Fiche du document numéro 32219

Num
32219
Date
Dimanche 25 octobre 2015
Amj
Taille
117754
Titre
Enquête sur l'arrestation de Guy Theunis : les accusations, la procédure, les hypothèses
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
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Nom cité
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
Enquête sur l'arrestation de Guy Theunis: les accusations, la
procédure, les hypothèses
25 octobre 2005
Guy Theunis, 60 ans, prêtre catholique de nationalité belge, membre de la
Société des missionnaires d'Afrique (Pères Blancs) et ancien journaliste de la
revue Dialogue, résidant au Rwanda de 1970 à 1994, est détenu à la prison
centrale de Kigali depuis deux mois. Son crime ? Avoir incité à la haine ethnique
et nié l'existence du génocide, selon ses accusateurs. Avoir dénoncé les
violations des droits de l'homme commises par le Front patriotique rwandais
(FPR, au pouvoir), selon ses défenseurs. Reporters sans frontières s'est rendue
au Rwanda, du 30 septembre au 7 octobre 2005, afin d'enquêter sur cette
arrestation. Les représentants de l'organisation ont pu rendre visite à Guy
Theunis en prison. Ils ont également rencontré les principaux témoins à charge
présents lors de l'audience du 11 septembre de la gacaca (tribunal traditionnel)
qui a placé le père Theunis dans la catégorie 1 des personnes soupçonnées
d'être impliquées dans le génocide, c'est-à-dire parmi les "incitateurs" et les
"planificateurs". Reporters sans frontières s'est également entretenue avec l'un
des deux avocats du prêtre journaliste ainsi qu'avec des diplomates, des
journalistes de la presse locale et internationale, des membres de la
communauté religieuse et des responsables d'organisations de défense des
droits de l'homme. Une interpellation in extremis
En août 2005, Guy Theunis est à Kinshasa, en République démocratique du
Congo. Il participe en tant qu'intervenant à un séminaire sur la "communication
non-violente". Puis, à la demande de confrères, il se rend à Kalemie (sud-est du
Congo) où il doit animer une session similaire. Mais, suite à plusieurs
catastrophes aériennes qui surviennent pendant l'été dans le pays, plusieurs
avions congolais sont cloués au sol, empêchant Guy Theunis de rejoindre
Kinshasa. Celui-ci décide alors de partir pour Kigali afin de prendre un avion pour
la Belgique.
Il arrive dans la capitale rwandaise le lundi 5 septembre en fin de journée. Après
avoir passé une nuit au Centre d'études des langues africaines (CELA), lieu de
résidence des Pères Blancs à Kigali, il salue quelques amis dans différentes
parties de la ville et visite, en compagnie du père Henri Blanchard (Supérieur des
Pères Blancs au Rwanda), les nouveaux quartiers de Kigali. Vers 16 heures, le
mardi 6 septembre, Antoine Mugesera, ancien collaborateur de la revue
Dialogue, ex-commissaire politique du FPR et actuellement sénateur du parti au
pouvoir, se présente au CELA et demande à parler à Guy Theunis. Pendant
moins d'une demi-heure, Antoine Mugesera explique à Guy Theunis qu'il
souhaite rapatrier au Rwanda Dialogue et l'association éditrice de la revue,
l'ASBL Dialogue (voir encadré). Le père Theunis rappelle à son interlocuteur qu'il
ne travaille plus pour cette publication depuis neuf ans, mais s'engage à
transmettre ce message à ses animateurs à Bruxelles. L'entretien est interrompu

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par le père Blanchard, soucieux de conduire le père Theunis à l'aéroport pour
prendre le vol 0463 de 19h50 de la compagnie SN Brussels. Guy Theunis
procède à l'enregistrement de ses bagages, puis franchit sans encombre le
contrôle de la police de l'air et des frontières avant de gagner la salle
d'embarquement. Vers 19 heures, une hôtesse appelle à haute voix "Monsieur
Guy". Le père Theunis se présente à elle. Celle-ci le prie alors de prendre ses
affaires avec lui et le conduit dans les locaux de la Sûreté de l'aéroport. Un
mandat d'arrêt signé par le parquet de la République et portant la mention
"incitation au génocide" lui est présenté. Le prêtre parvient à prévenir le père
Blanchard par téléphone qu'il est "entre les mains de la sûreté". Vers 23 heures,
il est transféré au poste de police de Remera où il passe la nuit dans des
conditions difficiles, après avoir été malmené par les forces de l'ordre. "Je n'ai
pas dormi cette nuit-là. Les moustiques et l'inquiétude m'ont empêché de fermer
l'¦il" .
Le jeudi 8 septembre, dans l'après-midi, Guy Theunis est informé qu'il va être
conduit au parquet. Au lieu de cela, il est incarcéré à la prison centrale de Kigali
(PCK), sans avoir été entendu par un juge. Les conditions de détention de Guy
Theunis a la PCK, surnommée "la 1930" en raison de la date de construction de
l'établissement pénitentiaire, sont correctes au regard des standards rwandais.
Vêtu de l'uniforme rose des prisonniers, il dispose d'une cellule individuelle et
reçoit la visite quotidienne des Pères Blancs qui lui apportent ses repas. Les
relations avec les autres détenus sont facilités par le fait que Guy Theunis parle
couramment kinyarwanda, la langue nationale. Il passe ses journées à prier, à
lire et à discuter avec d'autres prisonniers. Il écoute la radio, ce qui lui permet de
suivre la mobilisation internationale autour de son cas. "Je me sens un peu
comme dans une paroisse ici. Une paroisse différente, c'est vrai, mais si je suis
ici c'est peut-être aussi parce qu'on m'a confié une nouvelle mission. En tout cas,
les autres prisonniers l'ont pris ainsi, a-t-il expliqué à Reporters sans frontières.
J'écris tous les jours à ma famille et je reçois beaucoup de visites." La gacaca et
les accusations portées contre le prêtre journaliste
Moins de cinq jours après son arrestation, le dimanche 11 septembre, à 10
heures, le juge Raymond Kalisa, président de la gacaca du district de Rugenge
(Kigali) ouvre la séance concernant le père Theunis. Procédure inhabituelle : le
prêtre assiste à la séance entouré de deux gendarmes. Devant un public évalué
à six cents personnes, une dizaine de témoins à charge se succèdent pendant
sept heures environ pour expliquer comment l'ancien animateur de la revue
Dialogue a, selon eux, incité à la haine ethnique et nié le génocide.
Contrairement aux usages, les témoins n'habitaient pas dans le district de
Rugenge au moment des faits et la majorité d'entre eux n'étaient pas présents au
Rwanda en avril 1994. Seul témoin de la défense, dont la déposition ne sera pas
consignée, Alison DesForges, conseillère spéciale auprès de Human Rights
Watch. Avant le début de l'audience, l'un des témoins à charge, JeanDamascène Bizimana, un ancien séminariste chez les Pères Blancs, distribue un
dossier aux neuf juges ainsi qu'à certaines personnalités importantes présentes
sur les lieux. En revanche, Guy Theunis, Alison DesForges et les journalistes
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étrangers présents sur place n'y ont pas accès. Plusieurs témoins prennent la
parole et accusent Guy Theunis d'avoir participé au génocide. Ainsi, l'un d'eux
affirme, par exemple, que le prêtre a été vu, en avril 1994, en compagnie
d'officiers de l'armée rwandaise qui venaient "chercher des gens" à la paroisse
de la Sainte-Famille, à Kigali. Accusation peu fondée, Guy Theunis ayant quitté
le Rwanda avant que de tels enlèvements aient débuté. Un observateur étranger
reconnaît, parmi ces "témoins", un chargé de communication au sein du service
national des gacacas, au ministère de la Justice. Ce dernier ne connaît même
pas l'accusé. Cinq témoins à charge, qui se connaissent et dont certains se sont
rencontrés à plusieurs reprises depuis l'arrestation du prêtre, jouent un rôle
prépondérant.
Antoine Mugesera connaît bien Guy Theunis. Ancien collaborateur de Dialogue,
il a participé aux activités de la revue et de l'association éponyme. Après avoir
quitté le Rwanda en 1990, juste avant le début de la guerre, il rejoint les rangs du
FPR, au sein duquel il exerce les fonctions de commissaire politique chargé de la
planification. Il revient au Rwanda après le génocide. Il est aujourd'hui sénateur
du parti au pouvoir après avoir été président d'Ibuka ("Souviens-toi"),l'association
des rescapés du génocide, très proche des autorités. En 1995, il s'oppose
violemment au père Theunis, qui dirige alors, depuis Bruxelles, la revue Dialogue
. Antoine Mugesera nie être venu à l'audience pour témoigner contre Guy
Theunis. Selon lui, il est intervenu uniquement parce que le prêtre l'a mis en
cause dans son témoignage . Le sénateur reproche à Guy Theunis d'avoir non
seulement publié des extraits de Kangura avant le génocide, mais surtout d'avoir
continué après. "Il a utilisé l'ASBL Dialogue [ndlr : association éditrice de la revue
Dialogue] pour diffuser des idées génocidaires. Guy Theunis résumait les
meilleurs journaux comme les pires. C'est lui qui choisissait. Il se donnait le luxe
de reprendre des idées génocidaires" .
Tom Ndahiro, ancien journaliste du quotidien gouvernemental Imvaho, est
actuellement membre de la Commission nationale des droits de l'homme. Lors
de la gacaca, il appuie son témoignage sur deux ouvrages. Le premier est
l'édition anglaise d'un livre de Gérard Prunier, chercheur au Centre national de la
recherche scientifique (CNRS, Paris), "The Rwanda Crisis: History of a
genocide". Le second, "La nuit rwandaise : l'implication française dans le dernier
génocide du siècle", a été rédigé par Jean-Paul Gouteux, un auteur connu pour
ses prises de position hostiles à la France, à l'armée, à l'Eglise catholique et aux
organisations de défense des droits de l'homme. Selon Tom Ndahiro, ces
documents constituent des preuves de l'implication des représentants de l'Eglise
catholique dans le génocide. Dans le livre de Jean-Paul Gouteux, la revue
Dialogue est accusée de publier des "écrits ethnistes et révisionnistes". Le
commissaire aux droits de l'homme affirme également que Guy Theunis a
envoyé aux responsables des Pères Blancs, à Rome, entre avril et juin 1994,
une quinzaine de fax signés par le Supérieur de l'époque, Jef Vleugels. Selon lui,
dans ces fax, le père Theunis n'alertait pas suffisamment la communauté
internationale sur le génocide. Plus grave, ces documents auraient évoqué le
"travail" et le "nettoyage" des autorités, des termes fréquemment utilisés par la
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Radio-télévision libre des mille collines (RTLM) - connue pour sa propagande
anti-tutsie - pour parler des massacres en cours. A la fin de l'audience, plusieurs
journalistes rwandais et étrangers ont souhaité obtenir une copie de ces fax,
mais Tom Ndahiro, ainsi que les juges, ont refusé de les communiquer ou les
montrer .
Troisième témoin à charge, Jean-Damascène Bizimana. Après des études de
philosophie et un stage de deux ans au Mali, il a poursuivi une formation en
théologie en France. Il a ensuite rompu avec l'Eglise catholique avant de
rejoindre l'association RCN Justice et Démocratie (une organisation de défense
du droit à la justice née en octobre 1994). Il est également professeur de droit
international au Centre d'études et de recherches sur les droits fondamentaux de
l'Université libre de Kigali. Proche de Jean-Paul Gouteux, il est actif dans les
réseaux de dénonciation des responsabilités de l'Eglise catholique et des Pères
Blancs dans le génocide. "Dès 1990, je me suis rendu compte du comportement
raciste anti-tutsi de Guy Theunis. Les Pères Blancs n'ont pas dénoncé les
exactions du régime Habyarimana. Ils disaient que toutes les personnes
emprisonnées à cette époque avaient des liens avec le FPR et justifiaient donc
l'arrestation d'innocents ." Pendant la gacaca, Jean-Damascène Bizimana revient
sur les fax envoyés par les Pères Blancs. "Dans ces fax, Guy Theunis reprenait
le langage de la RTLM, les mêmes concepts, les mêmes expressions. Cela
révèle une solidarité avec les génocidaires. Ce n'est pas innocent. Guy Theunis
est d'une partialité coupable" . Marie-Immaculée Ingabire est vice-présidente du
Haut Conseil de la presse (instance gouvernementale de régulation des médias)
et ancienne responsable d'organisations de défense des droits des femmes. Elle
accuse d'abord le père Theunis d'avoir incité à la haine ethnique dans le cadre
d'une revue de presse, éditée par Dialogue, qui reprenait des extraits d'articles
du journal extrémiste Kangura (voir encadré). Selon elle, le prêtre distribuait des
photocopies de ce document à la population rwandaise. Elle n'indique ni le lieu,
ni la date, ni la fréquence de ces distributions.
Enfin, Christian Scherrer, de nationalité suisse, est professeur à l'Hiroshima
Peace Institute (Japon).
Totalement inconnu de tous les Rwandais interrogés pendant la mission de
Reporters sans frontières et des chercheurs spécialisés dans la région des
Grands lacs, il se presented come un expert de lettuce des traumatisms postgenocide. Son intervention clôt la gacaca. "Tom Ndahiro et d'autres m'ont
apporté la preuve de la culpabilité de Guy Theunis", explique-t-il devant les neuf
juges. Après quelques commentaires généraux sur la responsabilité de l'Eglise
dans le génocide rwandais et une critique acerbe du témoignage d'Alison
DesForges , Christian Scherrer accuse un Père blanc allemand, Johan Pristl,
d'avoir été jusqu'à traduire "Mein Kampf" en kinyarwanda. Cette information
avait, semble-t-il, été publié au préalable dans la revue Golias, à laquelle
collabore Jean-Paul Gouteux. L'accusé répond que ce prêtre ne maîtrise pas
assez bien le kinyarwanda pour traduire un livre entier. L'universitaire suisse
ajoute alors que Guy Theunis l'a sûrement aidé. Les recherches entreprises par
Reporters sans frontières n'ont pas permis d'établir l'existence d'une traduction
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de Mein Kampf en kinyarwanda.
Joint par Reporters sans frontières fin octobre, Christian Scherrer a ajouté que,
selon lui, Guy Theunis est un ami de Ferdinand Nahimana, l'un des fondateurs
de la RTLM condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda à la
prison à vie, et de Hassan Ngeze, fondateur de Kangura et des milices
extrémistes CDR, également condamné à la prison à perpétuité. Le prêtre aurait
également propagé l'idéologie du "Hutu Power" depuis 1989. Les réponses de
Reporters sans frontières à ces accusations
- La présence de Guy Theunis à la Sainte-Famille Les premiers témoignages
d'individus affirmant avoir aperçu le père Theunis près de la paroisse de la
Sainte-Famille au moment du génocide sont très approximatifs et ne comportent
aucun élément concret (lieu, date, noms, etc.). D'ailleurs, aucun des témoins
principaux n'est revenu sur ces propos, qu'il faut considérer, en l'état, comme
fantaisistes. De plus, le nom de Guy Theunis n'a jamais été mentionné lors des
réunions des gacacas pendant la phase initiale de collecte d'informations. Aucun
habitant des quartiers de Kigali dans lesquels le père Theunis a vécu ou célébré
des offices ne l'a accusé d'avoir une quelconque responsabilité dans le
génocide. Le prêtre a quitté le Rwanda le 13 avril 1994, soit six jours après le
début des massacres. - L'incitation à la haine ethnique dans Dialogue
Aucun témoin n'a apporté une preuve établissant que Guy Theunis avait incité à
la haine ethnique dans la revue Dialogue. Le prêtre est connu pour la sévérité de
ses jugements - lesquels ont pu choquer des Rwandais profondément meurtris
par le génocide - mais on ne lui connaît aucun texte, aucune déclaration publique
ou privée de nature à prouver cette accusation. Jean-Damascène Bizimana a
remis à Reporters sans frontières, comme élément à charge, le compte rendu
d'un débat organisé en 1997 - soit trois ans après le génocide - par un journal
belge entre le père Theunis, la journaliste Colette Braeckman et l'universitaire
Filip Reyntjens. Lors de cette rencontre, le Père blanc a affirmé que les Tutsis
avaient tendance à "gâter les choses" et que la "violence [venait] toujours du
même côté", se référant à l'histoire du pays. En aucun cas, ces propos ne
peuvent être considérés comme une négation du génocide ou une incitation à la
"haine ethnique". Par ailleurs, si, comme certains l'affirment, Dialogue répand
des idées génocidaires et ethnistes, comment se fait-il que la revue éditée à
Bruxelles soit en vente libre dans plusieurs librairies de Kigali ?
La publication d'articles de Kangura dans la revue de presse Dialogue En
1991 Dialogue a mis en place, à la demande des ambassades européennes au
Rwanda, une revue de la presse locale éditée en kinyarwanda. Chaque semaine,
cette recension des principaux articles (résumés en une dizaine de lignes
maximum) de tous les journaux rwandais publiés régulièrement était tirée à
environ 200 exemplaires. Elle était ensuite adressée à des diplomates et des
responsables d'organisations non gouvernementales, à l'étranger et au Rwanda.
Sa publication a été interrompue entre avril et octobre 1994. Elle a définitivement
cessé en 1995. Conformément à ce qu'indiquent les accusateurs du père
Theunis, cette revue de la presse a repris des articles de la presse extrémiste, et
notamment de Kangura. L'objectif de cette publication était de porter à la
connaissance d'un public restreint des informations publiées en kinyarwanda.
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Guy Theunis l'a expliqué, en 1995, dans un courrier adressé à Antoine Mugesera
"Nous ne pouvons pas être fidèles à notre mission d'informer en faisant semblant
d'ignorer une publication existante sur le Rwanda. Il est inutile de vous dire que
nous n'épousons absolument pas ses opinions. De plus, comme militants des
droits de l'homme, nous avons milité et militons pour son interdiction ; mais dans
le cadre de la Revue de presse, il ne nous revient pas de les juger." Comme
d'autres organisations de défense des droits de l'homme, Reporters sans
frontières a été abonnée, pendant plusieurs années, à cette revue de presse. En
tant qu'organisation de défense de la liberté de la presse, nous étions vivement
intéressés par ce travail. Si l'organisation a pu dénoncer, dès 1991, la
propagation d'idées racistes dans les médias publics rwandais et, ensuite, dans
des journaux privés, c'est aussi grâce à cette revue de presse.
Loin de contribuer à la promotion d'idées racistes, Dialogue a été au contraire
l'un des premiers organes de presse à dénoncer la haine propagée par certains
médias rwandais. Dans le numéro 147, de juillet-août 1991, la revue écrivait : "Il
faut regretter les articles de tendance nettement raciste ou régionaliste. Souvent
insidieux, ils risquent de rendre l'atmosphère du pays irrespirable. Un exemple
(célèbre) entre tous : les 10 commandements des Bahutu (Kangura n°6,
décembre 1990)". A cet égard, faut-il rappeler que Guy Theunis a été le
correspondant de Reporters sans frontières de 1992 à 1993 ? Dans ce cadre, le
journaliste a régulièrement alerté l'organisation des dérapages des médias
extrémistes rwandais. Son expertise sur la question était d'autant plus fine et
complète que Guy Theunis avait fondé, peu avant, avec André Sibomana,
l'Association des journalistes rwandais. L'un des objectifs de cette structure était
précisément de distinguer l'activité du journalisme du travail de propagande
mené par certains organes de presse. Quoique éphémère, cette association a eu
le temps de faire adopter par ses membres une charte des journalistes conforme
en tous points aux normes internationales d'éthique et de déontologie
professionnelles. - Les fax envoyés après le début du génocide
Reporters sans frontières a pu se procurer une copie de tous les fax envoyés par
Guy Theunis et le père Jef Vleugels pendant le génocide. Au nombre de 23,
rédigés entre le 7 avril et le 24 août 1994 - d'abord au Rwanda, puis en Belgique
- ces documents font principalement état des cas des prêtres tués ou réfugiés,
mais aussi des conditions de vie et des massacres des populations. Ces fax
étaient adressés au siège de la Société des Pères Blancs à Rome, à plusieurs
missions provinciales en Europe, à d'autres congrégations religieuses dans le
monde, ainsi qu'au quotidien français La Croix.
Rien, dans ces fax, ne peut être considéré comme une incitation à la haine
ethnique ou au divisionnisme. Guy Theunis et Jef Vleugels ont tenté, avec les
moyens à leur disposition, de relater les faits portés à leur connaissance. Dès le
7 avril, ils signalaient des "massacres et des pillages" dans certains quartiers de
Kigali. Le lendemain, le père Theunis dénonçait des "actes barbares" dans
l'église Saint Charles Lwanga de Nyamirambo (Kigali) et racontait que des
militaires avaient tué des "blessés tutsis sur leur lit". Le 8 avril, les Pères Blancs
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expliquaient que la RTLM avait commencé ses appels au meurtre et invitait les
habitants à "chercher les Inkotanyi [combattants du FPR majoritairement tutsis]
qui se cachent parmi eux et à signaler leur présence aux soldats". Le 9, un fax
précisait que "dans certains quartiers de Kigali le 'nettoyage' continue". Un peu
plus loin dans le paragraphe, il est écrit que "les gendarmes sont partis, laissant
la population faire 'le travail' ". Les termes "nettoyage" et "travail" sont placés
entre guillemets : il s'agit bien de reprendre la phraséologie du moment pour
souligner l'horreur de la situation, et non pour en faire la propagande. Plus loin,
Guy Theunis explique que les Belges vivant avec des Tutsis n'ont pas été
épargnés. Ce fax décrit largement des tueries et des massacres dont la
responsabilité incombe aux militaires. Comment peut-on alors sérieusement
accuser le Père Theunis de complicité avec les génocidaires ? Il a très
certainement utilisé les termes "nettoyage" et "travail" en référence aux propos
tenus par la RTLM, ce qui explique qu'ils aient été placés entre guillemets. Cela
ne veut pas dire que les Pères Blancs soutenaient ou cautionnaient, de quelque
manière que ce soit, les événements en cours. Bien au contraire, le père Theunis
et ses confrères ont été parmi les premiers à relater avec autant de précisions
les massacres en cours. En outre, il faut rappeler que ces fax, comme la revue
de la presse rwandaise éditée par Dialogue, étaient destinés à un public
restreint. Ils n'étaient pas distribués à la population rwandaise et ne peuvent
donc, en aucun cas, avoir attisé les haines au sein des communautés du pays.
Le 11 avril, dans son dernier fax envoyé depuis le Rwanda, Guy Theunis écrivait
que les massacres continuaient à Kigali et que "beaucoup de personnes, des
Tutsis principalement, ont été tuées". - "Guy Theunis fréquentait les
génocidaires"
A l'appui de cette accusation, un seul document : une photo, prise trois ans avant
le génocide, montrant Guy Theunis en compagnie de Ferdinand Nahimana, à
l'époque directeur de l'Orinfor (Office rwandais d'information), et d'officiers des
Forces armées rwandaises. Ce cliché, publié pour la première fois dans
l'ouvrage Rwanda, les médias du génocide (Editions Karthala, avec Reporters
sans frontières), a été pris le 30 mai 1991 à l'occasion d'une visite de la presse
nationale dans la zone de combats . Celle-ci avait été organisée par l'Orinfor, ce
qui explique la présence de Ferdinand Nahimana. Guy Theunis y assistait en
tant que journaliste, en compagnie de nombreux autres reporters qui ne figurent
pas sur le cliché. Il ne s'agissait pas d'une visite privée ni d'une mission
particulière confiée au prêtre journaliste. Cette image ne prouve aucunement la
sympathie supposée de Guy Theunis avec la RTLM (qui sera créée deux ans
plus tard) ou des officiers de l'armée rwandaise qui se seraient rendu coupables
de tueries en 1994. Pourquoi avoir arrêté Guy Theunis ?
Quatre hypothèses principales ont été avancées quant aux motivations qui ont
conduit à l'arrestation du père Theunis.
Le négociateur occulte des FDLR. Selon cette hypothèse, l'ancien journaliste se
trouvait en République démocratique du Congo pour participer à une médiation
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en faveur des membres des Forces démocratiques de libération du Rwanda
(FDLR, groupe armé composé d'anciens génocidaires, d'ex-militaires de l'armée
rwandaise et de réfugiés hutus). Guy Theunis a formellement démenti auprès de
Reporters sans frontières, et l'organisation n'a recueilli aucun témoignage
corroborant cette hypothèse. La monnaie d'échange. Le père Theunis pourrait
être utilisé comme monnaie d'échange pour mettre la main sur des anciens
génocidaires réfugiés en Belgique ou comme moyen de pression pour faire
cesser le blocage par Bruxelles de la compagnie aérienne rwandaise Silverback
Cargo Freighters qui permet d'acheminer des minerais vers l'Europe. Les
autorités belges ont infirmé ces deux hypothèse auxquelles plus personne ne
semble aujourd'hui prêter sérieusement attention. Le témoignage contre des
militaires du FPR en Espagne. L'affaire du père espagnol Joaquim Vallmajó Sala
est une autre piste. Ce prêtre a été enlevé par des militaires du FPR le 26 avril
1994, à Kageyo (province de Byumba, dans le Nord) et tué par la suite. En
février 2005, une plainte a été déposée par le Forum international pour la vérité
et la justice dans l'Afrique des Grands lacs contre dix hauts responsables du
FPR pour le meurtre de six missionnaires, dont le père Vallmajó, et de trois
membres d'ONG, tous espagnols. Les familles des victimes et plusieurs
organisations de défense des droits de l'homme se sont jointes à cette plainte.
Début avril, l'Audience nationale espagnole (juridiction suprême) s'est déclaré
compétente pour juger cette affaire
Quelques observateurs, dont l'avocat des familles des victimes, Me Jordi PalouLoverdos, estiment que l'arrestation de Guy Theunis pourrait l'empêcher de
témoigner lors du procès qui devrait avoir lieu dans les prochains mois en
Espagne. Il semble pourtant peu probable que l'absence éventuelle de Guy
Theunis lors des audiences à venir soit déterminante pour l'issue de ce procès.
Le prêtre ne figure pas sur la liste des témoins cités à comparaître par la partie
civile et Guy Theunis ne dispose pas d'informations capitales dans cette affaire.
La vendetta des tenants du pouvoir. Reste l'hypothèse la plus crédible : celle
d'une vendetta personnelle et politique menée par une poignée de tenants du
pouvoir qui ont profité du passage de l'ancien journaliste de Dialogue au Rwanda
pour lui faire payer son engagement religieux, ses dénonciations du FPR pour
ses violations des droits de l'homme, ou tout simplement pour régler des
comptes personnels.
Certains reprochent aux Pères Blancs et à l'Eglise catholique une foi aveugle et
un racisme anti-tutsi au Rwanda. A la suite de cette affaire, une vague d'articles
attaquant l'Eglise pour sa responsabilité dans le génocide a été publiée dans la
presse rwandaise. Un texte rédigé, sous couvert d'anonymat, par un haut
responsable du ministère de la Justice, a été adressé, fin septembre, au journal
Umuseso. Celui-ci a décidé de n'en publier qu'une partie sous le titre "Finie
l'influence des Pères Blancs au Rwanda", supprimant les passages les plus
virulents et notamment ceux qui accusaient nommément de "ségrégationnisme"
des Pères Blancs encore présents dans le pays. Jean-Damascène Bizimana, un
ancien séminariste chez les Pères Blancs et l'un des accusateurs de Guy

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Theunis pendant la gacaca du 11 septembre, a déclaré à Reporters sans
frontières qu'il avait porté plainte le 6 septembre, dès qu'il avait appris la
présence de l'ancien journaliste dans le pays. Il a refusé de révéler qui lui avait
communiqué cette information. D'autres, des militants actifs du FPR, n'ont
toujours pas digéré les dénonciations par Guy Theunis des violations des droits
de l'homme commises par l'actuel parti au pouvoir. Le Père Blanc a été l'un des
promoteurs de l'Association rwandaise pour la défense des Droits de la personne
et des Libertés publiques (ADL), une association qui dénonçait avec force les
crimes du pouvoir Habyarimana mais aussi les exactions du FPR, dès 1991.
Trois ans plus tard, en mai 1994, alors que personne n'osait mettre en doute les
actions du FPR, le père Theunis relevait dans un fax adressé à ses supérieurs à
Rome "les violations flagrantes des droits de l'homme" commises par le FPR. Et
le 9 juin, il indiquait que trois évêques et dix prêtres rwandais avaient été tués
par "des soldats du FPR chargés de les garder".
Des motivations personnelles enfin, pour ceux qui connaissent le prêtre depuis
de longues années et voient en lui un obstacle à leurs ambitions. Pour l'équipe
qui tente de reprendre le contrôle éditorial et économique de l'association
Dialogue et de sa revue, l'arrestation de Guy Theunis constitue, sinon une
aubaine, une vengeance et un signe fort de sa détermination adressé aux
animateurs de la revue à Bruxelles. Une procédure judiciaire contestable
La justice est la grande absente de ce procès. Le parquet n'a toujours pas
communiqué les chefs d'inculpation retenus contre Guy Theunis, en complète
violation des règles de procédure fixées par la loi rwandaise. Il n'a pas non plus
respecté le délai de six jours au terme duquel un prévenu doit être déféré au
tribunal. Et aucun juge n'a ordonné le maintien en détention préventive du prêtre.
De plus, l'un de ses avocats, Me Proté Mutembe, a demandé sa mise en liberté
provisoire le 14 septembre. A ce jour, il n'a toujours reçu aucune réponse du
parquet, mais un officier du ministère public lui a fait comprendre officieusement
qu'il fallait attendre l'avis "des autorités". D'une manière générale, la justice n'a
aucune prise dans cette affaire. Hormis la signature du mandat d'arrêt, toutes les
décisions proviennent du pouvoir politique. Il semble, d'ailleurs, que la justice
n'enquêtait pas sur Guy Theunis. Le prêtre s'était déjà rendu au Rwanda, au
printemps 2004, pour participer à des séminaires sur la réconciliation. Il avait
passé plus d'un mois dans le pays, franchissant à plusieurs reprises la frontière
pour participer à des ateliers à l'est de la République démocratique du Congo.
Personne n'avait alors mis en cause la présence du prêtre en territoire rwandais.
Selon Marie-Immaculée Ingabire, du Haut Conseil de la presse, des personnes
non identifiées avaient signalé la présence de Guy Theunis au Rwanda, en 2004.
Des magistrats auraient alors été saisis, mais ils n'auraient pas eu le temps de
se préparer. En revanche, toujours selon Mme Ingabire, cette fois-ci, le nom de
Theunis devait déjà figurer dans les listes de la police de l'air et des frontières.

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Conclusion et recommandations
Le 26 septembre, le ministre belge des Affaires étrangères, Karel De Gucht, a
introduit une demande de dénonciation des faits, c'est-à-dire le transfert du
dossier en Belgique en vertu de la loi sur la compétence universelle. Quelques
jours plus tard, son homologue rwandais, Charles Murigande, a fait savoir qu'il
allait étudier "sérieusement" cette demande car la Belgique a déjà "prouvé qu'elle
ne se rangeait pas du côté des génocidaires". Mais le 10 octobre, Charles
Murigande a expliqué, dans une interview accordée au quotidien belge Le Soir,
que le transfert n'aurait pas lieu tout de suite car il y avait une procédure juridique
à respecter. Il a également ajouté que le Rwanda tenait à ce que "Theunis soit
effectivement jugé en Belgique. S'il devait y avoir un non-lieu, il serait alors le
dernier détenu à être transféré". Le 16 octobre, deux représentants du ministère
belge sont rentrés de Kigali, indiquant que les négociations en vue du transfert
du dossier à Bruxelles avaient été "constructives". L'issue diplomatique est
désormais la plus vraisemblable, même si les autorités rwandaises ne font que
ralentir la procédure.
Guy Theunis est innocent des faits dont on l'accuse. Les "preuves" présentées
contre lui avant, pendant et depuis la tenue de la gacaca n'ont aucun fondement.
Tout laisse penser que l'accusation a été fabriquée à la dernière minute, à l'aide
de documents récupérés sur Internet ou dans les colonnes de la revue Golias.
Une poignée d'individus, poussées par des motivations personnelles ou
politiques, a monté un dossier contre le prêtre dans l'urgence . Pour toutes ces
raisons, Reporters sans frontières demande une nouvelle fois aux autorités
rwandaises de libérer Guy Theunis au plus vite.
Reporters sans frontières encourage les autorités belges et l'Union européenne à
multiplier ses efforts diplomatiques et à tout mettre en oeuvre pour garantir un
retour rapide de Guy Theunis dans son pays.
Jean-François Julliard
Responsable de l'information / News Editor
Reporters sans frontières / Reporters Without Borders
5, rue Geoffroy-Marie
75009 Paris – France
Tel : (33) 1 44 83 84 84
Fax : (33) 1 45 23 11 51
email : julliard@rsf.org
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