Fiche du document numéro 32872

Num
32872
Date
Lundi 23 août 2021
Amj
Taille
2690684
Titre
Lettre à Monsieur Vincent Duclert
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
Cher monsieur Duclert,

Je vous remercie infiniment pour l’envoi de votre livre “La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi”. C’est une œuvre remarquable, accomplie très rapidement, qui oblige à revoir tout ce qui a été écrit jusqu’alors quant au rôle de la France dans cette horrible affaire. C’est aussi une ouverture sur les archives dont vous donnez l’accès, et je compte bien en profiter. Je l’ai appris à mes dépens, moi qui ai d’abord eu sur ces évènements une approche politique ou militante, il n’est pas de manière plus objective de décrire les faits que de lire les archives d’État. Encore faut-il qu’elles soient accessibles. Elles ne le sont pas d’ordinaire, ceci en dépit de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Il faut reconnaître que c’est le président de la République Emmanuel Macron qui vous les a ouvertes et je comprends tout à fait votre attitude qui a été de dire pourquoi, en tant qu’historien, ne pas profiter de cette occasion unique.

Cependant, j’ai assez mal reçu le discours d’Emmanuel Macron à Kigali. Dans une subtile algèbre politicienne mêlant des choses positives et négatives, disant tout et son contraire, il a réussi à ne mécontenter ni les militaires français ni les personnalités adulant Mitterrand, tout en reconnaissant une dette envers les victimes et à émouvoir les rescapés. En démocratie, si on veut être réélu, il faut savoir ménager la chèvre et le chou ! Il est vrai qu’à relire le texte de ce discours à tête reposée, je vois qu’il y a, somme toute, une reconnaissance de la responsabilité de la France par le président de la République. Le mérite de cette reconnaissance est dû en grande partie à votre travail.

Indiscutablement, l’historien que vous êtes a revêtu le costume de ministre des Affaires étrangères. Vous n’êtes pas seulement allé remettre en mains propres votre livre au président Kagame. Vous avez aussi contribué à faire nommer le nouvel ambassadeur de France au Rwanda. Je ne connaissais pas ce conseiller d’ambassade, Antoine Anfré, dont vous louez la lucidité de ses analyses en 1991 et qui s’est vu placardisé pour cette raison. Votre ouvrage a donc été bien lu à l’Élysée. Il a aussi été bien reçu à Kigali où le pragmatisme de Paul Kagame est déroutant. J’étais persuadé qu’il n’accepterait jamais la nomination d’un ambassadeur de France tant que la justice française ne le laverait pas de tout soupçon dans l’affaire de l’attentat contre l’avion du président rwandais. Or, la Cour de cassation n’a toujours pas statué sur le recours de parties civiles dans l’instruction de ce dossier.

Votre volumineux ouvrage laisse cet attentat à l’état de trou noir. Vous êtes le premier à révéler le contenu de quelques télégrammes envoyés à Paris par notre ambassadeur dans les jours qui ont suivi, mais vous taisez ce que son audition à la mission d’information Quilès nous a appris, la rencontre avec le colonel Bagosora le 7 avril 1994 et la réunion le 8 à l’ambassade avec les futurs ministres rejetant le Premier ministre pressenti par les Accords d’Arusha. L’ambassade de France a été très proche de certains responsables du génocide, comme cela transparaît dans certains jugements du TPIR, en particulier les ministres du MRND et quelques Hutu Power, qui ont pu s’y abriter du 7 au 11 avril. De ce fait, elle est impliquée dans ce coup d’État contre Habyarimana et contre les Accords d’Arusha. Au sommet de l’État à Paris, on a su très tôt que le règlement de la question tutsi était commencé. Votre lecture de l’ordre d’opération Amaryllis est vraiment trop rapide quant aux premières preuves du génocide, venant de surcroît de notre état-major. Il est clair que Paris a laissé volontairement prospérer le génocide. Le motif réel de Turquoise a été de tenter de stopper le FPR, ou au minimum de “sauver les meubles”. Cela explique que les militaires français ont laissé “nos alliés” continuer à combattre l’ennemi, c’est-à-dire à massacrer les Tutsi, à Bisesero et ailleurs dans la zone Turquoise.

Je pense bien que ces omissions sont volontaires car je ne peux me permettre de vous prendre pour un idiot ni mettre en cause votre puissance de travail. Il est clair que si Emmanuel Macron a voulu rétablir nos relations avec le Rwanda, qui est vraiment un très petit pays eu égard à la puissance française, c’est qu’il cherche à effacer un acte indicible commis par son pays, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et qui se prétend, en plus, patrie des Droits de l’homme. Le secret d’État est bien commode pour dissimuler les crimes d’État à la connaissance des citoyens.

Ceci dit, je dois, comme tous ceux qui ont écrit sur le génocide des Tutsi, réviser ma copie sur bien des points à la lumière de votre ouvrage et je le défendrai toujours.

Vous pointez en particulier la responsabilité de François Mitterrand. Vous visez juste, c’est certain. Mais est-il juste de charger un seul homme ? La plupart de nos dirigeants politiques pensent les habitants du continent africain en termes de races – ou d’ethnies pour faire plus “clean”. D’où cela vient-il ? Si je me reporte aux livres d’école de mes parents, je lis par exemple : « Les Nègres constituent la partie la plus nombreuse de la population africaine [...] le Soudanais est capable de comprendre et d’exécuter les bonnes méthodes agricoles. Au contraire, d’autres Nègres comme les Bantous d’Afrique équatoriale, les Bushmen, les Cafres et les Hottentots de l’Afrique du Sud représentent des races inférieures ». Ceci est extrait du livre de Gallouédec et Maurette, Géographie générale, classe de 2ème, Hachette, 1925, page 253. Mes parents étaient colonialistes et racistes. Je sais pourquoi en lisant leurs livres d’école : ils étaient des élèves studieux de l’école publique. Moi aussi, j’ai baigné dans cette vision-là de l’Afrique. Dans mon livre de géographie de classe de seconde, je lis ceci : « Les anthropologistes qui veulent tenir compte de tous les caractères physiques estiment qu’il y a parmi les hommes plus de soixante races différentes. Ceux qui se bornent à les classer par la couleur de la peau ont longtemps distingué cinq races : blanche, jaune, noire, rouge et brune. Presque tous s’accordent aujourd’hui à considérer les races rouge et brune comme de simples variétés de la race jaune ; aussi les géographes divisent-ils les hommes en trois grandes races, blanche, jaune et noire ». C’est dans le livre de A. Perpillou, Cours Demangeon, Géographie, classe de 2ème, Hachette, 1955, page 314. On me dit que cette affirmation de l’existence des races et de leur hiérarchie a disparu des manuels de l’enseignement public. Soit. Mais combien y a-t-il eu, jusqu’à ma génération qui a connu “la guerre d’Algérie”, de guerres coloniales, d’abominables répressions, de “sévères leçons” données aux indigènes rebelles ? Et combien de guerres récentes et actuelles contre le “terrorisme” ? Jamais je n’ai lu ou entendu de mots d’excuse de la part de l’Éducation nationale. Jamais je n’ai vu de mise au point reconnaissant une erreur. Il en est de même de la République française et de l’Église catholique. Cette dernière se prétend infaillible et refuse de reconnaître sa responsabilité dans le génocide des Juifs après tant de siècles à enseigner que les Juifs sont déicides. On dira qu’il ne faut pas s’ériger en juge, qu’il faut tenir compte de l’opinion dominante de l’époque. Mais que l’on sache, le commandement d’amour du prochain ne date pas d’hier et la Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît l’égalité des droits indépendamment de la couleur de peau. Nous savons que les expéditions coloniales ont suscité des débats, comme l’adresse de Georges Clémenceau à Jules Ferry de 1885 qui est souvent citée maintenant dans les livres d’histoire (on ne m’en a jamais parlé, je ne l’ai pas lu ni au collège ni au lycée). Mais cela ne ressuscitera pas les morts et n’effacera pas les haines.

Un minimum de rectitude scientifique serait que l’Éducation nationale reconnaisse sa responsabilité dans ces crimes. L’approche des évènements du Rwanda par nos politiciens, par les Pères Blancs, missionnaires du cardinal Lavigerie, et tous nos faiseurs d’opinion, en termes de conflit immémorial entre Hutu et Tutsi, de Tutsi envahisseurs et de domination des serfs par les féodaux, résulte de préjugés dans lesquels l’enseignement de l’école publique française a pris une grande part. Les mots de la Radio télévision des mille collines ne sont pas les seuls à avoir tué.

Je vous prie d’agréer, cher monsieur Duclert, l’assurance de ma considération distinguée.

J. Morel

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024