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7 AVRIL 1994
Vers une heure du matin, l'ambassadeur de France, Jean-Philippe Marlaud indique que des témoins auraient entendu des explosions avant le crash de l'avion présidentiel. Lui-même tient pour sûr l'usage de missiles. Ils auraient été tiré depuis le quartier Masaka, tenu par les forces gouvernementales et qui a vu les jours suivants disparaître nombre de ses habitants, éliminés selon des critères qui n'apparaissent ni ethniques, ni politiques. Par la suite, des témoins parleront aussi de deux avions entendus aux abords de l'aéroport à peu de temps d'intervalle.
Jointe par téléphone vers 5 heures du matin, le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana exprime sa difficulté à appréhender la situation. « Ils nous mitraillent », dit-elle. Sa famille s'abrite sous des tables. « Il y a des Casques bleus dans l'enclos », dont elle se déclare incapable de savoir ce qu'ils font. « J'ai appelé tous les militaires que je connais », poursuit-elle, en vain, certains ont raccroché sans même lui répondre. Elle entrevoit un lien entre l'assassinat du président Habyarimana et l'agression dont elle est l'objet. Elle pense pouvoir attribuer à l'armée tout ou partie des tirs qu'elle entend dans le quartier. Elle souhaite se rendre à la Radio nationale pour appeler au calme et assurer aux militaires que « les civils sont innocents de la mort du président Habyarimana ».
On saura plus tard qu'Agathe Uwilingiyimana a été assassinée vers midi ce jour là, avec son mari, à son domicile où l'ont reconduite les Gardes présidentiels après avoir découvert sa cachette, chez un employé du Programme des Nations unies pour le développement où elle avait réussi à se réfugier quelques heures plus tôt.
Entre temps, les quinze Casques bleus (cinq Ghanéens affectés au domicile du Premier ministre et dix Belges, le peloton Mortiers dirigé par Le lieutenant Lotin) chargés de sa protection rapprochée sont arrêtés et désarmés « par des bérets verts et rouges » (selon un soldat ghanéen rescapé)et conduits au camp Kigali, l'un des quartiers militaires importants de la capitale, dans un minibus Volkswagen, sous la garde, outre le chauffeur, d'un soldat gouvernemental et du major Bernard Ntuyahaga. Ce dernier est responsable de la logistique à l'état-major des Forces armées rwandaises (le 6 juin 1998, il a quitté son refuge zambien de peur d'être extradé au Rwanda et s'est livré au Tribunal pénal international d'Arusha où il attendait toujours début 1999 son extradition vers la Belgique qui a lancé un mandat d'arrêt international contre lui dès 1995). Au camp Kigali, le major Bernard Ntuyahaga se vante de la prise belge et relance la rumeur selon laquelle l'avion du président Habyarimana a été abattu par des soldats belges. Le peloton Lotin arrivait justement de l'aéroport lorsqu'il a été arrêté au domicile, vide, du Premier ministre. Cela en fait un coupable tout désigné. Les adversaires du FPR n'ont pas oublié le lâchage belge du début de la guerre d'octobre. Fidèle en inimitiés, ils accusent depuis lors la Belgique de complicité avec l'ennemi. Ils n'ont pas apprécié du tout son retour sous le casque bleu et la redoute comme un témoin à charge potentiel. Bruxelles, où le FPR dispose d'un bureau, est désormais dénoncée comme partie prenante d'un plan prévoyant l'assassinat du président Habyarimana, l'instauration d'un pouvoir FPR et le massacre des populations hutu.
Au camp Kigali, l'équation belge est vite résolue. Quatre Casques bleus belges sont immédiatement lynchés à mort. Les autres parviennent à résister un moment avant d'être massacrés. Les soldats ghanéens ainsi qu'un capitaine togolais présent au camp sont épargnés et donnent l'alerte. Pendant ce temps, les représentants de l'ONU vaquent à leurs occupations, ne mesure visiblement pas la gravité de la situation et ne se défient pas de l'armée rwandaise. En décembre 1997, le rapport du sénat belge publiera les derniers éléments de communication avec le lieutenant Lotin :
« 5h15 Situation ça tire de partout - Y6 se trouve devant moi AR
5h19 Contact avec Y6 Watt-Situation Tir de partout-Y6 devant essuie le feu
5h28 On vient de voir un Veh (Ndlr: véhicule) blindé
5h32 J'ai un AML (Ndlr: char) sur ma Posn (Ndlr : position nord)
5h42 J'ai pris contact avec Agathe. Elle demande de renforcer sa sécurité. Plus question d'aller à Radio Rwanda. Les jeeps sont sur la rue. Je suis visé par un blindé.
5h49 Tir dirigé maison Agathe
5h52 Les coups de feu étaient dirigés sur maison Agathe
5h55 Ça a à nouveau ferraillé enpoul (6) mais je n'ai plus le contact avec Y
6h03 Y6 véhicules inutilisables
6h43 Derrière chez Agathe dam la rue parallèle 1 blindé léger
6h44 Tir artillerie dans notre direction
6h49 Tir artillerie dans notre direction - Oui impacts dans notre direction
6h55 Nous sommes dans l'impossibilité de nous mettre à couvert(...) Je reste dehors c'est mieux pour sécurité
6h55 Il y a des gens du front de la jeunesse veulent rentrer(...)on est encerclé
7h00 Ils se préparent pour nettoyage. Garde présidentielle est sur le toit. Ils demandent de déposer les armes
7h20 Renseignons tirs armes automatiques dans notre direction - Nous sommes dans la maison d'Agathe
8h17 Je refusez ? mission - on me dit que serait les purges
ministérielles. Les gens VK m bougent pas - essayez de voir pour prendre posit DEF. Je ne sais pas si je peux attendre en Belgique
8h17 Ils ont des moyens que l'on n'a pas - ils ont des grenades, Obus etc. On ne tiendrait pas
8h22 Agathe a demandé de l'aide
8h35 Veh avec Mil (Milan ?) à proximité - Agathe veut fuir
8h 40 Composition de nos antagonistes. Nous proposent de nous
ramener à la MINUAR. Agathe plus trouvable.
8h45 ? secteur- 4 Try P ? ? sur le plancher - ? que faire
8h49 Frictions avec garde présidentielle 04 types Mor(Ndlr : sic) au sol »
Peu après, le lieutenant Lotin parvient à envoyer un nouveau message dramatique sur le Motorola d'un observateur de l'ONU « J'ai des types qui se font tabasser et ils vont nous lyncher », Vers 11 heures, selon leurs dires, le général Dallaire et le major belge Maggen (membre de la cellule d'opérations au quartier général de la Minuar), en route pour une réunion à l'Ecole supérieure militaire, l'ESM, passent en voiture devant le camp Kigali. Le général Dallaire aperçoit des « hommes à moi » étendus au sol, demande d'arrêter le véhicule au chauffeur rwandais, un soldat gouvernemental qui passe son chemin.
Interrogé sur les événements du Camp Kigali, le directeur de cabinet du ministre de la Défense, le colonel Théoneste Bagosora temporise. Le rapport du sénat belge indiquera que la veille au soir, c'est-à-dire les heures qui ont suivi l'attentat, il s'est explicitement et «catégoriquement opposé à l'idée que le Premier ministre parle à la radio, car, dit-il, elle n'avait aucune crédibilité auprès de la nation et son gouvernement n'avait aucune unanimité pour résoudre les problèmes». Le colonel promis à la retraite apparaît pour sa part déjà comme le principal chef d'orchestre des événements en cours. C'est d'ailleurs déjà au bureau du colonel Bagosora que renvoient les partisans du régime Habyarimana contactés par téléphone.
Dans la matinée, un ressortissant français de Kigali appelle RFI par téléphone pour dire que «ça tire partout dans les collines». II ne sait pas exactement ce qui se passe mais il évalue la situation comme extrêmement grave. L'Onu a perdu dix hommes mais ne prend pas en compte les informations payées de sa vie par le lieutenant Lotin : une purge politique a commencé, avec blindés et miliciens. La garde présidentielle et l'état-major gouvernementale conduisent les opérations. Ils ne font pas de quartier. Ils ont déclaré la guerre aux Belges et attaqué l'Onu qui n'ont pas été en mesure de riposter.
Côté FPR, selon Jacques Bihozagara, présent à Kigali le 6 avril, l'attentat a trouvé les troupes du FPR « enfermées au CND avec la Minuar » et notamment des Casques bleus ghanéens qui ont donc pu suivre par le menu ses actions militaires. Il aurait alors lui-même demandé à Roméo Dallaire s'il était en mesure de contrôler la situation. Faute de réponse, le 7 avril vers 13h30, le FPR aurait indiqué à Roméo Dallaire qu'il faisait une sortie du CND pour repousser la Garde présidentielle. Bien qu'il soit installé au sommet d'une colline, le bâtiment du CND n'est pas une position facile à défendre, contrairement aux camps militaires qui abritent à Kigali la Garde présidentielle, la gendarmerie ou qui protègent l'aéroport de Kanombe et la résidence présidentielle voisine. Chacun de ces camps gouvernementaux abritent des contingents importants ; de 5000 pour Kanombe.
Le FPR ne dispose que de 600 hommes dans la fragile bâtisse administrative du CND. Jusqu'à aujourd'hui, certains avancent encore cette présence (officielle et conforme aux décisions d'Arusha) pour preuve de la mauvaise foi du FPR qui se serait par ailleurs infiltré dans la capitale. Les suites militaires immédiates de l'assassinat du président Habyarimana montrent plutôt un FPR sur la défensive. Jacques Bihozagara et Seth Sendashonga se trouvent au CND au moment des faits. Ce ne sont pas des militaires, mais des cadres civils qui appartiennent au noyau dirigeant du FPR qui a prudemment ramené à l'arrière le colonel Alexis Kanyarengwe, quelques semaines plus tôt, lorsque le climat est devenu intenable au plan politique, mais aussi au plan de la sécurité. On peut aussi s'interroger sur l'intérêt du FPR à éliminer un homme, le président Habyarimana, qu'il tenait pour son seul interlocuteur valable, comme détenteur des clefs d'un pouvoir qui venait justement de s'ouvrir à lui, à Arusha. Le FPR était par ailleurs bien placé pour s'informer des nouvelles dispositions politiques prises à Dar-es-Salam par le président Habyarimana. En outre, compte tenu de la pratique rwandaise de représailles constamment mise en œuvre depuis le début du conflit, la communauté tutsi constituait une offrande funéraire toute désignée. Dans ces conditions, l'assassinat du président Habyarimana par le FPR aurait été une entreprise bien suicidaire, politiquement et militairement. La thèse de la culpabilité du FPR n'en doit pas être examinée. Mais faute d'enquête véritable, force est de s'en tenir aux bribes d'information recueillies jusqu'à présent de manière informelle.
Pour ne pas se laisser enfermer et anéantir dans l'abri précaire du CND, le FPR aurait donc commencé à lancer des commandos dans la journée du 7 avril pour sécuriser ses abords. Mais en fait, ses adversaires se sont surtout contenté d'essayer de l'écraser sur place, de loin, au mortier. Le FPR est donc parvenu à élargir son champ de manœuvre jusqu'aux environs de l'hôtel Chez Lando, tout près du Amahoro, le quartier général de l'ONU, mais pas très loin non plus du CND. Les premiers renforts FPR, quelques centaines d'hommes, seraient arrivés à Kigali le 10 avril seulement. A Kigali, les rescapés du quartier Remera (CND - Chez Lando) ont en effet dû se terrer plusieurs jours avant de voir arriver le FPR et les nouveaux représentants politiques du pouvoir post Habyarimana ont quitté Kigali le 11 avril.
Dans son édition datée du 8 avril, le quotidien du soir, Le Monde, indique que « Des affrontements à l'arme lourde ont éclaté, jeudi dans la matinée, à Kigali ». L'auteur, Jean Hélène indique que «Plusieurs personnalités rwandaises, proches du pouvoir détenu par les Hutu depuis 1959, affirment déjà, en privé, que le Front Patriotique rwandais (FPR) « est à l'origine de cet attentat »... Un responsable du FPR a estimé pour sa part que c'est « un non-sens absolu » de l'accuser d'être responsable de la mort du président mandais, ajoutant que cet «événement malheureux est certainement le fait des ennemis d'Habyarimana»... Toujours selon cet article, le FPR n'aurait aucune chance militaire à Kigali, en vertu de son infériorité numérique, mais « Les observateurs estiment qu'à court terme, le FPR sortait gagnant des accords d'Arusha, avec un nombre de portefeuilles ministériels et une présence dans la future armée nationale sans rapport avec sa représentativité dans la population puisque celle-ci compte moins de 15% de Tutsi. Ces mêmes observateurs font valoir qu'une fois passée la période de transition, le FPR « n'avait aucune chance de conserver les acquis d'Arusha », Ce qui expliquerait à leurs yeux, une éventuelle stratégie visant à s'imposer par les armes. »