Je suis la cadette d’une famille Tutsi de huit personnes originaire du Masisi, dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo (RDC), où nous sommes établis depuis plus de cinq générations. Nous vivions, à l’instar de nombreuses familles, confortablement de la terre et du bétail. Mes ancêtres ont toujours vécu en harmonie avec les communautés locales, et la question de notre identité ethnique ne m’avait jamais traversé l’esprit.
Tout a basculé dans mon enfance, la première fois que j’ai été confrontée à la haine et la persécution. Depuis, victime de l’histoire et de la géopolitique, je suis devenue apatride, rejetée par le pays qui m’a vu naître.
La route de l’exil
Ma vie a été bouleversée à l’âge de 8 ans.
En 1994, à la suite du Génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda, qui fit plus d’un million de victimes, leurs bourreaux en fuite se sont dirigés vers la RD Congo, emmenant avec eux d’innombrables civils qui leur faisaient office de bouclier humain. Ces extrémistes endoctrinés à la haine ethnique prenaient pour cible des Congolais innocents sur leur passage, quelle que soit leur ethnie. En 1996, des hommes armés issus de groupes hétéroclites, composés d’ex-génocidaires Hutu venus du Rwanda, de criminels et des forces de l’ordre, ont assassiné le fils de notre voisin, alors qu’il gardait les vaches de son père.
Le bétail fut découpé à coups de machettes, les pattes amputées, les gorges tranchées, et vidées de leur sang. Leur message était clair : il ne s’agissait pas de voler ou de se nourrir, mais de nous prévenir du sort qui nous était réservé.
Face à ces menaces de plus en plus violentes, mon père n’eut d’autre choix que d’embarquer ma famille sur la route de l’exil vers le Rwanda. Ce choix cruel de nous déraciner à tout ce que nous avions toujours connu nous a sauvé la vie.
Mon vécu n’est pas unique. Une grande partie des 80.000 Congolais réfugiés au Rwanda ont connu le même destin. Unis par les circonstances, nous sommes des milliers à avoir traversé la frontière pour survivre.
La vie dans les camps de réfugiés
J’ai grandi dans le camp de réfugiés de Byumba, au nord du Rwanda, à moins de 200 kilomètres de ma terre natale. Les conditions y étaient rudes, mais nous y étions en sécurité, et nous avions de quoi manger. Durant mon adolescence, nous avons été transférés à l’Est, dans le camp de Mahama, trois fois plus grand que celui de Byumba. Nous y étions brassés avec d’autres réfugiés originaires du Burundi et d’ailleurs, et ma vie se résumait à un enchaînement de petits jobs pour nourrir les miens. Il m’arrive souvent de me demander à quoi mon quotidien pourrait ressembler si j’étais restée sur mes collines natales du Masisi.
Je n’ai pu être scolarisée que jusqu’au lycée. Même si les réfugiés avaient la possibilité de poursuivre des études supérieures, le manque de moyens et l’état de santé fragile de mes parents vieillissants m’en ont empêchée.
J’ai toujours souhaité soigner les gens, en faire mon métier, et être ainsi utile à ma communauté. J’ai vu de mes propres yeux tant d’amis, de voisins, mourir de maladies curables comme le choléra. Mais pour moi, petite réfugiée qui n’avait rien à son nom, ce rêve ne restera malheureusement que cela : un rêve.
L’espoir d’un retour
Aujourd’hui, je suis mère de cinq enfants. Je me suis battue pour que mes enfants aillent à l’école. Mon aîné est à l’université, tandis que ma cadette, scolarisée dans une école privée, est parfaite trilingue français, anglais et kinyarwanda.
En tant que mère, je ne souhaite pas que mes enfants vivent ce que j’ai traversé. Je souhaite qu’ils grandissent loin de l’horreur de la guerre et de la haine auxquelles j’ai dû faire face. Leur identité, leur naissance ne sont ni un péché ni une fatalité. Je veux qu’ils grandissent dans un pays stable, dans lequel ils sont acceptés comme ils sont, sans être la cible de persécutions, et sans être pris comme boucs émissaires de tous les maux de leur pays.
Depuis mon exil, la persécution des Tutsis congolais n’a jamais cessé ; bien au contraire, elle s’est intensifiée. Les membres de ma famille qui vivent encore au Masisi sont actuellement victimes des pires exactions. La famille de mon oncle a ainsi récemment été prise pour cible par les miliciens, qui sont rentrés chez eux et ont violé mes cousines, pas encore pubères, avant de mettre le feu à leur maison.
Un Génocide est aujourd’hui en cours à l’est du Congo. Et si je raconte aujourd’hui mon récit, c’est dans l’espoir que notre vécu soit connu et que nos cris soient enfin entendus.
La recherche d’une solution politique est la seule voie possible pour sortir de la crise. Le Gouvernement congolais doit arrêter de nous considérer comme des sous-citoyens ou encore des « des agents rwandais ». Je suis aussi Congolaise que les voisins parmi lesquels j’ai grandi.
Rentrer reste pour moi qu’un rêve inaccessible. Mais peut-être que ce rêve deviendra réalité pour mes enfants ? Je garde encore espoir.