Fiche du document numéro 32470

Num
32470
Date
Mercredi 29 avril 1998
Amj
Taille
31697
Titre
« Au Rwanda, nous avons agi par ignorance »
Sous titre
Un ancien fonctionnaire a livré un témoignage à charge contre la France.
Nom cité
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Mot-clé
MIP
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
A écouter témoigner hier Michel Cuingnet, qui dirigea la mission de
coopération française au Rwanda, de 1987 jusqu'au génocide de 1994, on
mesure mieux ce qui sépare le fonctionnaire de l'homme
d'Etat. Auditionnés par la mission d'information sur le Rwanda le 21
avril, Edouard Balladur, Alain Juppé, François Léotard et Michel
Roussin laissent échapper qu'ils ne savaient pas tout. Ils disent qu'ils
reviendront témoigner quand ils auront eu accès à certains documents
officiels. Michel Cuingnet, le premier fonctionnaire a être entendu
publiquement par la mission, connaît, lui, sa boutique. En sept ans de
poste, il a vu le Rwanda changer. Il a vu le régime d'Habyarimana
utiliser tous les moyens pour « convertir une hostilité latente en
actes d'agression permanente contre les Tutsis
 ». Il a vu le Rwanda
évoluer du statut de bon élève du FMI à un pays où la moitié de la
population vit en dessous du seuil de pauvreté. En 1993, dit-il, à la
veille des accords de paix d'Arusha, « 70% des dépenses ordinaires de
l'Etat sont consacrées à l'armée
 ». Les effectifs, estimés à 5 000 en
1989, passent à 45 000 hommes, « et à ceux-là s'ajoutent 10 000
miliciens
 ». Le FMI et la Banque mondiale décident alors de suspendre
une partie de leurs aides. La France reste, avec la Belgique, le
premier bailleur de fonds bilatéral au Rwanda. De ce fait, conclut
Cuingnet, ils « pourvoyaient au gonflement des dépenses militaires ».

Lui, le fonctionnaire, envoie des notes à Paris, et semble-t-il, pas
seulement sur l'économie du pays. Aussi tombe-t-il de haut quand il
découvre en 1993, à l'occasion des visites du ministre de la
Coopération Marcel Debarge et du sénateur Guy Penne, représentant des
Français à l'étranger, que ni l'un ni l'autre ne savent que les cartes
d'identité rwandaises portent les mentions ethniques de Hutu, Tutsi ou
Twa. « Ils l'on appris chez moi », se désole Cuingnet. Mercredi dernier,
Jean-Christophe Mitterrand, qui a dirigé la cellulle Afrique de
l'Elysée, a fait vaguement mention d'un projet de livrer au Rwanda de
nouvelles cartes d'identité. Le projet n'a jamais abouti. Un peu plus
tôt dans la journée, le manque de cohérence de la politique française
au Rwanda a été noté par le père belge Guy Theunis, auditionné juste
avant Cuingnet. L'ambassadeur de France à Kigali (1989-93) Georges
Martres, entendu par la mission la semaine dernière à huis-clos, lui
aurait dit: « je ne comprends pas, je reçois des ordres de l'Elysée et
de Matignon, parfois contradictoires, et je ne sais pas lesquels je
dois suivre.
 »

Cette histoire de cartes d'identité qui, à Paris, apparaît comme un
détail, ne l'est pas pour le chef de mission qui a vu des Tutsis se
faire tuer devant lui après un contrôle d'identité. L'histoire
illustre en tout cas le manque de clairvoyance et la négligence des
responsables de la politique africaine français. Et ça, le
fonctionnaire qu'est Cuingnet, ne l'a, quatre ans après, toujours pas
digéré. Alors, désormais à la retraite et délivré de l'obligation de
réserve, il dit aux députés le fond de sa pensée: « Au Rwanda, nous
avons agi par ignorance et suffisance, nous savions que Habyarimana
était un dictateur faible et criminel et nous avons confié aux
militaires un rôle qui n'aurait dû appartenir qu'aux politiques et aux
parlementaires.
 » Car durant ces huit mois cruciaux qui séparent les
Accords d'Arusha d'août 1993, qui prévoyaient le retrait des troupes
étrangères, et le génocide d'avril 1994, deux compagnies françaises
sont toujours là, en attendant que les Casques bleus de la Minuar
arrivent. Pendant cette période, estime Cuingnet, il aurait fallu « une
aide considérable
 » de toute la communauté internationale pour aider
les déplacés, démobiliser « ces hordes fanatisées par la Radio des
Mille collines
 ». Au lieu de cela, les bailleurs de fonds laissent
pourrir la situation et les militaires français « contrôlent les routes
et, je suis désolé, s'emporte le fonctionnaire, ont un rôle d'armée
d'occupation
 ». Si Habyarimana n'avait pas été tué, conclut Cuingnet,
« il y aurait quand même eu de gigantesques massacres, car tout était
prêt pour que le pouvoir reste à l'Akazu
(les proches et la famille
d'Habyarimana, ndlr) dont on (la France, ndlr) a évacué les
responsables par le premier avion
 ».

Le colonel Alphonse Nteziryayo, recherché par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda, a été arrêté au Burkina Faso. L'ancien
chef de la police militaire rwandaise qui fut aussi préfet de Butare
est inculpé de génocide.

Rectificatif (publié le 30/04/98) : Michel Cuingnet, auditionné mardi par la mission d'information sur le Rwanda, a dirigé la mission de coopération français de 1992 à 1994, et non à partir de 1987, comme nous l'avons écrit dans notre édition de mercredi 29 avril.

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