ouvre sa session sur les premiers dossiers d'auteurs du génocide, chacun a déjà compris. Ce sera là encore un nouveau rendez-vous manqué. Et, sans surprise, on voit le juge qui ne lève son marteau que pour annoncer le report de l'audience, sans fixer d'autres dates. Les photographes des grandes agences, venus pour l'occasion, refont leurs bagages. Frédéric Laffont, lui, reste encore. Le non-événement est devenu son sujet.
Dans le Rwanda qui se reconstruit, les preuves, si évidentes au début du film, s'effacent une à une. Menacé de mort par les extrémistes tutsis, que la lenteur de la justice exaspère, le procureur François-Xavier et le militant Joseph partent se réfugier en Belgique. On les voit suivre des cours de flamand. Françoise de MSF plaide la cause du Rwanda chez d'autres fonctionnaires de l'ONU, à New York ou à La Haye.
Le film s'éloigne du Rwanda, s'éparpille, se défait, comme broyé lui-même par la machine. Et, parti pour montrer la ligne claire de la justice entre le bien et le mal, les bourreaux et les victimes, Frédéric Laffont se retrouve dans ce nulle part international que personne ne film jamais, fait d'attente dans des couloirs trop longs, d'exils sans gloire, de quêtes individuelles, têtues et grandioses, qui s'épuisent, de guichets clos en sourires trop polis. On est maintenant bien loin du génocide, bien loin du Rwanda, bien loin du monde même. On est à l'ONU, où «l'échec devient le discours institutionnel». C'est une organisation où la parole est soit incantatoire -- «Il faut arrêter cela» --, «soit une promesse toujours faite, mais faite pour le lendemain», reprend Frédéric Laffont.
Tout au long des séquences, Françoise, Joseph, ou François-Xavier martèlent comme un refrain : «Personne ne fait, ne veut de ce procès.» Pourtant, le film ne dit jamais pourquoi. «Je n'ai pas voulu faire un documentaire de journaliste, démonstratif, explicatif, dit Frédéric Laffont. Je n'ai montré que les réponses qu'on a données à ceux qui travaillent sur les terrains et que j'avais choisi de suivre. C'est-à-dire rien. Et, sincèrement, moi-même, après un an de tournage, je n'ai pas réellement compris les raisons de ce tribunal fantôme.»
Lorsque le générique apparaît, la caméra revient subitement au Rwanda, sur les lieux du massacre, crânes, os, valises éparpillés. Un choc. En une heure trente, déjà, on ne se souvenait plus. Maudits soient les yeux fermés... est bien un film sur l'histoire. Mais, précieusement, pour la première fois il raconte l'impalpable : comment on oublie.