Fiche du document numéro 33339

Num
33339
Date
Mardi 14 mars 1995
Amj
Auteur
Taille
33050
Titre
Au Rwanda, le recyclage militaire des vaincus
Sous titre
Regroupés dans un «camp de réorganisation» à Rubona, au sud du pays, quelque 950 ex-soldats des Forces armées rwandaises suivent des cours de politique afin d'être réintégrés dans l'Armée patriotique rwandaise.
Nom cité
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Nom cité
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Lieu cité
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Mot-clé
FAR
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Rubona, envoyé spécial

Au tableau, l'officier vient d'inscrire un nouveau mot : « Multipartisme ». Au fond de la salle, après une brève hésitation, un soldat se lève. « Le monopartisme c'est mieux, parce que comme ça il n'y a pas de débats inutiles. Tout le monde doit être d'accord.» L'officier sourit. « Le monopartisme, c'est quand on est enrôlé de force », rétorque un de ses camarades. « C'est aussi comme ça que s'enrichissent les privilégiés », renchérit un troisième. Assis sur des bancs d'écoliers, quelque deux cents soldats hutus des anciennes Forces armées rwandaises (FAR) suivent le débat. Bien que la plupart d'entre eux n'aient fait aucune étude, ils sont une dizaine à prendre des notes. « Inzira Zigana Demokarasi » (le chemin vers la démocratie, en kyniarwandais, ndlr), a écrit le sergent Joseph Kalisa, de l'Armée patriotique rwandaise, pour donner un titre à sa conférence. Et canaliser les interventions. « De tous les cours dispensés au centre, celui de politique est le plus suivi », explique le jeune officier tutsi.

Reconstruction et réconciliation nationales



Chargé de l'enseignement de ces neuf cent cinquante soldats des anciennes Forces armées rwandaises, rentrés volontairement de leur exil au Zaïre et regroupés ici à Rubona, dans le sud du pays, dans ce « camp de réorganisation », comme l'ont pudiquement baptisé les nouvelles autorités militaires du Rwanda, il dit n'avoir aucune formation pédagogique. Ancien étudiant en littérature, en histoire et en divinités (sic), durant son exil ougandais, il ne fait, dit-il, que répéter les cours qu'il avait mis au point pour ses camarades de rébellion, pendant ses années de maquis. Tout y passe. L'éducation civique, les rudiments d'économie, l'histoire du Rwanda et les relations internationales. En filigrane, adaptés aux besoins du moment, la reconstruction et la réconciliation nationales. « Ici, il n'y a ni Hutus, ni Tutsis, ni Twas, martèle le sergent, il n'y a que des Rwandais.» Certains acquiescent, personne ne conteste, la majorité se tait. Il leur faut désormais apprendre à servir le peuple et non une ethnie, défendre la nation et non un clan. « Au cours de mes dix-huit années de carrière militaire au sein des Forces armées rwandaises, on ne m'avait jamais enseigné la politique », jure l'adjudant-chef Jean Népo Bugingo, un ancien armurier-ajusteur de l'Ecole supérieure militaire de Kigali. « Ici, pour la première fois, on me pousse à réfléchir sur le déclenchement de la guerre et le pourquoi des massacres de l'année dernière.»

Réfugiés au Zaïre avec le gros des troupes dès le début de la débâcle, en juillet, ou sursitaires de l'exode, abrités derrière les lignes françaises de Turquoise, jusqu'en août, dans le sud du pays, ces soldats vaincus n'ont pas rêvé de leur intégration dans l'Armée patriotique rwandaise. Ils l'ont choisi en « patriotes », affirme le sous-lieutenant Michel Makuza, l'officier francophone de 25 ans qui a été chargé par l'état-major de l'encadrement des recrues. « Dès la fin de la guerre, en juillet, Radio Rwanda nous lançait des appels pour qu'on rentre au pays et qu'on retrouve notre place au sein de la nouvelle armée », se souvient l'adjudant Alphonse Mulindangabo qui, après dix-sept années passées à servir le drapeau rwandais, n'a pas hésité un instant. « Au Zaïre, nos supérieurs nous affirmaient que la revanche était proche, et les miliciens arrivaient à convaincre les paysans de ne pas planter, au prétexte qu'ils seraient de retour chez eux avant de pouvoir faire la récolte, témoigne le sous-officier, mais nous on savait que nos hommes étaient incapables de se battre et qu'ils n'avaient plus confiance en leurs chefs.»

Une promotion tactique



Dès son retour au Rwanda, Alphonse a été pris en charge par le service d'accueil de l'armée. « Ils m'ont juste demandé mon grade et le nom de mon régiment », s'étonne encore aujourd'hui le militaire, qui s'attendait à un interrogatoire en règle. « Même si dans le lot, certains ont pris part aux massacres, le fait qu'ils intègrent l'Armée patriotique ne leur épargnera pas de répondre de leurs crimes », affirme l'officier instructeur. Au terme des quatre mois de formation au camp de Rubona, les « recrues » seront intégrées dans les bases militaires implantées dans leur région d'origine. « S'ils ont été impliqués dans les massacres, dit l'officier, les survivants ne tarderont pas à les reconnaître.» Depuis l'ouverture du premier camp de réorganisation à Gako, au mois d'août, un millier d'officiers et de sous-officiers de l'ancienne armée ont retrouvé leur affectation, sans perdre leur grade. Même le colonel Marcel Gatsinzi, négociateur du cessez-le-feu au plus fort de la guerre contre les « rebelles tutsis », a retrouvé son grade auprès de ses ennemis d'hier. L'ancien chef de l'armée rebelle, Paul Kagame, devenu vice-président du Rwanda et ministre de la Défense, lui a même rendu une visite de courtoisie à Gako au terme de sa « réhabilitation » et l'a nommé chef d'état-major adjoint. Une promotion toute tactique, autant destinée à démontrer aux observateurs étrangers la bonne foi de Kigali dans sa volonté de réconciliation nationale, qu'à convaincre les troupes réfugiées au Zaïre qu'elles peuvent revenir au pays. « Au début, se souvient le colonel, mes hommes me demandaient de retirer mes lunettes parce qu'au Zaïre, leurs supérieurs leur avaient dit que le FPR crevait les yeux de leurs ennemis.» A ses côtés, les deux soldats tutsis de son escorte éclatent de rire.

Sur la colline de Rubona, le son des tambours a maintenant couvert le brouhaha de la fin du cours. Une fine brume de poussière s'est levée au-dessus du terrain de football où cinq cents recrues, torse nu et parfois pieds nus, s'entraînent à défiler au pas de la nouvelle armée rwandaise. Copie conforme des marches militaires britanniques en cours en Ouganda, terre d'exil des anciens rebelles rwandais, aujourd'hui au pouvoir. Le colonel Gatsinzi lui-même y a été contraint. Pour montrer l'exemple. « Il ne me manque que mon stick, dit-il d'un large sourire, mais l'état-major me l'a promis pour bientôt.»

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024