Longtemps, l’Etat français a tout fait pour retarder l’issue judiciaire de plaintes déposées en France contre des suspects de génocide réfugiés en territoire français. Il aura fallu l’acharnement du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), une association animée par le couple de Dafroza et Alain Gauthier, pour que soit ouvert en 2014 – vingt ans après le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda – un premier procès : celui du capitaine Pascal Simbikangwa, tortionnaire et tueur de Tutsi, définitivement condamné à 25 ans de réclusion. Et encore, ce procès n’aurait sans doute pas eu lieu si Simbikangwa n’avait aggravé son cas en fabriquant et trafiquant des fausses cartes d’identité françaises sur l’île de Mayotte où il tentait d’obtenir l’asile politique.
Dernier procès en date, celui de Philippe Hategekimana, alias Biguma [celui « qui ne laisse rien passer »], alias Hakizimana, alias Philippe Manier (nom sous lequel ce collectionneur de fausses identités fut naturalisé français en 2005). Cet ancien adjudant-chef de la gendarmerie de Nyanza, au Sud du Rwanda, a été jugé entre mai et juin 2023 pour génocide et crimes contre l’humanité, devant la Cour d’assises de Paris. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il a fait appel.
Son prédécesseur sur le banc des accusés, Laurent Bucyibaruta, ancien préfet de Gikongoro, a été condamné en juillet 2022 à 20 ans de prison par la cour d’assises de Paris pour complicité de génocide et crimes contre l’humanité. Lui aussi a fait appel. Ce qui lui a permis de se retrouver en liberté provisoire dans l’attente d’un nouveau procès – que la Justice ne se hâte pas de programmer.
Trois condamnations définitives en France près de trente ans après le génocide : «
Seulement trois, énumère Alain Gauthier
: Simbikangwa et les deux bourgmestres de Kabarondo, Ngenzi et Barahira. » Tous les autres ont fait appel dans un pays qui accueille, selon des estimations sérieuses, une centaine de « génocidaires » importants encore en vie : le bilan est maigre.
En comparaison des procès précédents, celui du Dr Sosthène Munyemana pourrait sembler relativement « banal ». Avant le génocide, il ne figurait pas parmi les ténors de l’anti-tutsisme ni parmi les leaders locaux des mouvements extrémistes.
Bien que jugé pour «
génocide », «
crimes contre l’humanité », «
complicité » et «
participation à une entente en vue de la préparation » de ces crimes, il fait plutôt figure d’opportuniste du génocide. On lui reproche d’avoir géré la clef d’un local proche de son domicile, local qui a servi à piéger des fuyards tutsi pour les exterminer. Il est aussi soupçonné d’avoir «
volontairement soutenu le gouvernement intérimaire [organisateur du génocide contre les Tutsi]
en signant une motion de soutien le 16 avril 1994, soit 10 jours après le début du génocide » et contribué à mettre en place des «
barrières » et des «
rondes » pendant les massacres, selon des éléments de l’ordonnance de renvoi.
Après les premières plaintes déposées à Bordeaux en 1995, le Dr Munyemana aurait pu jouer la carte des regrets et de la minimisation de son rôle à Butare en 1994 pour tenter d’obtenir un non-lieu, comme y est parvenu le père Wenceslas Munyeshyaka avec ses deux avocats Florence Bourg et Jean-Yves Dupeux. Le médecin s’est plutôt montré très doué en chicane pour retarder l’issue judiciaire. Sosthène Munyemana a été longtemps placé sous le statut intermédiaire de témoin assisté, avant de se voir mis en examen en 2011 pour sa participation présumée au génocide commis contre les Tutsi.
En 2018, un juge d’instruction du pôle « crimes contre l’humanité » de Paris a rendu une ordonnance le renvoyant en cour assises, une décision contestée par Munyemana mais confirmée en appel en 2021. Il a ensuite saisi la Cour de cassation qui a définitivement validé son renvoi en mars 2022. Les avocats du médecin avaient soulevé, en vain, la nullité de la procédure du fait de sa «
durée excessive qui [leur]
paraissait attentatoire aux droits de la défense ». Une durée de la procédure qui était plutôt de leur fait…
«
Pour ma part, je voudrais dénoncer les lenteurs d’une justice qui ne fait pas honneur à notre pays, insiste Alain Gauthier.
Sosthène Munyemana s’en plaint, les rescapés et leurs familles encore plus. Et le temps perdu ne se rattrapera JAMAIS. C’est l’occasion de dénoncer une fois encore la jurisprudence de la Cour de cassation qui s’oppose aux demandes d’extradition vers le Rwanda, une position que rien ne justifie. Si cette instance avait accepté de répondre positivement aux demandes d’extradition, la justice française ne se trouverait pas engluée dans une multitude d’affaires qui ne seront jamais jugées. »
De l’avis général, le Dr Munyemana est un homme beaucoup plus intelligent que les précédents accusés de génocide traduits en cour d’assises en France. Il ne se départit jamais de son calme, répond toujours de façon posée et convaincante. Cependant, il semble avoir choisi une stratégie judiciaire hasardeuse en faisant appel à des « témoins de contexte » qui appartiennent à la crème du négationnisme du génocide des Tutsi. Plusieurs d’entre eux ont été parmi les principaux agents de désinformation du juge Jean-Louis Bruguière. Ils sont à ce titre co-responsables des conclusions erronées du juge d’instruction sur les responsables de l’attentat du 6 avril 1994 qui a servi de signal au déclenchement du génocide contre les Tutsi du Rwanda.
Ces « témoins de contexte » et les derniers avocats de l’accusé réussiront-ils à transformer le procès du Dr Sosthène Munyemana en procès de Paul Kagame et du Front patriotique rwandais, c’est-à-dire en procès des victimes ? C’est l’intention du gynécologue-obstétricien qui, depuis peu à la retraite, dit avoir minutieusement préparé les audiences : «
Je suis très serein parce que j’ai de nombreux éléments à présenter afin de démontrer mon innocence. […]
Aux yeux des extrémistes hutu j’étais un suspect en raison de mon mariage mixte [2] ». Il se présente comme une victime de menées de Kigali car, dit-il encore, «
j’avais repoussé la proposition d’adhérer au FPR par le passé ».
On saura vite si Marc Sommerer, le nouveau président de la cour d’assises, ainsi que le Parquet laisseront le Dr Sosthène Munyemana et ses avocats choisir ce cours du procès…
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[1] Cf. Bastien Souperbie, « Accusé de génocide : "J’ai sauvé des gens au Rwanda" »,
Sud-Ouest-Dimanche, 12 novembre 2023.
[2] Qualifier de « mariage mixte » l’union entre des époux hutu et tutsi est une formulation racialiste, pour ne pas dire raciste [NDLR].