Fiche du document numéro 33069

Num
33069
Date
Vendredi Octobre 2010
Amj
Taille
3341349
Titre
Rwanda-France : la guerre des lettres
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Extrait de
Numéro 59, Octobre 2010.
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Le rétablissement des relations rwando-françaises a été scellé fin février 2010, à la suite du voyage du président français Nicolas Sarkozy au pays des Mille Collines. Néanmoins, les controverses sur les responsabilités occidentales et en particulier françaises dans le génocide des Tutsi – à l’origine de la bataille politico-diplomatique entre Kigali et Paris – se poursuivent sur le plan éditorial. La parution d’ouvrages sur les événements de 1994 au Rwanda est en effervescence, et cela en dépit – ou plutôt comme conséquence – du rapprochement entre les deux pays. Symptôme d’un malaise qui ne se dissipe pas, au grand dam des géopoliticiens, cette « explosion littéraire » vient de nombre d’historiens ou de chercheurs en quête d’une vérité souvent ennemie de la raison d’État. Elle est également la manifestation intellectuelle d’un rude combat qui continue à opposer certains acteurs impliqués à différents titres dans la « nuit rwandaise » et leurs partisans. Pas mal d’interrogations restent encore aujourd’hui ouvertes sur l’attitude des grandes puissances et des Nations unies, de même que sur la mécanique du « crime des crimes » qui a failli faire disparaître une composante entière de la nation.

Mobiles obscurs...

La présentation des œuvres suivantes ne saurait, certes, suffire à couvrir l’ampleur de la problématique abordée par les auteurs. Elle peut cependant définir les axes prioritaires de la discussion que la realpolitik risque autrement de mettre en veilleuse.

Journaliste au Sunday Times, Linda Melvern a intitulé son opus Complicité de génocide (« Comment le monde a trahi le Rwanda » en est le sous-titre) (1). Il s’agit d’une critique détaillée du comportement des maîtres du monde devant la tragédie, qu’ils se sont obstinés à l’époque à minimiser, en faisant état de « violences tribales » prétendument périodiques dans la sous-région des Grands Lacs, voire d’une guerre civile menant à un « double génocide ». Échec de l’analyse ou vision dictée par des mobiles obscurs ? Leur conduite, en tout cas, a permis que se produise l’irréparable entre avril et juillet 1994, alors que tous les signaux mettant en évidence l’existence d’un plan d’extermination au sein du régime de feu le président rwandais Juvénal Habyarimana étaient sous leurs yeux et n’ont pas été pris en compte.

Dans l’historique préliminaire, l’auteure souligne le rôle des forces externes, coloniales et ecclésiastiques dans la fixation de l’antagonisme Hutu-Tutsi, considéré comme « ethnique » selon une projection socio-anthropologique sans rapport avec la réalité. Melvern met aussi en exergue un élément particulièrement inquiétant durant les mois qui ont précédé le déclenchement des massacres : le refus onusien d’agir pour démanteler les caches d’armes des milices génocidaires – ce qui aurait pu éviter l’extermination à large échelle. Une attitude qui laisse pantois le lecteur, lequel a le droit de s’interroger : où est la frontière entre la non-intervention et la connivence ? Dans l’exposition accablante des faits, ce livre balaie l’hypothèse négationniste des « génocides » au pluriel.

La différence d’approche concernant les agissements des forces présentes dans le processus ayant mené à une « solution finale tropicale » est l’un des éléments du clivage opposant, grosso modo, deux camps parmi ceux qui se sont penchés sur l’analyse des faits de 1994.

Dans Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) » (2), André Guichaoua s’est attelé à la tâche selon la logique annoncée dans le titre. Primo, en s’opposant à l’hypothèse, envisagée par beaucoup d’analystes, d’un génocide en gestation depuis les premiers massacres de Tutsi en 1959 ; secundo, en refusant de désigner un responsable unique de la « politique criminelle » dont la tragédie de 1994 a été l’aboutissement. Selon l’auteur, le génocide n’a pas été le fait d’« un plan préétabli ». Il s’agirait plutôt d’« une dérive génocidaire au sein de la mouvance présidentielle » (3), qui prend corps peu avant le début des tueries. Quant aux responsabilités, cet universitaire qui travaille depuis des années auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en tant qu’expert, met en cause, avec les extrémistes proches du président Habyarimana, leurs adversaires du Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir depuis seize ans), dont la stratégie politico-militaire aurait aussi été à l’origine de la catastrophe.

« Mauvaise appréciation »

Le FPR était à l’époque considéré par moult observateurs comme un mouvement de résistance à un régime dictatorial abritant les faucons qui avaient planifié les massacres de masse de 1994, auxquels il mit fin en juillet 1994. Paru en période de réconciliation rwando-française, le livre de Guichaoua fait
mention au rôle de Paris dans le drame de 1994. Les erreurs de la France se limiteraient, selon l’auteur, à « une mauvaise appréciation du contexte politique et à une analyse également trompeuse des forces présentes ».

Une évaluation beaucoup moins sévère que d’autres qui font état du soutien apporté par l’Élysée aux forces rwandaises ayant préparé et exécuté le génocide. Dans ce cas de figure, le terme « erreurs » est inadéquat. La Complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda (4), ouvrage publié par l’association Survie qui se bat pour l’assainissement des relations franco-africaines, se présente comme un réquisitoire aussi implacable qu’argumenté. La présence de soldats français lors d’exactions contre les Tutsi, l’appui au gouvernement génocidaire qui se constitue le 8 avril à l’ambassade de France à Kigali, la livraison d’armes et de moyens financiers à ces mêmes autorités paraissent comme autant de pièces à conviction prouvant la connivence avec les massacreurs. Et que dire du témoignage (5) de ce militaire français, ancien membre d’un corps d’élite, qui déclare avoir assisté aux séances de formation de miliciens génocidaires dirigées par des instructeurs de l’armée tricolore ? Le même s’est vu intimer l’ordre de se taire (« Vous ne dites rien, vous oubliez ») par ses supérieurs, avant d’aller déposer au TPIR pour citer les noms de certains responsables rwandais organisateurs des tueries.

Collaborations inavouables

Le lecteur déduit de la démonstration de Survie l’existence de collaborations inavouables, d’une sorte de compagnonnage établi dans l’action criminelle, bref d’une « complicité » qui, en la circonstance, relève du pénal. On retrouve ce constat dans La France au cœur du génocide des Tutsi (6), livre de 1 500 pages rédigé par l’universitaire Jacques Morel. L’auteur s’appuie sur de nombreuses informations découlant d’une variété de sources, comme les investigations de l’Assemblée nationale française, du Sénat belge, de l’Onu ou de l’Union africaine, auxquelles il faut ajouter la documentation issue desdites « archives Mitterrand ». « Peut-on poursuivre des dirigeants français ? », interroge-t-il, avant de conclure « […] Par l’entraînement de membres de la garde présidentielle et des milices […] par la participation aux contrôles ethniques […], par l’informatisation des fichiers des suspects, par la tolérance des massacres perpétrés devant ses militaires, la France a participé à la préparation du génocide, puisque ses dirigeants savaient ce qui se préparait. » Morel souligne aussi : « La qualification de “complicité de génocide” est une hypothèse » sur laquelle il convient de continuer à travailler pour ne pas « laisser l’oubli effacer l’ignominie ».

Par Luigi Elongui

(1) Complicité de génocide, Linda Melvern, Éd. Karthala, 456 p. 35 euros.

(2) Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), André Guichaoua, Éd. La Découverte, 624 p.,29 euros

(3) Celle liée à l’entourage proche du chef de l’État rwandais, Juvénal Habyarimana.

(4) La Complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda (15 ans après, 15 questions pour comprendre), coordination : Olivier Thimonier et Raphaël Doridant/Survie, Éd. L’Harmattan, 168 p., 13 euros.

(5) Id., p. 110.

(6) La France au cœur du génocide des Tutsi, Jacques Morel, Éd. L’Esprit frappeur/Ibuza Éditions, 1 500 p., 50 euros.

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