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Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Les magistrats chargés de juger Félicien Kabuga ont tranché. Accusé de génocide, d’entente en vue de commettre le génocide et de crimes contre l’humanité pour extermination, l’ancien homme d’affaires rwandais a été considéré mardi 6 juin « inapte » à subir son procès. Il est poursuivi depuis septembre 2022 devant le Mécanisme de l’ONU chargé des derniers dossiers du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour son implication présumée dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.
Agé d’au moins 87 ans – sa date de naissance reste inconnue –, l’ancien homme d’affaires, qui souffre de démence d’origine cardiovasculaire, ne sera pas pour autant libéré. Même s’il « a très peu de chance de retrouver sa forme physique » ont estimé les magistrats, Félicien Kabuga fera l’objet d’une procédure spéciale inédite, « qui ressemble le plus possible à un procès », sans en être un puisque les trois magistrats ne pourront pas prononcer de verdict de culpabilité.
Dans le cadre de cette « procédure de constatation », le procureur devra continuer de présenter et faire enregistrer ses preuves afin de démontrer l’intention génocidaire de Félicien Kabuga lors des événements de 1994, son intention de détruire la population tutsi. L’ancien homme d’affaires va rester sous surveillance médicale, comme il l’est depuis son arrivée à La Haye en octobre 2020. Il pourra, s’il le souhaite, assister aux futures audiences par visioconférence depuis sa cellule ou en personne. Ses avocats ont la possibilité de faire appel.
Il a fallu trois mois, depuis la suspension de l’audition des témoins du procureur en février – seuls vingt-quatre sont venus déposer à La Haye –, pour que les juges prennent leur décision. Ils ont finalement suivi l’avis des experts. Lors d’audiences organisées en mars, à La Haye, les deux psychiatres et le neurologue qui ont examiné Félicien Kabuga avaient posé un diagnostic unanime de démence d’origine vasculaire.
Arrêté en mai 2020 en banlieue parisienne
Mais le précédent Pinochet a marqué les esprits. Libéré après une incroyable saga diplomatico-judiciaire de dix-huit mois, l’ancien président du Chili Augusto Pinochet, qui prétendait être inapte, avait quitté son fauteuil roulant en touchant le tarmac de l’aéroport de Santiago. Au cours des audiences sur la santé de M. Kabuga, les avocats ont demandé aux experts s’il était possible de simuler une démence.
Après tout, l’ancien homme d’affaires accusé d’avoir, en 1994, collecté des fonds pour fournir des armes aux milices interahamwe qui exterminaient les Tutsi sur les collines rwandaises, a fui la justice pendant vingt-deux ans. Il avait finalement été arrêté en mai 2020 à Asnières-sur-Seine, en banlieue parisienne, où il vivait avec l’un de ses fils depuis plusieurs années. C’est notamment son dossier médical, sous un faux nom, dans un hôpital de la région qui permettra aux enquêteurs de remonter sa piste.
Dès son arrestation, ses avocats avaient évoqué la santé du vieillard. Alors qu’il aurait dû être jugé à Arusha, en Tanzanie, dans les locaux flambant neufs de l’ancien TPIR, les juges avaient estimé qu’un voyage aurait été trop risqué et qu’il serait mieux soigné à La Haye.
Conscient du caractère exceptionnel de leur décision, les magistrats expliquent qu’en mettant en place une procédure spéciale, ils espèrent contribuer « au maintien de la paix au Rwanda ». Ils affirment encore que clore le procès aujourd’hui « serait inapproprié en raison de l’importance de lutter contre les crimes contre l’humanité et les accusations de génocide portées pour les victimes et les survivants de ces crimes ».
Félicien Kabuga devrait être le dernier responsable du génocide de 1994 à être jugé devant la justice internationale. C’est donc aussi une question « existentielle », estime plusieurs juristes. Après lui, les juges devront raccrocher leur robe et refermer les portes de ce tribunal. Car l’un des derniers fugitifs, l’ex-policier Fulgence Kayishema, arrêté fin mai en Afrique du Sud à la demande du TPIR, devrait être extradé au Rwanda et y être jugé. Le TPIR s’était dessaisi de l’affaire il y a dix ans.