Fiche du document numéro 32609

Num
32609
Date
Vendredi 12 octobre 2012
Amj
Taille
56454
Titre
La peur, sur la route de Butare (Rwanda)
Sous titre
Isabelle Staes, journaliste à France 2, gravement blessée au Rwanda en 1994, livre son témoignage
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
La route de Butare. Rwanda juillet 1994.

Soldats de l'armée gouvernementale rwandaise tirant sur des positions rebelles le 12 juin 1994 © AFP - Alexander Joe

Je me souviens de la route de Butare. C'était le 4 juillet 1994. Nous étions dans le sud du Rwanda depuis près de trois semaines. L'armée française venait d'installer la zone Turquoise pour protéger les populations civiles du génocide. Ce 4 juillet, au nord, la capitale Kigali tombe aux mains des forces du Front Patriotique Rwandais (FPR) du Général Kagamé, l'actuel Président. Le sud du pays résiste encore avec les miliciens extrémistes hutus, responsables de la plupart des massacres.

Ce jour-là commence mal pour nous. Notre véhicule est en panne et c'est bien tardivement que nous prenons la route de Butare, cette ville de la province sud est la dernière poche de résistance du régime. Je me souviens de ces soldats de l'armée régulière en déroute, ces hommes blessés, agonisants, qui se traînaient à plat ventre sur la route, leurs uniformes déchirés et les armes encore à la main. Je me souviens aussi de ce militaire français au dernier check-point de la zone Turquoise qui nous avait assuré que la voie était libre. Je me souviens des tirs sporadiques dans les collines voisines. Et soudain, ce silence de mort. Une expression qui prend tout son sens le jour où on l'entend. C'est cet inoubliable silence de quelques secondes qui a précédé le mitraillage de notre voiture.

J'étais au volant. A la première rafale, ma chemise s'est tachée de rouge. Une balle a déchiré ma poitrine alors que j'amorçais un demi-tour. La deuxième a touché ma cuisse, j'ai poursuivi ma route. A la troisième, j'ai perdu le contrôle, la rafale a emporté ma cheville alors que je tentais désespérement, le pied sur l'accélérateur, de nous sortir de ce piège. La voiture a fini sa course dans un talus. On m'a raconté plus tard qu'il y avait une centaine d'impact sur la carrosserie.

Je me souviens du regard de ce jeune soldat tutsi, les yeux injectés de sang, qui a pointé sa kalachnikov sur mon visage. Je ne me souviens plus vraiment des mots qui sont sortis de ma bouche pour implorer d'avoir la vie sauve.

Il est effrayant et surréaliste d'être confronté à sa propre mort après avoir raconté maintes fois celles des autres. Je me voyais finir ma vie, là, sur le bord de cette route, abattue au Rwanda.

J'étais à terre. Impossible de me mettre debout. En regardant mon pied pendre au bout de ma cheville désarticulée, j'ai pensé soudain que je ne pourrai plus jamais courir, moi qui aimais tant la course à pied. C'est idiot, parfois, les idées qui vous traversent l'esprit dans des moments critiques.

Je ne connaissais pas la peur, la vraie. Ce jour-là, elle était si forte qu'elle a anesthésié la douleur.

Puis les tirs ont repris tout près dans la colline et les hommes du FPR qui nous avaient pris pour cible se sont éparpillés, nous abandonnant à nos blessures. Plus d'une heure s'écoula avant que le calme ne revienne et que des renforts arrivent.

Je me souviens d'avoir été chargée comme un vulgaire sac à l'arrière d'un pickup sur un tas de kalachnikovs. Leur prise de guerre. Nous étions nous aussi une prise de guerre, « des espions français », selon les rebelles qui accusaient la France d'avoir soutenu le régime du président Habyarimana. A mes côtés, mon ami photographe, José Nicolas, avait été touché au genou. Une autre balle avait fini sa course dans son boîtier, juste devant son cœur. Par chance, les deux membres de mon équipe, Pascal Pons, le journaliste reporteur d'images, et l'ingénieur du son, Pascal Quérou, étaient indemnes. Nous n'avions pas véritablement été des cibles en tant que journalistes. Nous étions victimes de la guerre qui n'épargne personne. Mais de fait, nous étions des otages.

C'est dans une maison de Butare que nous avons été retenus pendant près de trois jours. Je me souviens de la table de cuisine qui servait de table d'opération. Et du produit vétérinaire qu'on m'a injecté pour m'anesthésier et qui m'a fait délirer. Et de mon réveil, alors que l'aide soignant qui faisait office de chirurgien n'avait pas fini de recoudre ma poitrine. Et la douleur. Insoutenable. Trois jours sans les soins appropriés, sans médicaments, sans même une aspirine pour soulager la chair meurtrie. Trois jours à partager la souffrance quotidienne des soldats du front. Sans espoir de liberté face à la dureté des géôliers dont les familles avaient été massacrées durant le génocide.

Pourtant, à l'aube du troisième matin, une fourgonnette nous a emmenés sans que nous sachions vers quelle destination. Je me souviens de ces paysages de désolation, de ces villages désertés qui brûlaient encore et que nous avons traversés. Et de mon regret de ne pouvoir filmer, témoigner de ces endroits ravagés par la guerre et inaccessibles aux journalistes.

Je n'oublierai jamais l'émotion et les larmes qui m'ont submergée lorsque nous sommes arrivés au centre de la presse internationale à Kigali. En voyant le visage ami d'un journaliste, j'ai compris : nous étions libres.

Je n'ai jamais vraiment su à qui nous devions cette libération.

Je me demanderai toujours pourquoi je suis vivante.

Deux ans plus tard, alors que je venais de reprendre le travail à France 2 et que je suivais le déplacement du président de la République au Proche-Orient, un membre de l'entourage présidentiel se réjouissait de me revoir sur le terrain. Mais je me souviens surtout de cette phrase, comme une nouvelle blessure : « Mais tout de même, vous avez pris trop de risques. »

Non. J'étais justement là où il fallait quand il le fallait.

Je faisais mon métier de correspondant de guerre.

Et je pense à tous mes confrères qui n'ont pas eu ma chance et sont morts en mission.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024