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Ce mardi 13 juin, vingt-deuxième jour du procès de Monsieur Philippe Hategekimana, quatre personnes seront entendues par la Cour d’assises de Paris. Tout d’abord, Madame Appolonie Cyimushara, partie civile constituée auprès de Maître Philippart, déposera en présentiel. Naturellement, elle commencera son audition par une déclaration spontanée dans laquelle elle expliquera qu’elle fait partie du clan des Abajiji de Karama, « qui se sont battus pendant des mois sans qu’un Hutu ne les perce en son sein ». Elle déclare avoir elle-même fait « partie des gens qui faisaient de la nourriture, qui soignaient les blessés et enterraient les morts ». Partie habiter à Kigali à la fin de son école primaire, elle décidera cependant de rentrer dans sa région natale quand les massacres commencent dans la capitale et tuent ses frères. Arrivée à Karama, tous les membres du clan Abajiji se rejoignent afin de prendre une décision pour le futur. Madame Cyimushara décrit le début de son parcours durant le génocide. Elle raconte notamment le déroulé de l’attaque de la colline de Karama, en décrivant comment un membre de son clan a incendié la voiture des gendarmes, en mettant « une allumette dans le réservoir de la voiture ». La femme qui était arrivée avec ce véhicule avait rejoint les réfugiés et leur avait donné plusieurs informations, notamment « qu’elle était venue avec Hategekimana qui était venu jauger la force des Abajiji ». Ce même jour, elle aperçoit « un hélicoptère en provenance de Songa ». Une grande attaque est menée, du milieu de la journée jusqu’à environ 15h et fait beaucoup de morts. Lors de cette dernière, alors qu’elle était blessée et allongée à terre, elle entend un Interahamwe dire : « Adjudant, viens voir ». Après avoir éventré une femme enceinte et sorti le fœtus, l’officier vient dans sa direction et, constatant qu’elle respire encore, il la piétine « au niveau du biceps gauche ». Après cela, ils partent car la pluie commence à tomber. Madame Cyimushara explique que, durant le génocide, les adultes cachaient leurs enfants dans les buissons afin de les protéger. A Karama, ces derniers ont été dissimulés dans les roseaux. Lorsque les Interahamwe reviennent, un enfant sort de sa cachette et se fait attraper par un milicien. Ce dernier lui donne du manioc à manger et lui demande si d’autres camarades sont encore en vie. Le petit va chercher ses compagnons qui se font encercler par les Interahamwe. « Ils sont arrivés avec des sacs qu’on utilisait pour le transport de haricots. Ils les ont mis dans ces sacs, les ont fermés et ont frappé ces enfants avec des gourdins cloutés. Les enfants criaient et le sang giclait partout. Après avoir tué ces enfants, ils les ont sortis et jetés par terre. Puis ils ont mis d’autres enfants à l’intérieur des sacs et les ont frappés ». Madame Cyimushara explique enfin à la Cour que, lors de sa fuite, elle est interceptée par un Hutu et sa femme qui l’emmènent chez eux et la violent. « J’ai été violée de mon sexe jusqu’au cerveau. J’ai passé une semaine vomissant du sang ». Le Président Lavergne prend ensuite la parole et lui pose diverses questions, notamment sur les situations dans lesquelles le témoin a pu rencontrer ou voir les gendarmes. Cette dernière dit ainsi que « les gendarmes sont arrivés de la localité de Shari. Il y avait des militaires et les gendarmes portaient des tenues kaki avec des bérets rouges ». Après quelques questions supplémentaires de la première assesseure au sujet de l’accompagnement psychologique qui a pu être proposée à Madame Cyimushara ou à ses proches, la parole est donnée aux avocats des parties civiles. Maître Philippart, le conseil de l’intéressée, sera la seule à la questionner. Elle l’interroge sur le clan des Abajiji, afin que la Cour et les parties puissent bien comprendre de quoi il en ressort. Aussi quelques photos sont projetées. Le Ministère public n’aura aucune question et c’est donc Maître Duque, une des avocates de Philippe Manier, qui s’approche du micro. Elle demandera diverses précisions au témoin, essayant notamment de faire la différence entre les éléments qu’elle a pu voir de ses propres yeux et ceux qui lui ont été rapportés pendant le génocide ou après. L’audition de Madame Cyimushara se termine finalement.
La deuxième témoin de la journée, Madame Foïbe Muhiganyana, partie civile assistée par Maître Gisagara, est invitée à s’approcher de la barre. Cette dernière commence tout juste sa déclaration spontanée quand elle est arrêtée par le Président. Ce dernier s’adresse à son avocat et lui demande où se situent les lieux mentionnés par le témoin. « A Myamiyaga, elle a été victime à Nyabubare ». Monsieur Lavergne s’énerve et demande à son interlocuteur : « Pour qui vous prenez-vous ? ». Il souligne le fait qu’il y a eu plusieurs erreurs dans les demandes de citation : « J’ai l’impression que cette Cour d’assises est prise en otage. Vous demandez l’audition de personnes qui ont souffert et de personnes qui n’ont rien à voir avec les faits ». En effet, le calendrier des audiences est conçu pour que les différents sites soient étudiés les uns après les autres, de façon chronologique, afin que la lecture soit plus claire pour les jurés. En agissant ainsi, ces derniers risquent de se perdre et de tout mélanger. Le Président invite tout de même Madame Muhiganyana à continuer ses déclarations. Elle explique ainsi que, sur la colline de Nyabubare donc, des militaires, des Interahamwe et des gendarmes sont venus pour mener une attaque. Un des réfugiés dit : « Biguma vient, c’est fini, les gens vont mourir ». Le témoin parvient à fuir avec sa sœur. Elles sont cependant arrêtées dans leur course et emmenées dans « une maison qu’on avait partiellement détruite où des gens agonisaient ». Après plusieurs jours de torture, Madame Muhiganyana parvient à s’enfuir de nouveau et décide d’aller « dans les cadavres » pour y passer la nuit. Le lendemain, elle décide de retourner chez elle mais elle ne trouve qu’une maison incendiée et des vaches pillées. Elle découvre aussi le corps de sa mère qui gisait, nue. Puis ceux de sa grande-sœur et de son frère. Après d’autres jours de calvaire et plusieurs attaques, elle sera finalement sauvée par les Inkotanyi. La parole est donnée aux avocats des parties civiles. Maître Gisagara demande tout d’abord au Président de diffuser différentes photos, puis il demande à sa cliente de localiser les lieux pertinents sur la carte. Le Ministère public ne souhaitera pas interroger la rescapée, laissant donc Maître Duque se lever pour la défense. Elle demande à Madame Muhiganyana si elle a pu voir Biguma de ses propres yeux, ce que cette dernière réfutera. Elle dira qu’elle a entendu les Interahamwe dire, à deux reprises : « Voici Biguma ». Son audition se termine.
Enfin, la Cour d’assises commence l’audition des témoins relatifs aux faits survenus sur le site de l’Isar Songa. Le premier d’entre eux est Monsieur Philippe Ndayisaba, rescapé des massacres. Il commencera sa déposition par une déclaration spontanée. Il rappelle tout d’abord qu’en 1993, un recensement est organisé dans sa localité par les conseillers de secteurs et les responsables des comités de cellule afin d’identifier tous les Tutsi. Enfin, le 20 avril 1994, le génocide commence, plus tardivement que dans les autres régions du Rwanda. Dans un premier temps, des réfugiés affluent depuis les préfectures de Gikongoro et Kibuye afin d’essayer de traverser la frontière avec le Burundi. Aussi, à ce moment, tant les Hutu que les Tutsi se rendent à Songa pour fuir les conflits. Un policier communal arrive afin de faire savoir que « les Hutu doivent rentrer et que les personnes visées sont plutôt les Tutsi ». Monsieur Ndayisaba estime le nombre de réfugiés à 10 000. Il ajoute également que « tel que nous voyions les choses, c’était comme s’ils voulaient nous rassembler car quand ils croisaient les autres, ils disaient de rejoindre leurs congénères ». Dès que les Hutu quittent l’Isar, les assauts commencent : « Les attaques comprenaient les gendarmes ainsi que les civils Interahamwe ». Au début, les Tutsi parviennent à se défendre et à repousser les attaquants. Cette résistance durera cinq jours. Le sixième jour, « le 27, est arrivé un “avion” » qui survole les réfugiés. Au même moment, un véhicule de gendarmes arrive sur le site de l’Isar et observe le groupe, sans mener d’attaque. Cela a poussé les Tutsi à « présumer que la paix était revenue ». Il n’en n’est rien car, « le lendemain, le 28, est arrivée une attaque de grande envergure qui comprenait les gendarmes et les civils Interahamwe ». Le témoin situe le début de cette dernière à 16h. Les assaillants avaient installé des armes lourdes sur la colline d’en face. En effet, contrairement aux autres lieux de refuge étudiés dans ce dossier, où les Tutsi s’étaient rendus au sommet des collines, sur le site de l’Isar, ces derniers se sont regroupés dans une vallée « au milieu de quatre collines, Kinazi, Kabona, Buremera et Ruyenzi ». Le « fusil » [désignant ici l’arme lourde mentionnée précédemment], était installé sur la colline de Buremera, en face du groupe de Tutsi. « Ils ont envoyé de gros obus, de très gros obus, ce qui a fait que, partout, il y a eu de la fumée noire. Lorsqu’un obus était lancé, on voyait déchiqueter les corps humains et les vaches qui étaient là ». Constatant leur impuissance totale, les réfugiés décident de fuir. Plusieurs d’entre eux sont tués sur les barrières environnantes, installées stratégiquement afin que personne ne puisse sortir vivant de cette attaque. Certains Interahamwe étaient également positionnés au niveau de la rivière Akanyaru, frontière naturelle avec le Burundi, afin d’empêcher toute fuite. Un groupe, dans lequel se trouve Monsieur Ndayisaba, parvient cependant à se rendre à Muyaga, où une attaque les sépare en deux. Seule une de ces deux parties survivra, l’autre sera exterminée à une barrière. Le témoin poursuit en expliquant qu’ils arrivent au Burundi « vers 3h du matin ». Ils subissent un autre assaut de la part des Interahamwe qui « enfonçaient des morceaux de bois à travers leurs corps et les jetaient ainsi dans la rivière ». Un petit groupe parvient tout de même à traverser l’Akanyaru et à se réfugier au Burundi. Monsieur Ndayisaba explique qu’ils restent quelque temps, « jusqu’au mois de juin », pour finalement décider de retourner au Rwanda afin de retrouver leurs familles. « Nous sommes allés à Songa, ils avaient entassé les cadavres les uns sur les autres, les avaient dépouillés et on ne pouvait pas reconnaître les membres de nos familles. Les parents, les enfants étaient nus et ils les avaient mis dans une fosse. Ils n’avaient enterré personne avec leurs habits ». Le Président prend ensuite la parole. Il commence par diffuser des cartes afin de pouvoir localiser le domicile du témoin et l’Isar Songa. Il demande ensuite à ce dernier des précisions quant aux autorités civiles en poste au moment du génocide. Beaucoup de changements ont eu lieu ce qui rend les explications assez floues. Monsieur Lavergne posera un certain nombre de questions plutôt générales, permettant à la Cour et aux parties de mieux saisir la configuration des lieux et notamment le découpage administratif. Interrogé par la suite sur la présence des gendarmes, Monsieur Ndayisaba confirme effectivement en avoir vu, de ses propres yeux, sur le site de l’Isar, la veille et le jour de la grande attaque : « Ils avaient des fusils pour nous tirer dessus et ils portaient des vêtements kaki avec des bérets rouges. Ils allaient devant et la population derrière eux ». Il affirme également que des réfugiés accueillaient les personnes qui arrivaient à l’Isar : « Des médecins et des personnes qui recensaient les nouveaux arrivants pour éviter que les attaquants rentrent à l’intérieur ». Enfin, le Président pose diverses questions sur la situation de l’intéressé après le génocide. Ce dernier explique qu’il a été nommé responsable de la cellule de Gitovu, et qu’il a donc participé à l’enterrement des corps et à l’édification d’un mémorial à l’Isar Songa. Il déclare également que, sur l’ensemble de la commune de Rusatira, 43 620 corps ont été retrouvés, dont 23 000 à l’Isar, provenant tant du site de l’attaque que des barrières environnantes. La parole est finalement laissée aux conseils des parties civiles. Maître Bernardini fera tout d’abord confirmer à Monsieur Ndayisaba que les personnes qui tenaient les barrières ont incité les gens à se rendre à un même endroit, « pour mieux les massacrer ». Ce dernier déclarera qu’effectivement, « c’était une façon de nous rassembler pour que nous soyons au même endroit ». Maître Philippart s’approchera du micro à son tour et interrogera l’intéressé sur plusieurs points. Ce dernier déclarera notamment qu’un certain Tharcisse Sinzi faisait partie du comité d’accueil qui recensait les nouveaux arrivants [ce dernier sera auditionné par la Cour le jeudi 15 juin]. L’avocate du CPCR poursuit son interrogatoire et le témoin déclare que les gendarmes sont arrivés dans un véhicule « double cabine de couleur blanche ». Le Ministère public prendra la suite. Les avocates générales reviendront notamment sur les déclarations antérieures de Monsieur Philippe Ndayisaba afin de lui permettre de confirmer ses propos. Il dira notamment qu’aucune compagnie de gendarmerie n’étant présente à Rusatira, les gendarmes ayant compétence pour le site de l’Isar Songa étant ceux de la « sous-préfécture de Nyanza-Nyabisindu ». Après quelques questions supplémentaires, et sans questions de la défense, l’audition de Monsieur Ndayisaba se termine.
C’est enfin le colonel Christophe Conselin qui est invité à s’approcher de la barre. Officier à l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de masse, il a participé aux remises en situation sur site ayant eu lieu en 2017 et 2019. Le Président propose donc que les photographies prises lors de ces reconstitutions soient diffusées et que le colonel puisse apporter ses explications. En réalité, les images étant annotées, Monsieur Lavergne lira ces notes et le témoin ne fera que les confirmer. Les parties seront invitées à poser leurs questions au fur et à mesure. Le Ministère public lui demandera notamment si les témoins sont effectivement sélectionnés par le juge d’instruction sans que les autorités rwandaises n’aient d’avis à donner sur ce point. Monsieur Conselin confirmera qu’effectivement, la procédure appliquée est une procédure française, le magistrat compétent pour l’organisation de ces remises en situation sur site est donc uniquement le juge d’instruction français. Un certain nombre de photographies seront projetées, permettant aux jurés de visualiser véritablement les lieux évoqués depuis maintenant presque six semaines. L’audience est finalement suspendue.
Par Emma Ruquet
Commission juridique d’Ibuka France