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Depuis le 21 octobre 1993, date à laquelle le premier président démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, a été assassiné par des putschistes, le Burundi chemine au bord de l'abîme. Hutu, comme l'écrasante majorité -- 85% -- des Burundais, Melchior Ndadaye a été tué par des militaires tutsis -- presque un pléonasme, les neuf dixièmes de l'armée «nationale» burundaise étant composés de Tutsis, l'ethnie minoritaire. Celle-ci, pendant trois décennies, a gouverné le Burundi par la force militaire, jusqu'à l'élection de Melchior Ndadaye. L'assassinat du premier président hutu, puis de son successeur Cyprien Ntaryamira, qui a péri le 6 avril aux côtés du président rwandais Juvénal Habyarimana dans l'attentat contre l'avion présidentiel à Kigali, ont signifié la fin de la «démocratisation».
Le péril de la démocratisation
La question de fond : lequel des «faux frères jumeaux à la source du Nil», le Burundi ou le Rwanda, tous deux peuplés de Hutus et de Tutsis dans des proportions identiques, devait affronter le plus grand péril en engageant la démocratisation ? La réponse, au lendemain du génocide rwandais, semble évidente. A priori, elle ne l'était pas, cependant. Car, au Rwanda, où la «majorité naturelle» hutue était au pouvoir et contrôlait l'armée, il suffisait d'intégrer la représentation politique de la minorité tutsie et, notamment, le Front patriotique rwandais (FPR), l'opposition armée en exil. Au Burundi, en revanche, la démocratisation passait par un bouleversement : l'alternance politique et ethnique, ainsi que la refonte de l'armée «nationale».
Des massacres à grande échelle
Le génocide a eu lieu au Rwanda, à la suite de l'attentat du 6 avril. Au Burundi, malgré l'assassinat de deux présidents hutus en l'espace de six mois, des massacres à grande échelle ne se sont produits qu'après la mort de Melchior Ndadaye : les Hutus sont «descendus» des collines pour venger la mort de «leur» président, puis l'armée tutsie a «pacifié» le pays. Bilan : environ 40.000 morts de chaque côté. Le miracle : que l'engrenage meurtrier se soit arrêté. L'une des raisons, nécessaire sans être suffisante : l'équilibre de la terreur, entre la masse démographique hutue et la force armée tutsie en face, a incité les extrémistes à la circonspection. Les modérés hutus et tutsis, soutenus par la communauté internationale, ont pu occuper le terrain au nom de la «réconciliation nationale».
Le 10 septembre, au terme de longues tractations, une «convention» a entériné un nouveau partage du pouvoir. Elle prévoyait un rééquilibrage de l'exécutif favorable à l'Uprona (Unité pour le progrès national, le parti d'opposition à domination tutsie) : la nomination d'un Premier ministre empiétant largement sur les prérogatives constitutionnelles du Président et l'entrée de six ministres au gouvernement. L'accord a été appliqué, Anatole Kanyenkiko devenant Premier ministre d'un exécutif pratiquement bicéphale, à égalité de pouvoir avec le président Ntibantunganya, un Hutu modéré et ancien compagnon d'exil de Melchior Ndadaye. La stabilisation du pays semblait alors réussie.
La résistance s'organise
Aujourd'hui, cependant, trois constats s'imposent : d'abord, les Hutus extrémistes -- autour de Léonard Nyangoma, l'ancien ministre de l'Intérieur ayant fui le pays et qui, après un séjour en Belgique, organise désormais la «résistance» depuis l'est du Zaïre -- ne désarment pas. Ensuite, la victoire militaire du FPR à Kigali et la prédominance tutsie au Rwanda ne restent pas sans conséquences pour le Burundi voisin. Le président ougandais, Yoweri Museveni, peu suspect de vouloir gêner les Tutsis dans la région, vient de révéler que la diaspora tutsie dans son pays préparait la «reconquête» militaire du Burundi. Enfin, prises entre le feu des deux pôles extrêmes, les forces modérées au Burundi ont désormais un problème de légitimité. Car, dans les faits, ils ont mis entre parenthèses la... démocratisation.
Au Burundi, il relève de l'anathème de réclamer la «nationalisation» de l'armée ou d'invoquer le résultat des premières élections libres, en juin 1993, remportées par le parti hutu à hauteur de 80%. Lorsque le Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu), fort de sa large majorité au Parlement, élit le 1er décembre Jean Minani comme président de l'Assemblée nationale, l'Uprona dénonce la «convention». Sa justification : au lendemain de l'assassinat du président Ndadaye, Jean Minani, à l'époque ministre de la Santé en déplacement au Rwanda voisin, avait appelé les Hutus burundais à «résister comme un seul homme».
Règlements de comptes entre miliciens
Depuis trois semaines, il y a eu des dizaines de morts, victimes des règlements de comptes entre miliciens. Samedi, l'Uprona a annoncé son retrait du gouvernement. Le soir même, sans autre précision, le chef de l'Etat a déclaré qu'il aurait trouvé une «solution». Dimanche, le Premier ministre, pourtant issu de l'opposition, a refusé de démissionner afin de ne pas «créer un vide politique qui serait la porte ouverte à tous les aventuriers pour noyer notre pays dans des tueries sans nom». Aujourd'hui, la réunion de concertation autour du Président devrait permettre une clarification : dérapage définitif ou nouvelle rémission ?