Dès le départ, on sent son émotion alors qu’elle se présente ce lundi 19 juin devant la cour d’assises chargée de juger Philippe Hategekimana, devenu Philippe Manier depuis sa naturalisation. Dans une autre vie, il était adjudant-chef de la gendarmerie au moment du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994.
C’est en grande partie grâce à Dafroza Gauthier, une Franco-Rwandaise de 68 ans, femme élégante aux cheveux très courts, que ce suspect, arrivé en France en 1998, après avoir passé sans obstacles apparents toutes les étapes administratives, a fait l’objet d’une plainte en 2015. Puis d’une instruction judiciaire déclenchée la même année. Avant d’être arrêté en 2019 au Cameroun, où il était soudain parti deux ans plus tôt. Il sera extradé et aussitôt placé en détention provisoire. Jusqu’à ce procès, ouvert le 10 mai.
Les crimes qu’on lui reproche se sont déroulés à Nyanza, au sud du pays. Les massacres y ont atteint comme ailleurs des proportions vertigineuses en un temps record. C’est le cinquième procès à se dérouler en France en vertu de la compétence universelle. Pour Dafroza Gauthier, c’est surtout la récompense d’inlassables efforts pour que les suspects impliqués dans cette solution finale africaine, puis réfugiés en France, en changeant parfois leurs noms, soient appréhendés et jugés. L’association qu’elle a créée en 2001 avec son époux, Alain Gauthier, a joué un rôle décisif dans cette lutte contre l’impunité. C’est en effet grâce au Collectif des parties civiles pour le Rwanda, qu’une trentaine de plaintes ont pu être déposées devant la justice française.
«Elles ont toutes débouché sur une instruction judiciaire», a rappelé lundi Alain Gauthier qui s’est exprimé avant son épouse. Et les enquêtes continuent. Celles menées sur le terrain, par ce couple installé à Reims, parfois surnommé
«les Klarsfeld du Rwanda». Tous deux étaient invités à s’exprimer en tant que parties civiles dans le procès.
Pogroms anti-tutsis
Mais dans la petite salle Victor-Hugo surchauffée, au premier étage du tribunal de l’île de la Cité, c’est le témoignage de Dafroza qui a marqué les esprits. Ce n’est pas la première fois qu’elle raconte sa propre histoire. A chaque fois, son récit ne donne lieu à aucune question, ni des juges et ni des avocats de la défense, pourtant souvent très offensifs, voire agressifs. Ce lundi, ils n’avaient d’ailleurs pas été tendres avec d’autres représentants des parties civiles invitées à la barre, comme le célèbre avocat belge Eric Gillet qui fut l’un des premiers à alerter sur les risques de génocide, avant 1994, au sein de la fédération internationale des droits de l’homme. Mais face à Dafroza Gauthier ils ont déclaré forfaits. Que pourraient-ils opposer à la longue traversée des ténèbres du Rwanda que relate cette sexagénaire, à l’allure encore si juvénile, marquée dans sa propre chair par la tragédie ? Ce qu’elle a vécu rappelle que le massacre des Tutsis de 1994 a été précédé de nombreux pogroms, d’une aliénation scrupuleuse des esprits. Autant de souffrances pour cette minorité stigmatisée depuis la veille de l’indépendance, dès 1959. Elle avait alors quatre ans, les souvenirs sont confus à un si jeune âge. Elle a pourtant rétrospectivement la conscience de la perte, cette année-là, du
«bonheur bien éphémère de la petite enfance», souligne-t-elle d’emblée.
C’est à ce moment précis que le colonisateur belge, inquiet des velléités indépendantistes d’une élite tutsie qu’il avait toujours choyée, retourne soudain le rapport de force, en attisant dans la masse hutue majoritaire un sentiment de revanche. La petite Dafroza voit son univers basculer : elle qui appartient à
«une grande famille d’éleveurs», se voit soudain menacée. On brûle des maisons, dont la sienne, on tue. Sa famille déménage sans cesse, suivant le rythme
«de la violence qui s’empare des collines». Les radicaux hutus prennent le pouvoir à l’indépendance avec le soutien des Belges. Les pogroms anti-tutsis se succèdent. En 1963, rappellera-t-elle, le philosophe Bertrand Russel dénoncera déjà un génocide en cours,
«le pire depuis la tragédie de la Shoah», soulignera-t-il alors dans
Le Monde.
Puis suivront des années de peur et d’humiliations : les contrôles permanents des cartes d’identité, où figure la mention ethnique, celle imposée par les Belges dans les années trente. La peur constante de se faire arrêter sans raison. Sa mère apprendra à ses enfants
«à se taire, baisser les yeux». Elle fuit le Rwanda, lorsque les pogroms massifs recommencent en 1973.
«Un moment déchirant, il fallait partir si vite, sans se retourner. Après mon départ, ma mère a passé un mois dans un cachot pour nous avoir laissés partir à travers les marais, ma sœur et moi, raconte-t-elle encore devant la cour d’assises.
Vivre un exil forcé ne vous laisse jamais indemne. Cette traversée dans les marais revint souvent hanter mes rêves et mes cauchemars». C’est peu après être arrivée en Europe qu’elle rencontre Alain. Il connaissait le Rwanda où il avait fait sa coopération, ils s’étaient déjà croisés. Ils se marient en 1977, s’installent à Reims, ont trois enfants.
«Les cris et les tirs»
Ils retourneront plus tard en vacances au Rwanda, à la faveur d’une détente éphémère. La stigmatisation est toujours là, appuyée par cet apartheid qui ne dit pas son nom. Les Tutsis restent
«interdits d’école secondaire, ou d’université selon la règle des quotas en vigueur», souligne-t-elle à l’audience. Mais bientôt les dangers vont s’accélérer. Leur dernier été en famille sur place remonte à 1989. Un an plus tard, une rébellion, formée par les enfants de ceux qui ont été contraints à l’exil par tous ces pogroms successifs, surgit soudain au nord du Rwanda. Le Front patriotique rwandais (FPR) exige alors avant tout le retour dans cette patrie perdue.
En perte de vitesse, le régime en place, déjà contesté par son opposition interne, se radicalise et en profite pour accentuer la stigmatisation des Tutsis. Le compte à rebours du génocide est enclenché. Un mois et demi avant le début des massacres, en février 1994, Dafroza retourne voir sa mère au Rwanda. La tension est déjà à son comble. Les miliciens Interahamwe sèment la terreur, on découvre des morts, tous les jours, des pneus brûlent devant le domicile familial. Sa mère l’implore d’anticiper son départ. Dafroza quitte le Rwanda, après une semaine
«rythmée par les cris et les tirs».
Le 7 avril, le génocide est déclenché. Le lendemain, Dafroza apprend la mort de sa mère,
«fusillée» devant l’église où elle avait trouvé refuge. Suivra une interminable liste de proches décimés, si longue qu’elle donne le vertige.
«Il est impensable d’imaginer que de toutes ces vies, il ne reste plus rien», murmure-t-elle face aux juges et aux jurés de la cour d’assises. Sa famille était originaire du sud du pays, pas très loin de l’endroit où se trouvait l’accusé. Pour les besoins de l’enquête, elle a été
«revoir ces paysages». Ceux où elle a vécu des moments heureux avec
«Raphaël, Antoine, et leurs familles». Des cousins, des amis, tous exterminés. Elle évoque des moments festifs avec ces disparus. Ils ont eux aussi été cités parmi les victimes des massacres de Nyanza. Ceux pour lesquels comparait Philippe Hategekimana, devenu Philippe Manier.
Photos de famille
Depuis la création du CPCR, Dafroza et son mari Alain, se sont confrontés à beaucoup de fantômes. Ce n’est pas un choix facile. Il faut pouvoir assumer de rester accrochés aux rives de l’enfer, dans cette quête, en apparence sans fin, qui oblige de se replonger sans cesse dans les ténèbres.
«Notre première vie s’est brutalement arrêtée un jeudi 7 avril 1994. Notre seconde vie sera peuplée de vides abyssaux», confesse Dafroza devant la cour.
Elle ajoute :
«Nous sommes les témoins de cette mémoire, nous sommes les héritiers de cette histoire. Au Rwanda, on a pu tuer les Tutsis sans être inquiétés de 1959 à 1994. Mais la justice contribue à réhabiliter les victimes, c’est une arme contre l’oubli, contre le négationnisme. Vous avez entendu ici même les souffrances des victimes ? On ne pourra plus dire que cela n’a pas eu lieu». Avant de quitter la barre, elle y tient : elle fait projeter les photos des victimes de Nyanza qu’elle connaît. Des photos de famille souriantes, de jeunes filles et de garçons insouciants.
«Ces traces de vies arrachées, dont les corps n’ont parfois jamais été retrouvés, c’est ça aussi le génocide», conclut-elle. Parmi les jurés, certains ont les yeux humides.