Fiche du document numéro 33371

Num
33371
Date
Mercredi 26 avril 1995
Amj
Taille
31047
Titre
Rwanda, après le massacre, l'épuration
Sous titre
Les déplacés hutus des camps sont «triés» et rapatriés de force par les soldats rwandais.
Lieu cité
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Mot-clé
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kibeho, envoyé spécial.

La pelouse du stade de football de Butare, au sud du Rwanda, est jonchée d'excréments humains qui se mêlent à la boue et aux papiers gras. Ici, dans ce «centre de transit» mis sur pied par l'APR, l'armée rwandaise, sont venus s'échouer 3.000 déplacés hutus en guenilles, en majorité des femmes et des enfants. Epuisés par six heures de marche, certains ont de vieux bandages qui suintent, d'autres se sont écroulés face contre terre sur l'herbe souillée. Quelques femmes pleurent silencieusement, leurs yeux pleins de larmes regardent avec terreur les grands gaillards qui les surveillent à la pointe du fusil. Sous un maigre linge, une petite masse humide et tremblotante, seule au fond du stade : deux gamins transis de froid, blottis l'un contre l'autre. A côté, un homme qui râle, le dos transpercé par une rafale d'arme automatique. «Il a attaqué à la machette un vieillard, dit le major Franck, de l'APR, patron de la place. On a voulu les séparer, il s'est retourné contre nous, et il a fallu tirer.»

Ces pauvres hères sont parmi les 130.000 déplacés hutus du camp de Kibeho, nettoyé de force par l'APR durant tout le week-end, une opération qui a coûté la vie à plusieurs milliers de réfugiés : 2.000 pour les Nations unies, 5.000 à 8.000 selon plusieurs ONG. Jetée sur la route de terre battue qui rejoint, à une trentaine de kilomètres de là, la ville de Butare, la longue cohorte de déplacés s'est alors dispersée. Certains, gravement blessés, sont allés mourir sur le bas-côté. Des piles de vêtements sanguinolents sont encore éparpillés dans les bosquets le long du chemin. Les plus faibles ont passé une nuit glaciale dans l'herbe humide. Deux petites filles en haillons, profondément égratignées au visage, complètement traumatisées, se sont arrêtées sur le bas-côté, en larmes, attendant un vain retour de leurs parents. Quelques vieilles femmes, appuyées sur un bâton et distancées par la cohorte des fuyards, tentent encore de rejoindre Butare.

Au bout de la route ? La terreur, la mort parfois. Regroupés dans des centres de transit, dans le stade de Butare, les déplacés sont ensuite rapatriés dans «leur commune d'origine», explique le major Franck. Devant le stade, une file de camions du Haut-Commissariat des réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale des migrations (OIM) est prête à embarquer les déplacés. Dans chaque camion, les militaires s'assoient à côté du chauffeur et montent sur le pont en braquant leurs armes sur les passagers, alors que les règles des Nations unies interdisent la présence de militaires armés sur leurs véhicules. Même l'hôpital de MSF à Butare est quadrillé par des militaires en armes, au mépris de toutes les règles humanitaires.

C'est que d'ores et déjà l'épuration systématique des déplacés hutus a commencé. Le FPR pratique depuis toujours ce que les ONG appellent pudiquement screening, le tri. Kibeho, le plus grand camp du sud-ouest rwandais, est une réminiscence de l'opération française Turquoise de l'été 1994, qui, en voulant créer une zone de protection pour les populations hutues chassées par l'avance du FPR, a de fait établi des poches où sont venus se réfugier près de 200.000 déplacés internes, protégés par les Casques bleus après le départ des Français. Parmi ces réfugiés, des ex-miliciens Interahamwe et des militaires, qui n'ont pas réussi à courir assez vite pour gagner les camps du Zaïre. Infiltrés parmi une population de paysans qu'ils tiennent en otages, ils sont l'obsession des militaires et des civils tutsis qui ont échappé aux massacres. Devant les grilles du stade, une petite foule d'habitants scrute avec attention les visages qui défilent. Le long de la route, des jeunes gens armés de matraques et de bâtons ont suivi la procession. Le mécanisme de dénonciation a commencé. «Comment voulez-vous que nous nous sentions en sécurité ?, lance Vincent, un paysan de Kibuye rapatrié de force dans une commune qu'il ne connaît pas. «Moi, je n'ai rien fait. Mais sur la route, on nous a jeté des pierres, on nous a attaqués avec des houes et des bâtons. Nous n'avons pas le choix, mais nous risquons la mort dès notre arrivée, surtout les hommes.»

A en croire le délégué d'une grande ONG, les gens de retour sont accompagnés à leur maison, mais après quelques jours, de graves problèmes interviennent : «On ne sait pas ce qui se passe la nuit, des gens, dénoncés arbitrairement, disparaissent. Les maisons sont occupées par de nouveaux résidents, venus du Burundi ou d'Ouganda, qui accusent pour ne pas rendre la propriété.» Des exécutions sauvages auraient lieu systématiquement, à en croire un observateur militaire des Nations unies qui travaille sur les collines : «Des civils sont amenés par minibus pour désigner les soi-disant miliciens. On les extrait de la foule et on ne les revoit jamais.» Selon cet observateur, des zones de sécurité interdites aux Nations unies et aux ONG sont utilisées pour les exécutions : «Les Rwandais ne crient pas lorsqu'ils vont à la mort. Ils peuvent être liquidés sur la colline d'à côté, à coups de marteaux ou de baïonnettes, sans que nous le sachions.» Les ONG, les quelques observateurs des droits de l'homme reconnaissent d'ailleurs qu'il est impossible d'être partout dans les communes pour vérifier les conditions de ces rapatriements forcés. Selon MSF, «le rapatriement de ces gens dans leur commune est si problématique que nous avons constaté ces derniers mois une augmentation massive des retours dans les camps».

Symbole de cette terreur du retour, les dernières heures du camp de Kibeho, lundi matin. Dans la nuit de dimanche, des ex-miliciens barricadés dans le lycée ont passé à la machette ceux de leurs coreligionnaires qui avaient finalement accepté de partir. Tenue en otage par une groupe de durs qui refusent d'«aller à une mort certaine», une petite foule de 500 déplacés, femmes et enfants, dont certains prient, d'autres, ayant visiblement perdu la raison, chantent et dansent autour des cadavres restés là. Un tireur embusqué, probablement un ex-militaire, tire depuis les étages. Un peloton de militaires australiens le tient en respect, tandis qu'à l'aide d'un porte-voix, un Casque bleu zambien tente de convaincre la petite foule de quitter le camp. Les soldats de l'APR, qui ont donné un ultimatum aux Nations unies avant de foncer dans le tas, assistent à la scène en ricanant. Impuissant, le général ghanéen dépêché sur place reconnaît ne pas pouvoir leur garantir la sécurité à leur retour : «Mais de toute façon, ils n'ont pas le choix. S'ils restent ici, ils mourront tous. Alors ?».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024