Un procès hors normes s’ouvre, mercredi 10 mai, devant la Cour d’assises de Paris. Philippe Hategekimana, naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier, est accusé d’avoir
« participé à une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivies de leur disparition, de tortures et d’actes inhumains » à Butare, dans le sud du Rwanda, entre avril et juillet 1994, selon l’accusation.
L’ancien adjudant-chef à la gendarmerie de Nyanza, âgé aujourd’hui de 66 ans, est poursuivi pour
« génocide, crimes contre l’humanité et participation à une entente » en vue de la préparation de ces crimes. Son procès, au cours duquel une centaine de témoins seront cités à la barre, dont une partie venue spécialement du Rwanda, doit s’achever le 28 juin. C’est le quatrième en France en lien avec le « crime des crimes » commis au Rwanda au printemps 1994.
D’après l’ordonnance de mise en accusation, un document de 170 pages que
Le Monde a pu consulter, Philippe Hategekimana est accusé d’avoir joué
« un rôle important dans la perpétration du génocide des Tutsi ». Les faits étant imprescriptibles, l’accusé encourt une peine de prison à perpétuité. Selon les plaignants, Philippe Hategekimana aurait usé
« des pouvoirs et de la force militaire qui lui étaient conférés par son grade afin de commettre et participer en tant qu’auteur au génocide », qui a fait près d’un million de morts. Il aurait
« activement participé à l’organisation des exterminations à Nyanza et dans les villages alentour » avec d’autres dirigeants locaux et les gendarmes de sa brigade.
« Filtrer » la population
La Cour devra notamment déterminer son éventuelle responsabilité dans les meurtres de plusieurs Tutsi placés sous ses ordres ainsi que du bourgmestre Narcisse Nyagasaza, qui s’était opposé à la mise en œuvre des massacres dans sa commune. Elle devra également faire la lumière sur les morts de « Maman Augustine », une religieuse, de l’abbé Mathieu et de trois cents Tutsi réfugiés sur la colline de Nyamugari.
Philippe Hategekimana est également mis en cause dans l’érection de barrières dans la commune de Nyanza. Ces barrages, constitués de pierres et de branchages, étaient organisés par des militaires et des miliciens Interahamwe pour « filtrer » la population : des centaines de Tutsi y ont perdu la vie.
« Nous attendons de ce procès que la vérité sorte enfin et que l’accusé réponde de ses actes, espère Alain Gauthier, président du Collectif pour les parties civiles pour le Rwanda (CPCR), une association faisant partie de la quarantaine de parties civiles.
Les charges qui pèsent contre lui sont très lourdes. »
L’ancien gendarme affirme qu’il a quitté Nyanza
« pendant la deuxième quinzaine du mois d’avril 1994 » et qu’il n’aurait donc pas assisté aux massacres commis dans sa zone d’affectation. Il assure avoir été muté à Kigali où il aurait notamment été chargé de la sécurité d’un colonel. Il est ensuite parti au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo, RDC) en juillet 1994 et est resté dans le camp de réfugiés de Kashusha jusqu’en novembre 1996 où
« il a alors fui les massacres commis par le Front patriotique rwandais [FPR, un mouvement politico-militaire composé de Tutsi réfugiés en Ouganda et dirigé par Paul Kagame, qui a pris le pouvoir en juillet 1994]
à l’intérieur même du camp », assure Emmanuel Altit, son avocat. Philippe Hategekimana serait parvenu à s’échapper jusqu’au Congo-Brazzaville, où il aurait alors séjourné dans un couvent de religieuses. Sa fuite l’a ensuite mené en Centrafrique et au Cameroun, mais cette partie de son parcours reste opaque.
Celui que tout le monde surnomme « Biguma » depuis son enfance, surnom qui désigne un instituteur sévère qui
« ne faisait pas passer », a souvent brouillé les pistes. Avec de faux documents émis au nom de Philippe Hakizimana, il est arrivé en France en février 1999 prétendant, auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), avoir été professeur de sport au Rwanda. Il a été naturalisé par décret en avril 2005 sous l’identité de Philippe Manier.
« Les investigations permettaient de mettre en évidence que le discours de la famille Hategekimana était préparé afin d’obtenir le statut de réfugié de manière frauduleuse sous une fausse identité et en occultant totalement sa qualité de gendarme », souligne l’acte d’accusation.
« Mettez-vous à ma place, a rétorqué l’accusé au juge d’instruction.
Quand vous demandez l’asile, vous n’allez pas vous exposer à tout et à n’importe quoi. Il faut chercher l’asile à tout prix… Si j’avais dit que j’étais gendarme ou militaire, je ne l’aurais jamais eu. »
« Sortir de la vision simpliste »
La famille s’est installée en Bretagne où Philippe Hategekimana a travaillé comme agent de sécurité incendie et agent d’accueil à l’université de Rennes II jusqu’en 2017. Il fut ensuite licencié en raison de ses retards. Suite à la plainte déposée deux ans plus tôt par le CPCR auprès des juges d’instruction du Pôle crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris, il aurait organisé sa fuite vers le Cameroun, où réside sa fille.
Grâce à l’invitation d’une association à but humanitaire, il a obtenu son visa camerounais et a pu partir fin 2017. Les écoutes téléphoniques de son épouse ont permis aux enquêteurs de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) d’apprendre que celle-ci allait le rejoindre. Philippe Hategekimana a été arrêté à l’aéroport de Yaoundé le 30 mars 2018 alors qu’il attendait son épouse. Extradé vers la France un an plus tard, il est depuis incarcéré à la prison de Nanterre.
« La question de sa fuite ne sera pas soumise aux juges, déclare Emmanuel Altit.
Philippe Hategekimana assure être innocent et nous allons le démontrer. Il pense que le processus judiciaire va permettre de faire émerger la vérité, à savoir sortir de la vision simpliste qui prédomine aujourd’hui… Ce n’est pas parce que vous multipliez les accusations que chacune d’entre elles est solide. »