«
Alors que nous luttons ensemble pour la paix, la prospérité et la démocratie, je tiens à reconnaître que les racines de notre association contemporaine plonge dans la période la plus douloureuse de notre histoire. Je ne peux pas décrire la profondeur de ma douleur personnelle, face à la souffrance de tant de personnes alors que je continue à approfondir notre compréhension de l’impact durable de l’esclavage. Si nous voulons bâtir un avenir commun qui soit bénéfique pour tous nos citoyens sans exclusion aucune, nous devons reconnaître les crimes du passé. Il est venu le temps d’ouvrir cette conversation. »
Ce sont des propos historiques. Ils ont été prononcés par le roi Charles III au dernier sommet du Commonwealth, qui s’est tenu à Kigali en juin dernier. Charles était alors encore Prince de Galles, et remplaçait sa mère de 96 ans, malade, qui allait rendre son dernier souffle trois mois plus tard. Il a profité de la tribune pour dénoncer les souffrances causées par la colonisation notamment en Afrique. C’est la première fois qu’un membre de la maison Windsor sortait de sa neutralité par rapport à l’Histoire ou la politique.
Ces propos étaient aussi prémonitoires car ils répondaient par anticipation aux critiques acerbes et véhémentes qui ont accompagné le concert d’hommages et de louanges qu’avait suscité la disparition de la reine. Les critiques venaient d’ex-colonies britanniques, en particulier de celles d’Afrique où les populations n’ont pas oublié les spoliations, les répressions qui avaient marqué l’histoire de l’empire colonial britannique. Pour les populations africaines, la reine, de par la longévité de son règne, en était à la fois le symbole et l’héritière, d’autant qu’elle n’avait jamais présenté d’excuses pour les atrocités et les humiliations commises par les impérialistes britanniques dans leurs pays.
Changement de paradigme
En reconnaissant que le temps de cette conversation était venu, l’héritier au trône montrait qu’il comprenait ces critiques, sans toutefois s’excuser, craignant sans doute d’ouvrir la boîte de Pandore des réparations financières. Devenu roi, Charles III est allé plus loin dans sa démarche en appelant les chercheurs et les universitaires à enquêter sur l’implication de la famille royale britannique dans la longue histoire de l’esclavage. A la suite de la publication par le quotidien
The Guardian d’un document illustrant la transaction financière entre un vendeur d’esclaves et le roi Guillaume III au XVII
e siècle, il a même proposé de mettre les archives royales à la disposition des chercheurs.
La décision de Charles III d’ouvrir les archives royales aux journalistes et chercheurs constitue une révolution quasi-copernicienne dans les pratiques de communication de la monarchie britannique. La monarchie sous Elizabeth II ne se serait jamais aventurée sur le terrain de l’héritage du colonialisme, alors qu’en évoquant les méfaits du colonialisme et de l’esclavage, Charles s’est tout simplement mis au diapason de son époque, comme le soutient Oba Nsugbe du Africa Center, centre culturel géré par la diaspora africaine de Londres.
«
Beaucoup d’Africains vivent encore douloureusement le lourd héritage de leur passé colonial, rappelle Nsugbe. Ils sont de plus en plus nombreux à exprimer cette souffrance refoulée, avec de plus en plus de véhémence. Nous voyons en même temps la monarchie britannique faire preuve d’une empathie grandissante par rapport à ces revendications, sans doute encouragé en cela par le roi en personne. Charles III est un homme réaliste. Il sait que les souffrances des anciens dominés sont réelles et qu’elles ne vont pas s’effacer du jour au lendemain. Il a compris que dans ce contexte, écouter, dialoguer, rassurer constituent les meilleurs moyens d’aller de l’avant. »
Selon les observateurs, ce n’est pas la première fois que Charles sort des clous institutionnels. Beaucoup se souviennent comment lors d’une visite au Ghana en 2018, il avait choqué l’establishment monarchique en qualifiant d’atroce et de honteux les maux de la traite transatlantique des esclaves dans laquelle la Grande Bretagne était un acteur majeur. Il avait aussi, dans les années 1980-90 pris position dans le scandale concernant le sort des immigrés caribéens de la « génération Windrush » venue aider à la reconstruction du Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale, avant d’être privés de droits et renvoyés faute de documents d’identité.
Plus récemment, il s’est dit «
consterné » par la décision du gouvernement britannique de déporter au Rwanda des migrants arrivés illégalement. Cette dernière critique a été certes formulée en privé, mais, comme le déclare Alex Vines, directeur du programme « Afrique », à Chatham House, think-tank londonien, elle a marqué les esprits et peut-être même contribué à retarder, sinon compromis, le déploiement du projet par les gouvernements Tory successifs.
Un roi moderne
Charles III plaide pour la modernisation de l’image de la monarchie britannique en Afrique. Pour Alex Vines, le roi fait partie de ceux qui connaissent le mieux le continent dans les hautes sphères de l’Etat britannique. «
Durant ses longues années en tant que Prince de Galles, en attendant d’accéder au trône, il a sillonné l’Afrique de long en large. Il s’est rendu trois fois au Maroc, quatre fois en Egypte, raconte le politologue. La liste des pays parcourus est longue : elle va de l’Ouganda à la Côte d’Ivoire, en passant par la Zambie, le Botswana, l’Eswatini, le Nigeria, le Ghana, l’Afrique du Sud, la Tanzanie, pour ne citer que ceux-là. Obsédé par le drame du changement climatique, il suit de près sur le continent africain les questions liées à la perte de la biodiversité. »
La première visite en Afrique du futur Charles III date de 1977 quand ce dernier s’est rendu au Kenya pour rencontrer Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance kényane. C’est à cette époque que remonte son intérêt pour les parcs naturels et son souci pour un développement respectueux de la nature. En Afrique, Charles III milite pour la relance du méga-projet de la « grande muraille verte » et pour l’emploi des jeunes par le biais de sa fondation Prince’s Trust qui conduit ses actions caritatives notamment au Ghana, au Rwanda et au Kenya.
Pour les observateurs, la modernisation de la perception de la monarchie en Afrique passe aussi par le biais du Commonwealth, dont Charles est devenu le chef depuis la mort de sa mère, Elizabeth II. L’organisation demeure attractive en Afrique, comme en témoigne la décision du Togo, du Rwanda, du Gabon et du Mozambique, sans lien historique ou colonial avec la Grande-Bretagne, de rejoindre ses rangs. Les pays du Commonwealth sont aussi courtisés par la Grande-Bretagne post-Brexit, soucieuse de conquérir des parts de marché pour compenser ses pertes dans le marché commun européen.
C’est dans ce cadre que Charles III a reçu à Londres, novembre dernier, le président Ramaphosa de l’Afrique du Sud. C’était la première visite d’Etat d’un leader étranger au Royaume-Uni depuis l’arrivée d’un nouveau roi à la tête du pays. Ce n’est peut-être pas un accident qu’un chef d’Etat africain soit mis à l’honneur.
«
Le Palais avais mis les petits plats dans les grands pour cette première, d’autant que Pretoria est un membre important du Commonwealth et le premier partenaire commercial de Londres sur le continent africain », souligne Alex Vines. Et d’ajouter : «
Le gouvernement britannique est vent debout pour renforcer les relations économiques et commerciales du pays avec l’Afrique. A cette fin, le ministre des Affaires étrangères se déplace régulièrement sur le continent, en même temps que les membres de la famille royale sont en train de s’essayer à la diplomatie parallèle. Une visite du Premier ministre est programmée pour la fin de l’année. Londres a par ailleurs annoncé d’ores et déjà qu’elle accueillera en avril 2024 la seconde édition du sommet Royaume-Uni/Afrique consacré aux investissements. »
Selon les spécialistes, le Commonwealth promet d’être le vecteur de la réorientation politique et économique de la diplomatique britannique. Inscrit résolument dans la logique postcoloniale, il a le potentiel d’exorciser le passé en opposant aux méfaits des dominations anciennes la vision d’une société égalitaire et mondialisée, résolument inscrite dans la logique postcoloniale.