Sous titre
Les équipes d'Action internationale contre la faim (AICF), présentes au Rwanda depuis mai 1993, évacuées sur Bujumbura au Burundi en raison des massacres, effectuent régulièrement des missions vers le sud du Rwanda. Au cours de la dernière mission, deux volontaires de l'organisation humanitaire ont été témoins d'un véritable massacre à la frontière. L'un d'eux, Jean-Fabrice Pietri, administrateur de la mission AICF au Rwanda témoigne.
Citation
Vingt mille... Trente mille... Cent mille morts ? Soixante mille... Quatre cent mille... Trois millions de déplacés ? Personne aujourd'hui n'est en mesure de chiffrer l'ampleur du massacre qui, depuis trois semaines, ensanglante le Rwanda. Ce que l'on sait, c'est que ce pays se transforme peu à peu en charnier.
Pourtant, si le Rwanda a connu durant quelques jours les horreurs de l'actualité, l'indifférence semble grande depuis que tous les Occidentaux l'ont évacué. Si les "casques bleus" plient bagages à leur tour, il ne restera bientôt plus un seul témoin gênant (mais déjà si peu gênant) et l'horreur sera devenue sans limites.
Tutsis, Hutus, qui massacre qui ? Hier c'étaient les Hutus, aujourd'hui ce sont les Tutsis qui sont systématiquement éliminés ; demain peut-être à nouveau les Hutus. Bien sûr, ce n'est pas simple, il n'y a ni les bons d'un côté ni les méchants de l'autre. Alors comment éveiller la conscience humanitaire de l'opinion publique ?
C'est vrai aussi qu'à l'échelle de l'Histoire, une macabre comptabilité du sang versé renverrait sans doute les deux ethnies dos à dos. Mais en quoi cela justifie-t-il l'apathie de la communauté internationale devant ce que certains appelleraient de la "purification ethnique". Ceux qui sont massacrés aujourd'hui ne sont pas les massacreurs d'hier. Le mot massacre est écrit dans les journaux, prononcé sur les ondes, mais savoir n'est pas voir : le mot reste abstrait et la chose lointaine.
Ici, au Rwanda, la barbarie semble être devenue la seule valeur dominante. La chasse au Tutsi s'organise dans les campagnes. Après les tueries de Kigali, une gigantesque chasse à l'homme s'organise à l'échelle du pays. Les Tutsis survivants cherchent à fuir au sud du Rwanda par tous les moyens ; leur seule et unique chance de salut reste de traverser la frontière du Burundi. Cette limite franchie, ils peuvent espérer se retrouver sous la protection de l'armée burundaise, à dominante tutsie. Les Hutus le savent et les y attendent.
Tout ce qui peut tuer est employé, de la planche taillée en pointe à la grenade, en passant par la machette, la massue, l'arc et les flèches, la sagaie... Tout est bon pour les meutes hutues qui traquent les Tutsis. Terrorisés, affamés, désemparés, on voit des Tutsis courir désespérément vers la ligne de frontière. Très peu passeront, un sur dix, un sur vingt ?
De tous les côtés ils sont coursés, rattrapés, battus. S'ils ont la force de se relever, malgré leurs blessures et leur extrême faiblesse dues aux jours passés à errer de colline en colline, ils essaient encore de courir, à gauche, à droite, en sang, hurlant les bras levés.
Les Hutus sont autour, il n'y a pas d'issue pour les Tutsis, les Hutus frappent tant qu'ils peuvent, le tout dans une atmosphère d'hystérie collective. La haine et la violence ont ici aboli toute trace d'humanité. Devant les hommes à terre sans défense, gémissant dans leur sang, il n'y a pas chez les massacreurs une ombre de pitié. Tout sentiment de raison s'efface derrière la rage. Au Rwanda, la notion de limite a disparu. La présence d'un Européen assistant aux scènes de massacre ne produit guère d'effet, au mieux on attendra son départ pour achever les victimes. Les militaires rwandais devant ce regard étranger tentent mollement, très mollement, de s'interposer. Ils regroupent quelques Tutsis accroupis et tremblants. Que le regard importun se détourne, et c'est l'armée elle-même qui finira le carnage. Les organisations humanitaires ne sont plus respectées, la plupart ont dû quitter le pays.
"Imaginez les pires horreurs..."
Les quelques hôpitaux qui continuent à fonctionner ne voient arriver qu'un nombre infime de blessés : tous les autres sont achevés avant d'avoir pu atteindre ce qui n'est même plus un sanctuaire. Les blessés sont achevés dans l'enceinte même des hôpitaux, on ne prend même pas la peine de sortir les blessés des ambulances pour leur tirer une balle de "kalach". Quelqu'un disait : "Imaginez les pires horreurs... elles ont été faites au Rwanda."
Des enfants jetés du haut d'un pont, femmes et enfants brûlés dans une mosquée devant les yeux des maris, avant qu'ils soient massacrés à leur tour. On tue les Tutsis, hommes, femmes, enfants, on brûle leur maison. Faut-il attendre de pouvoir parler de génocide avant que ne s'émeuve l'opinion internationale ? Peut-être considère-t-on les massacres ethniques comme faisant partie de l'ordre des choses au Rwanda. Peut-être juge-t-on que l'on ne peut rien faire face à des haines séculaires alimentées de génération en génération. Pourquoi les ethnies d'Afrique centrale mériteraient-elles moins d'attention que celles d'Europe centrale ? Le poids des larmes et le choc de l'horreur n'auraient-ils pas la même valeur marchande d'un continent à l'autre ?