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Le mercredi 14 juin, s’ouvre le vingt-troisième jour du procès de Monsieur Philippe Manier. Quatre personnes seront entendues. Tout d’abord, Monsieur Jean-Marie Vianney Kandagaye, détenu au Rwanda pour des faits de génocide. Avant d’être interrogé, il déclarera simplement : « Ce Philippe, je ne le connais pas, mais j’ai entendu dire qu’il a organisé les attaques. Je n’ai rien d’autre à dire ». Le Président lui posera tout d’abord différentes questions relatives à sa situation personnelle et à l’organisation administrative de sa localité de domiciliation en avril 1994, au moment où le génocide commence. Ce dernier était enseignant à l’école primaire, dans la commune de Rusatira. Il a également exercé plusieurs fonctions politiques, étant président du MRND (Mouvement Républicain Nationale pour la Démocratie et le Développement) puis bourgmestre de la commune de Rusatira entre le 22 et le 30 juin 1994. Interrogé ensuite sur l’existence d’un « mouvement de jeunesse du MRND », l’intéressé déclarera qu’effectivement cela existait et que ce groupe était connu sous le nom « Interahamwe ». Cependant, il dira que « la jeunesse affiliée au parti n’était pas partout, les partis importants de ma commune étant le PSD (Parti Social-Démocrate) et le MDR (Mouvement Démocratique Républicain) », soutenant qu’il ne connaît pas du tout l’organisation et le fonctionnement des Interahamwe de sa commune. Par la suite, Monsieur Lavergne lui posera différentes questions sur plusieurs personnalités. Monsieur Kandagaye y répondra, donnant les informations qu’il détient quand il en a effectivement. L’interrogatoire du Président se poursuit et ce dernier aborde finalement l’attaque de l’Isar Songa. Le témoin expliquera comment cette dernière s’est déroulée : « Un samedi, les gendarmes sont venus, ils ont rassemblé les gens et ils ont dit qu’il fallait aller chasser les Tutsi à Songa parce qu’ils craignaient l’insécurité. […] Les gendarmes ont emprunté la route et la population a emprunté des chemins. […] Je n’ai vu personne mourir à Songa, mais j’ai vu des gens piller les autres ». Il soutient par la suite que les gendarmes, habillés de « tenues kaki avec des bérets rouges », étaient environ au nombre de 10. Il explique ensuite à la Cour et aux parties que plus tard, lors de la collecte d’informations, il a « entendu le nom de Biguma […] Tout le monde disait que c’était Biguma qui avait emmené ces gendarmes » sans pour autant connaître la personne désignée. Sur interrogation du Président, il expliquera qu’il ne s’est jamais intéressé aux suites de ces attaques : « Je ne donnais pas du temps à ces choses-là parce que je pensais que ça n’aurait pas de conséquences ». Monsieur Lavergne donne lecture des déclarations antérieures du témoin afin de lui demander confirmation de ses propos. Lors de ces dernières, il avait parlé d’une « camionnette Daihatsu transportant trois gendarmes ». S’il ne se rappelle plus aujourd’hui de ce détail, il confirme tout de même cette version. Il soutient également qu’un hélicoptère a bien survolé la localité de Songa, sans pour autant affirmer que ce passage a été réalisé afin d’identifier les réfugiés. La parole sera donnée aux avocats des parties civiles et c’est Maître Philippart qui s’avancera en première vers le micro. Elle l’interroge sur plusieurs personnes qui ont été cachées par son épouse, Madame Xevrina Mukamuvara. Maître Epoma prendra la suite et n’obtiendra pas de réponse pertinente à ses questions. Le Ministère public n’aura pas de questions et Maître Altit prendra donc la suite. L’avocat de Monsieur Manier lui posera tout d’abord diverses questions sur l’hélicoptère, afin de savoir qui pilotait ce dernier et où il s’est posé après avoir survolé l’Isar Songa. Il s’intéresse ensuite à la collecte d’informations à laquelle Monsieur Kandagaye déclare avoir participé. Maître Altit lui demande s’il a eu l’occasion d’échanger avec Israël Dusingizimana et Lameck Nizeyimana, ce que l’intéressé nie, expliquant que « la collecte d’informations c’était par commune et par secteur et nous n’étions pas dans la même secteur ». Enfin, il dira ne pas se rappeler si le nom de Biguma lui a été transmis dans le cadre de la collecte d’informations. Cependant, il confirme que c’était en 2001, durant la même année. Après quelques questions supplémentaires, son audition se termine.
Le deuxième témoin de la journée, Léonard Pfukamusenge, sera entendu en visioconférence depuis Kigali. Ce dernier ne souhaitera pas faire de déclaration spontanée et préférera répondre directement aux questions de la Cour et des parties. Il explique connaître très bien l’Isar Songa car il y a travaillé durant huit années, cessant ses fonctions en janvier 1994. Interrogé sur l’organisation administrative de sa région, il décline le nom des différents responsables et affirme que « personne d’entre eux n’a essayé de protéger les victimes ». Monsieur Lavergne poursuit ses questions en abordant l’attaque de l’Isar Songa. Sur ce point, Monsieur Pfukamusenge expliquera qu’il a tout d’abord essayé de se réfugier à cet endroit avec plusieurs de ses voisins. Quand il est arrivé au niveau du groupe quelqu’un lui a demandé de présenter sa carte d’identité, ce qu’il a fait. En voyant la mention « Hutu » sur ce document, son interlocuteur lui dit : « Passe par là et retourne chez toi, tu n’es pas parmi les personnes qui sont recherchées ». C’est en repartant qu’il découvre que des barrières sont en train d’être érigées, encerclant l’Isar. « Là j’ai compris. Il voulait dire que si je restais là, j’allais partir avec les autres et que moi aussi je serais tué avec eux ». Après être rapidement rentré chez lui, il se rend finalement à la barrière, où on lui dit que sa mission est que « tout Tutsi qui passe par cette barrière doit être tué ». Il déclarera à la Cour qu’à cet endroit, une trentaine de personne seront tuées : « Toutes les personnes qui passaient par-là, que ce soit un homme, un enfant, une femme, on les tuait s’ils étaient Tutsi ». Lors de la grande attaque, il se joint aux assaillants et est chargé de porter une caisse contenant des « balles ». Monsieur Lavergne lui demande davantage de précisions et il explique donc que « c’étaient des munitions dans une boîte, on les insérait dans une arme qui ressemblait à un mortier, ils tiraient et cela donnait beaucoup de fumée. Ils les mettaient dans un objet qui ressemble à un gobelet mais qui était long. Ils mettaient ça dans le gros fusil qu’ils avaient posé par terre. L’objet passait par en haut et tombait sur les personnes qu’ils voulaient tuer ». Monsieur Pfukamusenge évoque ensuite la présence de gendarmes, déclarant que ces derniers « portaient des bérets rouges », qu’ils étaient arrivés à bord d’une « Daihatsu de couleur blanche » et que ce sont eux qui étaient situés à proximité de cette arme lourde. Le Président évoque ensuite la condamnation du témoin et permet à ce dernier de rappeler à la Cour qu’il ne connaît pas de militaire du nom de Biguma, mais un voisin « qui fut son codétenu, il était en prison pour cause de génocide ». Les parties civiles n’auront pas de questions et les représentantes du Ministère public prendront donc la parole. Les avocates générales interrogeront tout d’abord le témoin sur ses déclarations antérieures, faites devant les gendarmes français. Cet agriculteur a été obligé par les militaires et les Interahamwe à se joindre aux attaquants de l’Isar Songa. Plus particulièrement, il a été chargé de transporter des caisses de munitions depuis un camion jusqu’à l’arme lourde utilisée pour tirer sur les réfugiés. A ce propos, il confirme que l’arme se chargeait en insérant des « obus dans un tube en métal ». Le témoin soutient également que l’arme était installée sur la colline face aux réfugiés, en contrehaut par rapport à leur position. Finalement, c’est Maître Altit, pour la défense, qui se lève afin de réaliser son contre-interrogatoire. Il revient sur la taille des caisses transportant les munitions, Monsieur Pfukamusenge ayant déclaré que ces dernières « faisaient 40cm/20cm ». L’avocat s’étonne de ces dimensions qu’il estime assez petites. L’intéressé confirme ses déclarations tout en précisant qu’il n’a cependant pas pu voir le contenu des caisses. Si certaines précisions diffèrent par rapport aux dépositions antérieures, le témoin est assez constant dans ses déclarations. Maître Altit poursuit et interroge Monsieur Pfukamusenge sur les tenues des différents protagonistes et sur les couleurs des véhicules utilisés par ces derniers. Le conseil de la défense, ne parvenant pas à obtenir les réponses qu’il souhaite, dit au témoin : « Ce ne sont pas vos souvenirs en fait, ce sont les souvenirs d’une autre personne ». L’audition se termine.
Le troisième témoin de la journée, Monsieur Albert Mugabo, partie civile constituée auprès de Maître Philippart, est entendu en visioconférence. Il commencera par une déclaration spontanée présentant son histoire pendant le génocide. Lorsque le génocide commence, ils se regroupent avec le reste de sa famille et décident, ensemble, de partir vers le Burundi le 21 avril 1994. Lors de cette fuite, ils passent par une barrière, entre Rusatira et Ntyazo, à laquelle il leur est dit de « rejoindre leurs congénères à l’Isar Songa ». Monsieur Mugabo et sa famille se rendent donc à ce lieu, où ils retrouvent de très nombreux réfugiés. Le rescapé explique que, dans un premier temps, ils subissent des attaques quotidiennes de la part de la population civile, munie d’armes traditionnelles. Un jour, « un avion de type hélicoptère arrive. Il est venu, il a tournoyé là en haut, il nous a identifié tous, après quoi il s’en est allé ». Après ce repérage, « sont arrivés des militaires en nombre. Ils ont encerclé tout l’Isar. Ils portaient des bérets rouges. Certains de leurs fusils, ils les ont installés sur la colline d’en face ». Le témoin présente ensuite l’organisation de cette grande attaque et déclare que les Interahamwe ont des armes traditionnelles et qu’ils encerclent les réfugiés, accompagnés de quelques militaires équipés d’armes à feu. Monsieur Mugabo parvient à fuir avec un groupe de plusieurs personnes. Ils sont guidés dans leur course par un « certain Tharcisse Sinzi qui avait fait du karaté ». Ils parviennent à rejoindre la rivière Akanyaru et la traversent à la nage en s’aidant d’une corde réalisée à partir de leurs habits. Le témoin situe cet épisode aux alentours de « 3-4h du matin ». Le Président prend finalement la parole. Il demande des précisions à l’intéressé, concernant notamment les membres de sa famille tués durant le génocide. Celui-ci déclare appartenir au clan Abagunga, « composé de plus de 75 personnes dans la famille élargie ». Monsieur Lavergne poursuit et demande notamment au rescapé s’il lui arrive d’être confus dans ses souvenirs, ce que ce dernier confirme, disant même qu’il lui « arrive même d’oublier ». L’interrogatoire se poursuit et Monsieur Mugabo soutient que l’arme utilisée par les assaillants faisait « sauter en l’air » les vaches et les réfugiés. Enfin, ce dernier explique qu’il est suivi par une médecin qui « s’occupe des gens qui ont été traumatisés pendant le génocide ». Les autres membres de la Cour n’ayant aucune question, la parole sera donnée aux conseils des parties civiles. Seule Maître Philippart prendra la parole et demandera notamment à son client s’il est capable de faire la différence entre les Interahamwe, les militaires et les gendarmes. Ce qu’il confirmera en précisant que les gendarmes portaient des bérets rouges et que les miliciens n’étaient pas vêtus de tenues militaires. Les avocates générales prennent la suite et demandent à Monsieur Mugabo si, effectivement, la commune de Rusatira était dans le secteur d’action des gendarmes de Nyanza, ce qu’il affirmera. C’est enfin Maître Lhote, l’un des avocats de la défense, qui se dirigera vers le micro. Il souhaitera revenir sur plusieurs éléments issus des déclarations antérieures de l’intéressé. Ce dernier confirmera la plupart de ses dépositions et s’expliquera sur les quelques divergences. Enfin, le conseil de Monsieur Hategekimana lui posera la traditionnelle question : « Avez-vous déjà témoigné dans le cadre d’autres procès ? ». Monsieur Mugabo expliquera qu’il a effectivement participé aux procédures Gacaca et notamment à la phase de collecte d’informations.
La dernière témoin de la journée, Madame Chantal Mukayiranga, sera invitée à s’approcher de la barre. Cette dernière, rescapée de l’attaque de l’Isar Songa, s’est constituée partie civile auprès de Maître Philippart. Elle commence son audition par une déclaration spontanée. Tout comme les autres témoins entendus, elle déclarera que, dans la région de Nyanza, le génocide a commencé le 21 avril 1994. A ce moment, les Interahamwe commencent à attaquer les Tutsi afin de s’emparer de leur bétail. Les personnes ayant vécu les discriminations antérieures et les premiers massacres de 59, 63 et 73 disent que « cette fois-ci, la situation s’envenime ». Ils décident donc de fuir. Après avoir essayé de se réfugier dans une église, d’où ils seront chassés par un prêtre, ils se rendent à l’Isar Songa où ils rejoignent d’autres réfugiés. Après plusieurs jours de résistance aux attaques des Interahamwe, un « avion » tourne au-dessus du groupe. La rescapée, encore très jeune à l’époque, descend avec plusieurs autres enfants pour se laver en contrebas du camp. Ils voient la grande attaque commencer. A ce moment, « les gens ont dit que de l’autre côté de la laiterie, il y avait un véhicule de la gendarmerie et que Biguma et les gendarmes de Nyanza étaient arrivés. La situation était grave ». Avec d’autres survivants, ils parviennent à fuir dans une autre localité. Malheureusement, les Interahamwe arrivent et arrêtent le groupe. « Ils ont déshabillé tous les hommes, ils leur ont plié les bras dans le dos. Ils étaient nombreux. Ils ont dit qu’il fallait laisser les filles et les filles, celles qui étaient assez grandes, ils les ont prises pour aller les violer. Pour celles qui étaient jeunes, ils nous ont prises pour qu’on serve de bonnes ». Madame Chantal Mukayiranga sera emmenée dans plusieurs familles différentes et elle parviendra à survire jusqu’à l’arrivée du Front patriotique rwandais. Le Président prend ensuite la parole. Il permet tout d’abord au témoin de présenter sa situation personnelle et familiale en avril 1994. Cette dernière rappelle ainsi qu’elle avait 13 ans quand le génocide a commencé. Monsieur Lavergne poursuit ses interrogations et la rescapée confirme plusieurs éléments. Tout d’abord, au début des attaques, les Hutu et les Tutsi fuient effectivement ensemble vers l’Isar. Cependant, un jour, un policier communal dit aux premiers qu’ils ne sont pas visés par les massacres et qu’ils doivent donc partir. Elle rappelle également qu’elle a perdu, lors de cet assaut précis son père, deux petites sœurs, son petit frère, sa grand-mère et son grand-père. Sur les armes utilisées lors de l’attaque, Madame Mukayiranga dira qu’il y avait « des choses qui étaient tirées de la colline d’en face. Quand elles étaient tirées il y avait de la fumée ». Aussi, sur l’identité des assaillants, elle précise que « certains, les Interahamwe, portaient des feuilles de bananiers et les militaires portaient des tenues kaki et des bérets rouges ». Enfin, ayant assisté à plusieurs viols, elle confirme que ces derniers avaient lieu en public, qu’ils ne concernaient que les femmes tutsi et que, généralement, les femmes n’étaient pas tuées, mais gardée en vie, certainement afin de pouvoir recommencer. Madame Chantal Mukayiranga parle d’ailleurs « d’objet sexuel » pour désigner les femmes victimes de ces pratiques. Les avocats des parties civiles seront ensuite invités à poser leurs questions. Maître Philippart sera la seule à interroger l’intéressée à propos de son mari, lui aussi partie civile dans le procès. Le Ministère public ne souhaitera pas interroger le témoin, la parole sera donc donnée à la défense. Maître Duque posera quelques questions. Elle reviendra notamment sur le fait que la rescapée n’a entendu le nom de Biguma qu’après le génocide lors des procédures Gacaca. La journée se termine sur ces éléments. Les audiences reprendront le lendemain, à 9h.
Par Emma Ruquet
Commission juridique d’Ibuka France