Fiche du document numéro 33357

Num
33357
Date
Jeudi 19 janvier 1995
Amj
Taille
35364
Titre
Dans un maquis hutu du Burundi
Sous titre
Le quartier le plus pauvre de la capitale Bujumbura héberge les déplacés hutus de l'intérieur, chassés par l'armée tutsie. C'est là qu'est installé le quartier général de la résistance hutue.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Bujumbura, envoyé spécial.

«Eh mon frère, tu crois que moi, je vais à Kamenge ?» Le chauffeur tutsi salue le barrage de police. Pour une forte somme, il a accepté de déposer ses passagers à l'entrée d'un quartier contigu de Kamenge. Il est sept heures du soir, l'heure du couvre-feu à Bujumbura. Les derniers passants regagnent leurs maisons à grandes enjambées, avant que l'armée et la police ne tirent à vue. En marchant un peu sur la grande avenue, puis en s'enfonçant sur un étroit sentier boueux, on saute par-dessus un cours d'eau avant de gagner un petit kiosque à cacahuètes, éclairé par une bougie. Des ombres bouclent immédiatement l'accès du sentier, des visages épient les inconnus : «Ça y est, chuchote la passeuse, on est à Kamenge.»

Véritable maquis en pleine capitale, Kamenge est devenu pour tous les Hutus du Burundi le symbole de leur résistance à l'armée tutsie. «Les soldats font leur prière avant d'être envoyés à Kamenge, dit en riant Frédéric Bamvuginyumvira, député du Frodebu (Front pour la démocratie au Burundi, majoritaire). Ils n'y patrouillent qu'en blindé. A pied, dans les ruelles, ils seraient à coup sûr enlevés et exécutés.» Le «député Frédéric» a quitté le quartier huppé de Rohero, au centre-ville, pour installer sa famile à Kamenge, après que sa tête a été mise à prix par les «Sans-Échec», les bandes de jeunes miliciens tutsis.

Ce dimanche matin, de retour de la messe, l'hymne du Frodebu résonne dans le salon, décoré d'images pieuses et du portrait de l'ex-président Ndadaye, premier Hutu élu chef de l'Etat, assassiné lors du putsch avorté d'une partie de l'armée, en octobre 1993. «Ici je suis complètement en sécurité, dit-il, la population me protège.» A la mort de leur président, les Hutus ont ouvert la chasse aux Tutsis, mais ont subi une sévère répression de l'armée et des vengeances sans fin. Plus de 60.000 Burundais, Hutus et Tutsis, y ont laissé la vie. Kamenge est devenu un sanctuaire pour les Hutus pourchassés. La nuit de nouvel an, on y a bu et dansé jusqu'au matin, bravant le couvre-feu et les blindés. Le quartier s'est doté d'un réseau clandestin, qui en fait un vrai coupe-gorge. Chaque pâté de maison a ses guetteurs, les pioches sont prêtes pour creuser des tranchées et les jeunes sortent armés à la moindre alerte. Lorsque l'armée a tenté des rafles, elle a laissé ses soldats sur le carreau, harcelés à la roquette par des groupes mobiles et bien entraînés. En avril dernier, l'armée a bombardé le quartier au mortier et exécuté ceux qui tentaient de s'enfuir.

Le héros «Savimbi»



Trapu, une barbe qui lui mange un visage tout rond, l'homme est vêtu d'un «boubou» zaïrois et de baskets. Il reçoit les visiteurs dans les locaux d'un journal de Kamenge. «Salut, c'est moi le major Savimbi!» Personnage quasiment mythique, que beaucoup tiennent pour mort, ou complètement farfelu, le «Savimbi» de Kamenge est un héros pour ses pairs, au point qu'on surnomme le quartier «Huambo», du nom de la ville angolaise où Jonas Savimbi, le célèbre rebelle angolais, avait installé le quartier général de l'Unita. Pascar Gashirahamwe de son vrai nom, 34 ans et technicien, est l'homme qui incarne la résistance de Kamenge : «Ce n'est pas un intellectuel, dit un journaliste, mais il est très courageux et il a montré aux gens qu'on pouvait se battre.» Lui se dit «commandant des opérations» des Forces pour la défense de la démocratie (FDD), le bras armé du CNDD (Conseil national pour la défense de la démocratie), dirigé par un ancien ministre de l'Intérieur du Frodebu en exil, Léonard Nyangoma, ouvertement en guerre contre l'armée. «Après la mort de Ndadaye, dit Savimbi, on a décidé de se battre. Pas pour le pouvoir, mais pour le retour des institutions démocratiques. Nous avons des hommes formés en Angola et au Mozambique et des armes en quantité, également des armes lourdes. Nous sommes sur tout le territoire du Burundi, mais nous ne combattons que les militaires.»

La loi des «Sans-Echec»



Le major, qui ne s'éternise jamais plus de quinze minutes, se dit «comme un poisson dans l'eau» à Kamenge. Le quartier n'échappe pas à la fureur ethnique qui ravage le Burundi. Ici, près de 700 maisons de Tutsis ont été brûlées depuis octobre 1993. Les «indics» de la police sont considérés comme des traîtres et traités en conséquence. La bière et la marijuana ravagent une jeunesse sans avenir. Souvent en rupture de famille, elle a tôt fait d'entendre les appels d'un «Savimbi», d'autant qu'elle est travaillée par la propagande du Palipehutu, le parti extrémiste hutu. Quelques interahamwe, responsables des massacres au Rwanda, ont rejoint ses rangs. «Ces gangs sont souvent à la limite du banditisme, explique le père Claudio Marano, du Centre de jeunes de Kamenge. Mais le quartier reste plutôt tolérant, ajoute-t-il. Ici les jeunes sont récupérables. J'ai bien plus peur pour les jeunes Tutsis, de l'autre côté.»

La guerre de Kamenge a gagné le reste de Bujumbura, et les jeunes Tutsis, eux aussi, sont organisés en bandes dans leurs quartiers. A Musaga, Nyakabiga et Ngagara, désormais «ethniquement purs», règne la loi des «Sans-Échec» et des «Sans-Défaite». Les Hutus en ont été chassés à coups de couteau ou de bambous aiguisés, sous les yeux de l'armée, souvent complice. Jeannot, 23 ans, une casquette de basket vissée sur le crâne, est un enfant de Bwiza, quartier encore mixte du centre. Il est hutu, mais son père est à l'Uprona, l'ancien parti unique, aujourd'hui opposé au Frodebu. C'est un «Sans-Défaite». En décembre, il a ramassé son copain Timo, abattu au coin de la 9e rue. Timothée, un Zaïrois, était le chef des «Sans-Défaite» de Bwiza. «Je sais qui l'a tué, dit Jeannot. C'est Jacko, un Hutu, comme moi, ancien des Sans-Défaite.» Aujourd'hui, Jacko fait partie des «Chicago Bulls», une bande de jeunes hutus qui a fait scission après le retour des «Sans-Défaite» tutsis du Rwanda, engagés au sein du FPR. Il a reçu son arme du major «Savimbi» pour liquider Timo, dont le gang mène des chasses sanguinaires aux Hutus. «Avant octobre 1993, on était tous potes, se plaint Jeannot, on se battait pour des filles mais on se foutait de savoir qui était hutu ou tutsi. Et puis, la politique est arrivée, le fric, les armes.»

La mort de Timo a déchaîné les «Sans-Défaite», rejoints par de jeunes Tutsis du quartier voisin, qui ont tué et brûlé. Les Hutus du Jedebu (Jeunesse démocratique du Burundi) et des Jeunes 72 ont riposté. L'armée, pour une fois, s'est interposée et le couvre-feu a évité que la «purification ethnique» ne s'étende, cette fois, à Bwiza. «Au début, en 1993, les jeunes Tutsis ont été payés par des hommes d'affaires et des politiciens, et encadrés par l'armée, pour terroriser les Hutus, raconte Eugène, qui les a longtemps côtoyés. Aujourd'hui, c'est une machine incontrôlable, qui tue, viole et pille. Mais il est faux de tout leur mettre sur le dos. Quand Bujumbura explose, tout le monde tue.»

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024