Citation
Noir silence
Qui arrêtera la Françafrique ?
Avant-propos
Agressions.
1. Horreurs planifiées au Congo-Brazzaville.
Une victoire gaspillée - Nettoyer les quartiers Sud - Nettoyer le Sud - Sassou II sous de mauvais signes - 1999, année
d’agonie - Une guerre française - En France, le monde du silence - Tous pour Sassou.
2. Sous et dessous du camarade Sassou.
De la révolution à la néocolonie - Funeste DC10 - Une nation pas vraiment souveraine - Gâcheurs de démocratie,
dictateur non repenti - Elf donne la mesure - Coulages - Triangles et parallèles - Bolloré et compagnies.
3. L’assaut de la Guinée-Bissau.
À nous l’Afrique latine ! - Une annexe du Sénégal ? - Tout ruiner pour Niño - Démentis - Baroud d’“honneur” - Paris
n’a pas sauvé la face.
4. Loterie terroriste en Sierra Leone
Stratégie de l’horreur - Taylorisme - Parrain Blaise - L’argent du colonel - Pulsions françafricaines - Chevaliers
blancs ? Pas vraiment...
5. Rechutes dans les Grands Lacs.
Machine infernale, mécaniciens en guerre - Reconstitution de ligue dissoute - Le fan-club du Hutu power - L’Élysée à
la remorque - Stratégies de reconquête - Et le nerf de la guerre ? - Réarmement immoral - Un goût de revanche Desseins - Certitudes et première brèche.
6. Kabila, nous voilà !
Mauvais calculs - L’échec de la guerre-éclair - Chacun suit sa logique - Champagne à Paris - La démocratie n’est pas
au programme - Les amis de Kabila sont nos amis - Inconsciences franco-américaines.
7. Les Comores à l’encan
SCI Comores - L’ombre d’Ollivier - Denard-Abdallah, à armes inégales - Série BD - Sire Taki - Un pouvoir à la
ramasse - À qui profitent les déchirures ? - Mayotte emmaillotée.
Oppressions.
8. Tchad, pétrole et dictature.
L’exécuteur - Déby, le mal choisi - Le mirage de l’or noir - Faux-monnayeurs - Terreur “républicaine” - Le chef peu
présentable d’un pays indispensable - Stratégies.
9. “Démocratie apaisée” de Yaoundé à Lomé
Encore un bail pour Biya - Eyadéma notre amour.
10. Scrutins de pacotille à Libreville et Djibouti.
« Il faut sauver le soldat Bongo » - Djibouti, l’inaboutie.
11. Conakry et Bangui sous influences.
Si la Guinée m’était Conté - Centre à fric.
12. Encombrants amis.
Mauritanie, la loi du clan - Ubu en Guinée équatoriale - Exterminateurs à Khartoum - Algérie, la mafia des généraux.
13. Sénégal et Côte d’Ivoire, modèles en péril.
Oligarchie sénégalaise - Retour en Côte d’Ivoire.
Adaptations.
14. Services incontrôlés.
Redondances - Rivalités - Barbouzes de conserve - Entreprises - Pétro-renseignement - Schémas - La garde des
Présidents - Action - La DRM à l’offensive - Obscure DPSD - La DST se mêle d’Afrique, la police aussi - Tenir les
politiques - Un possible contrôle ?
15. Le cas Barril
Paul et François II - Attirant Rwanda - Le printemps du génocide - Autour d’un avion abattu - Le “suicidé” du 7 avril Munitions.
16. Vrais-faux mercenaires et armées privées.
Denard en précurseur - Célébration - Autorisation - Extrémisation - Jeunes pousses - La pépinière élyséenne Modernes concurrents - Défis.
17. Légions étrangères.
Supplétifs tchadiens - Troupes angolaises - Payeur libyen.
18. Le poids de l’État-major.
Une présence contrainte - Les intérêts de la France - Le piège ethnique - Qui décide ? - Interafrique ? - L’État-major
contre la Cour.
19. Elf sous l’écran Total.
Caisses noires - Sirven ne manque pas d’armes - Étienne Leandri, protéiforme et multicartes - Aimer Elf et Pasqua - Se
payer la classe politique, et tutti quanti - Total n’est pas vierge - Marée noire, chassons le cauchemar.
20. La résistible ascension du tandem Bolloré-Roussin.
La dimension Roussin - Aïm, « comme un pêcheur » - Un trop gros appétit ?
21. Chirac dans les bottes de Foccart.
Un héritier négligent - Les jeunes ne se bousculent pas - Le taureau pris par les cornes... d’abondance ? - Richesses
amies - Les libéraux aussi.
22. La Nation et les initiés.
1
2
Une certaine République - Elf dans le réseau -« L’indivision » à la corse - Heureux Feliciaggi - Fréquentations Policiers spéciaux - Jean-Charles, l’ami de trente ans - Entrée de Services - L’argent n’a pas d’odeur - Fâcheux
souvenirs - Haut de scène - Amitiés - Le casque néocolonial de la GLNF - Les Rosicruciens et leur Temple au soleil.
23. Les réseaux pluriels de la gauche.
Resucées mitterrandiennes - De Chevènement à Rocard - Jospin profil bas.
Résistances.
24. Figures africaines de la résistance.
Z - Pius fait mal au cœur de Biya - Aimé, Djillali et les autres - Yorongar l’inépuisable - Aref ne sait pas se taire Alpha contre Bêta - Mongo de la première heure - Immortelle Yolande.
25. Rejets populaires à Niamey, Bissau, Ouaga
Le Niger au bout du bulletin de vote - Bissau l’irréductible -« Trop, c’est trop » pour les Burkinabè.
26. Campagnes civiques.
Pour la Cour - Eyadéma en Pinochet - Les tortionnaires ne sont plus tranquilles - Stop mercenaires - Feu sur les armes
légères - France-Rwanda, mission impossible ? -« Elf ne doit pas faire la loi en Afrique » - Haro sur les paradis fiscaux
- Coalition contre la dette.
27. Le discrédit.
Critiques tous azimuts - Le lubrifiant de la rente - Opération “insecticide” - Tares constitutives.
« Grandeur », dites-vous ?
2
Du même auteur
“Claude Marchant”, Nord-Sud. De l’aide au contrat, Syros, 1991 (collectif).
Libres leçons de Braudel, Syros, 1994.
L'aide publique au développement, Syros, 1994 (avec Anne-Sophie Boisgallais).
Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, 1994.
Réconcilier l’économique et le social. Vers une économie plurielle, OCDE, 1996 (collectif).
La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Stock, 1998.
France-Afrique, le crime continue, Tahin Party, 2000.
Coordination des ouvrages publiés par Agir ici et Survie :
Dossiers noirs de la politique africaine de la France, L’Harmattan (13 dossiers de 1995 à
1999).
L’Afrique à Biarritz, Karthala, 1995.
Trafics, barbouzes et compagnies, L’Harmattan, 1999.
Contributions aux rapports annuels de l’Observatoire permanent de la Coopération française,
Rapport 1995 (Desclée de Brouwer), Rapport 1997 et Rapport 1999 (Karthala).
À Mohamed Aref, Mongo Béti, Alpha Condé, Djillali Hadjadj, Yolande Mukagasana, Pius Njawé,
Ngarlejy Yorongar, Norbert Zongo, et leurs semblables. À Yaguine Koïta et Fodé Tounkara.
Insérer Carte 1 (Afrique)
3
Avant-propos
Paru au printemps 1998, le livre La Françafrique, le plus long scandale de la
République a dérangé au-delà des appraences. Certes, il a eu droit au silence de
cette partie majoritaire des médias qui, par compromission ou omission, laisse se
prolonger le scandale. Mais le bouche à oreille a fonctionné. En France, l’ouvrage a
interpellé plus de dix mille citoyens ; il a conforté la minorité de responsables,
politiques ou autres, décidée à combattre ce scandale ; il a déclenché l’ire de Charles
Pasqua et donc subi, au printemps 1999, l’épreuve d’un procès.
Sur treize passages dénonçant les pratiques françafricaines de l’ancien ministre,
celui-ci n’a osé en attaquer qu’un seul : celui qui visait ses réseaux et son rôle dans
l’alliance avec le régime soudanais, à propos de la capture du terroriste Carlos.
L’existence des « réseaux personnels » à travers lesquels Charles Pasqua conduit
« sa propre politique africaine et arabe » a été confirmée par le jugement. Trois
lignes seulement, concernant le soutien au régime massacreur de Khartoum, ne
pourront figurer dans les éditions ultérieures. Elles ont été sanctionnées non sur le
fond, mais sur la forme, pour défaut de « prudence dans l’expression » : le tribunal a
estimé qu’en l’occurrence, l’auteur imputait trop précisément au seul Charles
Pasqua une politique qui relevait, plus largement, d’un choix collectif du pouvoir
exécutif français.
Mais les attendus du jugement confirment l’alliance franco-soudanaise. Ils
laissent dans l’ouvrage la longue démonstration qui en est faite, où transparaît
l’influence des réseaux Pasqua. Trop précisément désigné, l’ancien ministre a obtenu
1 franc de dommages et intérêts. Il en réclamait 5 millions... Tous les autres
personnages du village françafricain épinglés dans le livre (plus d’une centaine) ont
préféré s’abstenir de contester en justice ce qui leur était reproché.
Mais là n’est pas le plus important. Ce qui m’a touché et nous a touchés - car le
livre est, indissociablement, l’expression du combat mené en France par les
membres de l’association Survie -, c’est l’impact en Afrique d’un ouvrage destiné au
départ à des lecteurs français. Combien d’Africains nous ont dit : « Ce livre décrit la
prison dans laquelle nous vivons depuis des décennies, ce que nous savions
profondément mais ne pouvions expliciter faute d’accès à une documentation
suffisante. Ce livre, c’est celui que je voulais écrire ». Eh bien, c’est le tien, ami !
N’allons pas faire de la relation de notre histoire commune, douloureuse et injuste,
une affaire de propriété - d’autant que les “droits d’auteur” alimentent intégralement
la poursuite du travail de révélation. Chasser les miasmes néocoloniaux ne peut-être
qu’une entreprise collective. La Françafrique s’est nourrie des récits, des
indignations de tant d’Africains rencontrés, interdits d’expression par les dictateurs
que Paris leur impose. Il n’est donc pas très étonnant qu’en Afrique, nombre de
femmes et d’hommes soient allés avec ce livre au chevet de leur mémoire, ou s’en
servent de prétexte à des cercles de discussion.
Fallait-il après cela entreprendre une suite, un remake ? Je n’y aspirais pas.
Mais le redoublement en 1998-1999 des pratiques les plus honteuses de la
Françafrique, camouflées par un discours de « non-ingérence » (au CongoBrazzaville, en Guinée-Bissau, au Sierra Leone, au Tchad, à Djibouti, en Guinée, au
Gabon, etc.), ne pouvait être laissé dans l’ombre. Rien que l’engagement français à
Brazzaville - auprès d’un dictateur qui, tel Milosevic ou les généraux indonésiens,
pousse ses soudards et miliciens aux crimes contre l’humanité -, nécessitait un vif
éclairage. Il fallait débusquer un mélange insupportable de non-information et de
désinformation. La Françafrique, ce n’est pas, comme d’aucuns veulent le faire
croire, de l’histoire ancienne : ses agressions continuent, son oppression se
renouvelle.
Pour cela, les réseaux et lobbies mutent, comme les virus grippaux. Elf, par
exemple, va se cacher sous l’écran Total. Bolloré prend partiellement le relais. Les
réseaux se recomposent. On assiste à l’essor des vrais-faux mercenaires. Etc. En
finir avec la confiscation des indépendances africaines suppose d’observer au plus
près ces mutations. Cela aussi motivait un autre livre.
Cette nouvelle plongée autour de la partie immergée de l’iceberg franco-africain,
et dans quelques-unes de ses cavités, s’apparente encore aux expéditions pionnières
vers les terræ incognitæ. Il faudra bien un jour en dresser une sorte d’atlas. La
tâche est considérable, et manque de candidats. La plupart des chercheurs patentés
jugent cette réalité-là trop peu scientifique ; ils estiment prudemment que, de son
investigation, il y a plus de coups à espérer que de promotions. Avis aux atypiques,
intrépides et citoyens !
Négliger d’explorer les zones d’ombre françafricaines, c’est laisser le champ
libre au double langage décrypté par l’africaniste Gérard Prunier devant la mission
parlementaire d’information sur le Rwanda : de 1990 à 1994, les pressions de la
France en faveur d’une démocratisation du régime Habyarimana « existaient peutêtre sous la forme de notes, mais une sous-conversation exprimait exactement le
contraire ». Faute d’une élucidation du fonctionnement caché, plus réel que
l’apparence, le diagnostic de Patrick de Saint-Exupéry sur le rôle de la France au
Rwanda ne cessera de se réactualiser : « une politique obscure s’appuyant sur des
schémas dépassés a pu être menée en toute impunité et sans le moindre contrôle 1».
Et l’on redira navrés, comme le rapport de la mission d’information : « la France a
accepté elle-même de se laisser piéger ». Un “auto-piège” qui l’a conduite à financer,
armer, instruire, légitimer et protéger les auteurs d’un génocide.
Survie n’est constituée ni de chercheurs, ni de journalistes, même si elle est en
contact avec nombre d’entre eux. L’exploration ici relatée n’est pas l’œuvre de
spécialistes, ni de professionnels - dont nous espérons davantage d’études et
d’enquêtes. Il nous a semblé qu’il fallait répondre sans attendre à un besoin
d’information non seulement « légitime », comme l’exige la jurisprudence sur la
diffamation, mais indispensable et urgent. Un énorme travail de documentation a été
nécessaire, presque entièrement bénévole. En attestent plus de 1 500 notes : autant
que possible, nous indiquons nos sources - sauf quand cela pourrait leur nuire. Il est
inévitable, malgré plusieurs vérifications, que se glissent quelques erreurs ici et là.
Nous serons heureux qu’on nous les signale et, redisons-le, que d’autres auteurs
améliorent l’éclairage de ces sujets sensibles.
Enfin, il était difficile d’inviter Français et Africains à refuser un système inique
sans montrer quelques voies empruntées aujourd’hui par la résistance.
Victorieusement parfois. Des Africains et des Français mènent, ou ont mené
récemment, des combats exemplaires contre l’oppression et le mensonge déployés
par une Françafrique tentaculaire. Ils nous donnent du cœur au ventre. Ce n’est pas
superflu, tant la “politique du ventre” exhibe de son côté ses charmes émollients.
Allons, la Françafrique dans tous ses États n’a pas eu raison des convictions
citoyennes 2 ! Illustrer ce qu’elles font, mieux décrire ce qu’elles combattent,
concourra peut-être à rapprocher ces convictions.
Paris, le 2 mars 2000.
. Une étape sur le chemin de la vérité, in Le Figaro du 16/12/1998.
. Ont participé d’une façon ou d’une autre à l’entreprise collective que constitue ce livre : l’équipe parisienne de
Survie, Sharon Courtoux qui l’anime et tisse d’innombrables contacts, Michel Bruneau, Thomas Jouneau, Nadège
Mathevet, Samira Daoud, qui a assuré un précieux travail de documentation ; Pierre Caminade, Oumar Diagne, Érik
Dubreuil, Stéphane Francès, Marcel Kabanda, Armelle Labadie, Jean Lemperière, Olivier Lesne, François Lille, Jean
Merckaert, Fernand Ndalla, Helena Sitta, Almamy Wane, etc. Depuis La Françafrique, Laurent Beccaria apporte le
plus décisif chez un éditeur : la confiance.
1
2
Agressions
Insérer Carte 2 au début du chapitre 1
1. Horreurs planifiées au Congo-Brazzaville.
« Les problèmes du Congo relèvent de la seule responsabilité des
Congolais ».
Serge Telle,
conseiller Afrique de Lionel Jospin,
courrier du 29 juin 1998.
Il est dix heures du matin ce vendredi 18 décembre 1998 à Brazzaville. Plus de
200 000 habitants vivent dans les quartiers sud, Bacongo et Makélékélé. Peut-être
300 000 avec les réfugiés. Ils sont anxieux. Dans une ville où la guerre des milices
cherche à accentuer les clivages ethniques, ils se retrouvent très majoritairement
entre Laris issus de la région sud-est du pays - le Pool, adossé au fleuve Congo. Ils
sont ballottés depuis plusieurs jours entre des rumeurs contradictoires. Les unes
annoncent l’entrée en force des miliciens du Pool, les Ninjas de l’ancien Premier
ministre exilé Bernard Kolelas. Les autres signalent chez les milices
gouvernementales Cobras et leurs alliés étrangers les préparatifs d’une expédition
punitive. Or, ce matin-là, les coups de feu se multiplient alentour.
Une victoire gaspillée
Quatorze mois plus tôt, en octobre 1997, la victoire du général Sassou Nguesso
n’a que brièvement interrompu la guerre civile déclenchée le 5 juin de la même
année. Ce dictateur rejeté par le vote des Congolais, un temps replié en son fief
tribal d’Oyo, a resurgi en “Sassou II” 3, porté par une alliance hétéroclite. Derrière
quelques milliers de soldats et miliciens Cobras, originaires comme lui du nord du
pays 4, ce sont les forces étrangères qui ont emporté la décision : des contingents
angolais et tchadien, des résidus de l'armée de Mobutu, des militaires et miliciens
rwandais coauteurs du génocide, des mercenaires d’une dizaine de pays. Avec une
intense bienveillance française 5.
Par la voix de son Président, la France officielle feint de croire que ce généralpolicier formé aux méthodes est-allemandes, qui satura de complots et d'assassinats
trois décennies d'histoire de son pays, va se muer en homme de paix et en promoteur
de la démocratie. Le 30 juin 1998, Jacques Chirac déclare à Luanda :
« Je me suis réjoui de l’intervention de l’Angola au Congo-Brazzaville, pour la
raison simple que ce pays était en train de s’effondrer dans la guerre civile, de
s’auto-détruire, et qu’il était souhaitable que l’ordre revienne. Il y avait quelqu’un
qui était capable de le faire revenir, c’était Denis Sassou Nguesso. Il lui fallait un
soutien extérieur pour un certain nombre de raisons, l’Angola le lui a apporté 6, la
paix est revenue, les conditions de développement reprennent. Cette ville de Brazza
qui était devenue martyre commence à se relever et Denis Sassou Nguesso s’est
engagé à mettre en œuvre le processus de démocratisation dans un délai maximum
de 2 ans ».
Le général a effectivement pris cet engagement. Mais, comme l’écrit un
missionnaire spiritain : « L’imposture de base, c’est le discours d’intronisation de
celui qu’on a aussitôt appelé Sassou II. À l’abri de ce discours parfaitement
satisfaisant et constamment repris, les vainqueurs de 1997 ont pu, point par point,
faire exactement le contraire de ce qui y était affirmé ». Ils ont renoué avec leurs
conceptions staliniennes, ils se sont partagé comme un butin les rentes pétrolière et
. Il faudrait parler en réalité de Sassou III, car c'est la troisième fois que Denis Sassou Nguesso accède au sommet de
l'État. On oublie trop souvent l'intérim très court mais très sombre qu'il a assuré en 1977 après l'assassinat du président
Ngouabi. Je me plierai cependant, pour être compris, au chiffre II communément adopté.
4
. À quelques exceptions près, car se greffent en pareil cas des alliances anciennes ou opportunistes. De même, les
clivages de l’histoire ont fait que certains originaires du Nord comptent parmi les opposants les plus résolus à
Sassou II.
5
. Cf. François-Xavier Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Stock, 1998, p. 309316, et le chapitre 2 du présent ouvrage.
6
. Parmi ces raisons, la plus explicite est la complaisance de Lissouba envers les ennemis du régime angolais : la
rébellion Unita, dirigée par Jonas Savimbi (cf. chapitre 17), et les partisans de l’indépendance de Cabinda, une enclave
angolaise riche en pétrole, située au sud-ouest du Congo-Brazzaville.
3
forestière. Plutôt que de rémunérer ses milices Cobras, Sassou II les a autorisées à
généraliser le pillage. Surtout, il a laissé ses troupes répandre la terreur parmi les
originaires du Sud. Homme du Nord, il ne conçoit pas de traiter ces populations,
majoritaires au Congo, autrement que comme une menace permanente 7. Cette
agressivité a réamorcé la guerre civile, sans que l’on imagine encore l’horreur qui va
s’abattre sur Brazzaville.
Il nous faut la regarder, même si c’est pénible. Nos “décideurs” et nos médias,
quasi unanimes, ont tout fait pour que nous ne voyions et ne comprenions rien. Ainsi
resterions-nous passifs, incapables de contester les enjeux sous-jacents : les licences
d’exploitation sauvage de ce pays, sa mise en coupe réglée par des réseaux français.
Comme au temps des colonies.
Nettoyer les quartiers Sud
Ce 18 décembre 1998, les coups de feu sont de plus en plus proches et répétitifs.
Un rescapé raconte 8:
« 30 minutes après, le grand marché Total est pris de panique ; il se vide. Déjà,
des gamins en civil avec l’air de maquisards, apparaissent. Les populations sont
circonspectes à leur égard. Mélange de méfiance et d’assurance. Ils sont malgré
tout applaudis par d’autres enfants très nombreux dans la rue. [...]
11 heures 30 minutes, les fameux Ninjas ont envahi sans problème tout Bacongo.
12 heures 30, ils demandent à la population nombreuse dans les rues de libérer le
terrain en regagnant les maisons. Ils tirent de plus en plus ; ce qui apeure la
population qui se doute bien de quelque chose. Les tirs s’intensifient vers treize
heures. Des coups de canon retentissent. Mais déjà, à partir des maisons où les
populations se sont terrées, on peut entendre des éclats de rire venant de la rue et le
bruit de véhicules. À 16 heures, on demande à la population de libérer le quartier.
Les militaires menacent carrément les hommes, sur qui ils pointent les armes. [...]
Dans l’église Notre Dame du Rosaire où se retrouve une foule immense, les
militaires de la force publique avec parmi eux quelques personnes de type européen,
font irruption et menacent d’abattre quelques personnes. Ces personnes de type
européen le leur interdisent : “Ne faites pas ça ici”. [...]
Les populations qui quittent Bacongo et Makélékélé (les deux arrondissements du
Sud de Brazzaville) sont triées et séparées au niveau des barrages de contrôle au
niveau du camp militaire de la milice et du centre culturel français. [...] Les
militaires pointent au hasard un jeune et l’abattent sur le champ. [...]
Des populations de Mantsimou [un des quartiers sud de Brazzaville] , [...] se
plaignent des pillages par les soldats angolais : ils pillent, violent et brûlent les
maisons. [...]
C’est à partir du Dimanche 20 Décembre que commencent les exécutions
sommaires ».
Dès lors, c’est l’horreur - que résume un rapport conjoint de la Fédération
internationale des droits de l’homme (FIDH) et de l’Observatoire congolais des
droits de l’homme (OCDH) 9:
« Les éléments des forces gouvernementales [...] se sont mis à abattre tout homme
valide, en âge et susceptible de manier une arme de guerre. [...] Un ratissage
systématique avait été officiellement ordonné et annoncé par les autorités
gouvernementales. [...] L’opération s’est révélée être un massacre à grande échelle,
délibéré et méthodique des civils non armés de ces quartiers soupçonnés de
sympathie à l’égard des Ninjas. [...]
Aux points de contrôle (désignés au Congo par le terme “bouchon”), [...]
beaucoup d’adolescentes et de femmes adultes, qui n’avaient pas d’argent pour
calmer les Cobras surexcités, ont été soustraites du groupe pour être violées. Des
jeunes filles ont été violées devant leurs pères et mères, des femmes devant leurs
époux à l’immeuble de l’UAPT et dans le voisinage de la Mairie de Bacongo, ainsi
. Le 3 mars 1999, Denis Sassou Nguesso a rassemblé ses partisans dans le quartier brazzavillois de Mikalou. Selon la
retranscription de son discours « à l’attention des fils et filles du Nord », il leur aurait déclaré : « La guerre que vous
avez gagnée vous a seulement écartés du danger, mais ce danger continue à menacer. [...] S’il m’arrivait de mourir à
11 heures, sachez qu’avant 15 heures, on ne parlera plus du Nord tout entier. [...] Tous nos villages seront brûlés, tous
les nordistes de Brazzaville comme ceux de Pointe-Noire mourront dans les trois heures qui suivront ma mort ».
8
. Le récit de ce témoin est recoupé par de nombreuses sources.
9
. FIDH/OCDH, Congo-Brazzaville. L’arbitraire de l’État, la terreur des milices, 17/06/1999.
7
qu’à l’intérieur de leurs domiciles ».
C’est à bord de véhicules récemment livrés par la France que les troupes et
milices du camp présidentiel ont déferlé sur Bacongo et Makélékélé. Elles se sont
déchaînées sur cette zone urbaine, aussi peuplée que Bordeaux. Elles l’ont
partiellement évacuée, “fait le tri” à la sortie, puis ravagé tout ce qui restait habitations et êtres humains. Avec un double objectif : un pillage exhaustif, et
l’élimination de tous les Ninjas virtuels ou potentiels, les hommes et les adolescents.
Maison par maison. Plus les viols, mutilations et massacres que stimule ce genre
d’expédition homicide : « J’ai vu des gens qui s’enfuyaient avec un matelas mousse
auxquels les militaires ont mis le feu pour les transformer en torches vivantes »,
témoigne Annie Siassia, une Française échappée de cet enfer 10. Parmi les habitants
du quartier M’Pissa, beaucoup sont poussés dans le fleuve Congo, qui emporte leurs
corps 11.
Le bilan des massacres de décembre 1998 à Brazzaville est controversé. Très
informée sur le Congo-Brazza 12, la Cimade parle de 25 000 morts. L’opposition, qui
a avancé des chiffres plus élevés, signale qu’une pelle mécanique a été utilisée sans
arrêt pendant près de sept semaines pour enfouir les cadavres et que, jusqu’au 31
janvier 1999, les quartiers de Bacongo et Makélékélé ont été interdits à la Croix
rouge internationale 13. Arrivés en France, des réfugiés déclarent avoir vu des
camions chargés de cadavres circuler par la rue Trois-Francs, à Brazzaville, pour
aller les jeter dans un bras du fleuve Congo. « Ces camions passaient devant
l’ambassade de France [...]. Des membres de la famille réfugiés à Kinshasa nous
disent aussi que le fleuve charrie des corps... 14». Un haut diplomate qui se trouvait
à Brazzaville confirme que « les Cobras ont tué tous ceux qui n’avaient pas encore
quitté les quartiers : femmes, enfants et vieillards compris. Puis ils ont pillé, brûlé
les maisons ainsi que les corps des victimes ».
Ce diplomate ajoute : « Si des forces gouvernementales tuent toute personne
venant d’un certain peuple, le terme de génocide doit être appliqué. Au CongoBrazzaville, c’est le cas 15». La FIACAT (Fédération internationale de l’action des
chrétiens pour l’abolition de la torture) évoque les « premiers actes d’un génocide 16».
La violence déployée contre les Lari 17 « prend l’allure d’un “ethnicide” », témoigne
le missionnaire Eugène Jubault à Ouest-France. « Il y a une volonté manifeste de
supprimer les Lari », ajoute son confrère Pierre Loubier 18.
Dans son message du Nouvel an 1999, le président Sassou Nguesso proclame :
« Mon engagement pour la réconciliation nationale est irréductible, mon combat
pour la paix et la liberté est inaltérable 19».
Grâce aux Services et aux militaires français très actifs au Congo, l’Élysée et
Matignon sont vite informés des massacres - tout proches, d’ailleurs, de la résidence
de l’ambassadeur de France. Ils expédient à Brazzaville un Hercules C 130 chargé
de soldats et de barbouzes... pour renforcer la protection de l’ambassade et rapatrier,
en cas d’urgence, les quelques dizaines de résidents français sur place 20. Avec l’aide
des alliés angolais, ils n’ont quand même pas oublié de protéger Pointe-Noire, la
place forte du pétrole. Paris a continué d’observer, de loin, le vaste nettoyage
ethnique, en tentant de le minimiser pour éviter que l’opinion ne s’émeuve et ne
. Interviewée dans Libération du 12/01/1999.
. Cf. Comité Europe pour la paix et la démocratie au Congo, L’embrasement du Pool, 06/01/1999 - un document
particulièrement fiable.
12
. Depuis que le Zaïre est redevenu Congo, il n’est pas simple de le distinguer clairement et sans périphrase de son
voisin homonyme. Le caractère “démocratique” de la République de Kinshasa n’étant pas vraiment assuré, on parlera
de Congo-Kinshasa ou Congo-K - plutôt que de “République démocratique du Congo”, ou RDC. Et, au nord-ouest, de
Congo-Brazza ou Congo-B.
13
. Communiqué du CERDEC, 02/03/1999.
14
. Témoignage de Patrice Mangin, mari d’une Congolaise, in Réforme du 14/10/1999.
15
. Cité par Henrik Lindell, Silence, on tue !, in Témoignage chrétien du 14/01/1999.
16
. Communiqué du 08/01/1999.
17
. Entre orthographes africaine et française, savante et ordinaire, je ne pourrai ici tenir une position constante sur le
pluriel des noms d’ethnies (avec ou sans s).
18
. Le Congo en proie à la “folie homicide”, 05/01/1999. Écrit avec un an de recul, le récit d’un témoin pondéré et
fiable fait état d’« un plan d’élimination maximum des Lari ». « En réalité, dans la conception du pouvoir, il n’y a pas
de civils dans cette guerre » : « tout Lari est Ninja par définition ».
19
. Cité par Pana, 01/01/1999.
20
. D’après Un chiracophile en mission à Brazzaville, in Le Canard enchaîné du 27/01/1999.
10
11
pousse à faire quelque chose 21. L’administration américaine a fait de même pendant
le génocide rwandais, en 1994 : elle s’est ingéniée à esquiver le mot « génocide »
pour n’être pas contrainte d’intervenir. Pourtant, aux barrières tenues par les
Cobras, on demandait les cartes d’identité : ce n’était pas la mention Tutsi qui, cette
fois, décidait de la liquidation des hommes, mais leur patronyme, typique de leur
origine régionale ou ethnique.
Le fait déclencheur de ce qui relève au moins du crime contre l’humanité est
controversé. La thèse du gouvernement congolais 22 est celle d’une réplique à une
invasion des quartiers sud par les miliciens Ninjas. Ils y étaient effectivement
infiltrés, quelques éléments s’y sont sans doute découverts à partir du 15 décembre
1998 - commettant d’ailleurs eux aussi des exécutions arbitraires à l’encontre de
partisans du régime 23. Mais la réaction du pouvoir est totalement disproportionnée :
selon le diplomate cité plus haut, les Ninjas étaient déjà à l’abri dans les forêts
voisines lorsque les massacres ont commencé.
En réalité, l’affaire ressemble fort à l’un de ces “coups tordus” dont Sassou
Nguesso, ex-responsable des services de Sécurité, est archi-familier 24. Curieusement,
il est resté éloigné du Congo durant toute la journée du 18 décembre : rentrant du
Sommet africain de Ouagadougou, il a fait à Yaoundé une “escale technique”
prolongée. Le mari d’Annie Siassia, Albert, parle de faux Ninjas grimés patrouillant
dans les quartiers sud 25. Une provocation classique (un “plastron”). Un autre témoin,
déjà cité, explique :
« Fait remarquable pour qui a vécu l’existence des milices à Brazzaville : les
miliciens s’identifiaient par leur façon de rythmer les tirs. C’est cela qui a trahi les
fameux Ninjas qui n’étaient que des agents de la force publique déguisés. Car le
rythme de leurs tirs est bien celui des Cobras (milice de M. Sassou Nguesso). Nos
enquêtes nous ont révélé qu’au niveau de la présidence de la République, on
signalait le Jeudi 17 décembre une forte présence des hommes : certains en tenue
militaire, d’autres en civil et nu-pieds. [...]
Autre constat : Ce Vendredi même, dans Bacongo, à l’heure où les populations
sont déplacées en masse, il y a très peu et même pas de cadavres, à l’issue des
combats supposés ; ceux que l’on voit sont ceux de paisibles citoyens froidement
abattus par les militaires devant les parents ou autres connaissances. [...]
La répétition de [la même] séquence [de tirs de canon et de kalachnikovs] après des
silences d’une quinzaine de minutes, nous ont fait penser que c’était un simulacre
de combat 26 ».
Le même témoin signale que « des individus français de race blanche » ont « pris
part au massacre des populations au côté des forces publiques ». « Ils étaient avec
d’autres militaires en camion sortant directement de l’enceinte de l’ambassade de
France à Brazzaville ». Annie et Albert Siassia, habitants des quartiers sud,
confirment la présence de mercenaires blancs dans les “opérations de nettoyage”,
aux côtés des soldats angolais et tchadiens et des miliciens Cobras. La présence de
mercenaires français au Congo-Brazza est par ailleurs avérée, comme on le verra
plus loin. Quant au couple Siassia, de nationalité française, il a eu le plus grand mal
à obtenir refuge à l’ambassade de France : dans un premier temps, les militaires de
garde ont reçu l’ordre de le refouler.
. L’hebdomadaire protestant Réforme sera bien seul à titrer en “Une” : Prévenir un nouveau génocide (21/01/1999
).
22
. Avalisée par le ministre français de la Coopération Charles Josselin : « Nous savions depuis plusieurs mois que les
anciennes milices de M. Kolelas s’y livraient à un certain nombre d’actions, à ce point que les Angolais étaient
venus en appui des troupes régulières congolaises pour essayer d’y mettre bon ordre ». Déclaration du
19/12/1998 à l’AFP.
23
. Cf. FIDH/OCDH, Congo-Brazzaville. L’arbitraire de l’État, la terreur des milices, 17/06/1999.
24
. Tout comme certains de ses “barons”. Le coup serait intervenu dans une situation économique et politique très
tendue :
- Les recettes du pétrole sont gagées pour plusieurs années, et le prix du baril était alors au plus bas. Faute d’argent
pour payer soldats et miliciens, il était tentant de les envoyer piller.
- Au sein du groupe au pouvoir perdurent de vieilles inimitiés, datant de l’ex-parti unique. Elles sont attisées par le
problème de l’intégration des milices dans l’armée (une partie des Cobras ont été écartés) et par la lutte pour les
places. Comme en Somalie, on ne peut raisonner seulement en terme de clan : il faut descendre aux sous-clans, aux
factions. Il y a plusieurs “variétés” de Cobras.
25
. Lors d’une conférence de presse organisée par Noël Mamère à l’Assemblée nationale, le 18/01/1999.
26
. Témoignage d’un rescapé. Manuscrit.
21
Nettoyer le Sud
La terrible répression s’étend à tout le sud du pays. Selon le même scénario :
pillage, viols, assassinat systématique des mâles. En pays lari comme chez les
partisans de l’ex-président Lissouba, dans les régions de la vallée du Niari (le
Nibolek). Un détail a frappé un observateur : on vole même les planches à manioc,
sans guère de valeur marchande. C’est le signe que l’on veut attenter à la vie même
de toute une population. Les Mig angolais bombardent les localités du Sud. Fuyant
l’agression, des centaines de milliers de personnes se cachent, affamées, dans la
forêt.
Le Père Lucien Favre, missionnaire spiritain suisse, a livré fin janvier 1999 à
plusieurs journaux un tableau explicite de la situation le long du chemin de fer
Congo-Océan :
Lorsque « l’armée angolaise et les Cobras sont entrés dans Dolisie le 27
décembre, ils ont [...] tué tous les jeunes hommes qui étaient restés, sans
distinction 27».
« À Nkayi, les Cobras ont tué de sang-froid des centaines de jeunes soupçonnés
d’être favorables aux milices du président déchu. Ils ont tiré dans le tas 28».
« Entre Nkayi et Madingou, [...] les villages sont systématiquement détruits et la
population exterminée 29».
« Le 25 janvier à Dolisie, [...] quand nous avons entendu tonner les canons
angolais, [...] nous sommes partis. En trois heures, la ville [90 000 habitants] s’est
vidée. [...] C’était une marée humaine à perte de vue. [...] Déjà plus de 200 000
personnes sont réfugiées dans les forêts. Elles vont mourir car c’est la saison des
pluies tropicales. Elles n’ont ni toit, ni nourriture, ni médicaments 30».
À Dolisie, les Cobras « étaient épaulés par plusieurs centaines d’Angolais et par
des Hutus rwandais 31».
Ainsi, en cet hiver 1998-99, le public français a eu quelques rares échos d’une
tragédie comparable à celle du Kosovo ou de Timor. S’agissant d’un pays
stratégique pour la Françafrique, ce public n’a eu droit ni aux antécédents, ni à la
suite. Les voici donc, brièvement. Je reviendrai au chapitre suivant sur ce qui lie si
chèrement Brazzaville (et Sassou II) à Paris.
Sassou II sous de mauvais signes
Dès son accès à Matignon, en juin 1997, Lionel Jospin a mesuré le poids et la
cohésion en Afrique du triangle des trois E : Elf, l’Élysée et l’État-major. Renonçant
à l’affronter, il a choisi de s’y laisser enclore 32. À Brazzaville, les trois E ont choisi
leur camp : celui de “l’ordre” qu’est censé restaurer, par la guerre civile, l’exdictateur Denis Sassou Nguesso 33. Cet homme providentiel est un vieil ami de
Jacques Chirac, d’Elf et d’Alfred Sirven, de Roland Dumas, du général Jeannou
Lacaze, des frères Feliciaggi (la Corsafrique casinotière et pasquaïenne), de Pierre
Aïm et Michel Roussin (la cellule africaine du groupe Bolloré). Tous personnages
que leur suractivité tropicale conduira à squatter ce livre.
Le 15 octobre 1997, la victoire de Sassou est placée sous un mauvais signe. Sur
les ondes de sa station privée Radio Liberté, le général victorieux laisse son chef
d’état-major accorder une récompense aux guerriers : piller les quartiers sud de
. Cité par Libération du 03/02/1999.
. Cité par Le Monde du 02/02/1999.
29
. Cité par L’autre Afrique du 03/02/1999.
30
. Cité par Ouest-France du 16/02/1999.
31
. Cité par Le Monde du 02/02/1999.
32
. Expert en géométrie politique, Claude Angeli, directeur de la rédaction du Canard enchaîné, est formel : « la
politique africaine, au Congo, en RDC [ex-Zaïre], au Gabon, quel que soit le cas de figure, se fait à l’Elysée,
même en période de cohabitation ». (Audition devant la mission d’information parlementaire « sur le rôle des
compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental », in Pétrole et
éthique : une conciliation possible ?, rapport de la mission, p. 77). Les trois députés de cette mission, la présidente
Marie-Hélène Aubert (Verts), les rapporteurs Pierre Brana (PS) et Roland Blum (UDF) ont accompli, dans un
domaine totalement neuf pour le Parlement, un travail d’une qualité exceptionnelle.
L’Élysée est en quelque sorte le siège social des 3 E. Le Parlement est encore plus marginalisé que Matignon.
Une précision : l’expression “triangle des trois E” commençant à être fréquemment utilisée sans mention de son
origine, je ne puis faire autrement que rappeler, pour ne pas être accusé de plagiat, qu’elle est d’abord apparue dans la
lettre de Survie Billets d’Afrique (12/1998).
33
. Sur les modalités de cette alliance et son “succès”, cf. La Françafrique, p. 309-316.
27
28
Brazzaville pendant deux jours. Le pillage durera plus d’une semaine. Puis Sassou
choisit de disqualifier les responsables politiques du camp vaincu, qui représentent
plus des trois-quarts de l’électorat, en les accusant de « génocide ».
Sassou-Nguesso n'a pas changé. Il n'a nullement l'intention de partager le
pouvoir, ni le gâteau pétrolier 34. La mosaïque militaire sur laquelle il s'appuie,
composée en majorité de miliciens et de soudards, n'est pas faite pour favoriser une
pacification. Le contingent angolais, par exemple, est composé pour une bonne part
d’orphelins de guerre, dressés à perdre toute pitié. Des jeunes filles et des femmes
sont violées impunément par eux ou les Cobras, séropositifs pour la plupart. Parfois
elles sont exécutées. Chez les acteurs de la mouvance présidentielle, relève un
missionnaire catholique, on trouve la logique « nettement génocidaire de la
“punition” à infliger aux gens du Sud “décidément trop têtus”, avec comme maîtres
mots “tuer et détruire” autant que possible ». À peine fêtée la victoire d’octobre
1997, « les ex-miliciens Ninjas de Bernard Kolelas dispersés dans les villages
étaient, systématiquement, recherchés et éliminés, sur la base d’une liste - devenue
“la liste” - cause principale de la rébellion de ceux qui s’y savaient inscrits ».
Les amorces de guerre civile ne cessent de resurgir dans le sud du pays. Tout au
long de 1998, des villes et des villages sont bombardés, des habitations incendiées,
de nombreux civils tués. « Denis Sassou Nguesso est un mauvais redoublant. Il n’a
rien retenu de ses échecs passés », constate amèrement l’un de ses conseillers
français 35.
Au nom de toutes les Églises congolaises, le très prudent archevêque de
Brazzaville Mgr Barthélémy Batantou dénonce le 3 février 1998 la poursuite des
« exécutions sommaires 36». Le 12 mars, le Parlement européen demande la
suspension de toute aide non-humanitaire au Congo, qui n'est « plus un État de
droit ». Dès avril, la FIDH publie un rapport alarmant de son affiliée congolaise,
l’OCDH, et alerte la Commission des droits de l'homme des Nations unies :
« Exécutions sommaires, arrestations et détentions arbitraires, sont actuellement
monnaie courante [...]. Les auteurs des violations des droits de l'homme sont des
individus armés, agissant en uniforme et en civil, manifestement assurés d'une totale
impunité ».
La France est mouillée jusqu'au cou. Jacques Chirac soutient sans état d’âme son
ami Sassou. Elf finance le nouveau régime, même si c’est avec des élastiques 37. Des
avions de transport français concourent à son approvisionnement en armes. La
DGSE forme la Garde présidentielle et réorganise l'armée. Le “conseiller en
sécurité” Patrick Ollivier, « qui tourne depuis la Rhodésie 38» dans les œuvres
cachées de la Françafrique, est annoncé auprès du ministre de l'Intérieur Pierre
Oba 39.
Installés à l’académie militaire Marien Ngouabi, des hommes de Bob Denard,
commandés par le “capitaine Jean-Pierre” (Jean-Marie Dessales, pilier de la Garde
présidentielle comorienne), continuent d’instruire les Cobras. Ils prolongent le
contrat conclu durant la guerre civile de 1997 sur financement du président gabonais
Omar Bongo - un des plus anciens sponsors de Denard. Le “climat social” se
détériorant dans la caserne, les mercenaires iront jusqu’à déclencher une journée de
grève sans préavis, en janvier 1998. Ils exigent la démission de leur chef. Denard
sera contraint de le remplacer par Emmanuel Pochet. Celui-ci, dauphin putatif du
vieux « corsaire de la République 40», est un familier du Front national. Des
. Ce passage s’inspire partiellement du chapitre II.2 du Dossier noir n° 12 d’Agir ici et Survie, La sécurité au
Sommet, l’insécurité à la base, L’Harmattan, 1998. Plusieurs passages du présent ouvrage développent et actualisent
ce dossier, élaboré à l’occasion du Sommet franco-africain du Louvre en novembre 1998.
35
. Cité par Stéphane Dupont, Congo : le reprise des combats ajourne la reconstruction de Brazzaville, in Les
Échos du 22/12/1998.
36
. Cité par Afrique-Express (AE) du 12/02/1998.
37
. Le paiement des redevances est toujours problématique, puisque les gouvernements congolais successifs ne cessent
de les hypothéquer pour leurs emprunts gagés. De surcroît, les relations personnelles n’étaient pas bonnes entre Sassou
Nguesso et le PDG d’Elf, Philippe Jaffré.
38
. Selon un observateur averti, cité par Didier François, Amères équipées pour les soldats du “Vieux”, in Libération
du 04/02/1999. Territoire britannique, la Rhodésie du Sud fut transformée par les colons en un régime d’apartheid
(1965-1978), avant de s’émanciper sous le nom de Zimbabwe.
39
. Cf. Des officiers de la DGSE pour Sassou II, in La Lettre du Continent (LdC), 12/03/1998.
40
. Comme s’autoproclame Denard dans son autobiographie, Corsaire de la République, Fixot, 1998.
34
mercenaires rivaux le décrivent comme un « admirateur » du révisionniste
Faurisson 41. On ne s’éloignerait guère du crime contre l’humanité.
Michel Lecornec, émargeant depuis une décennie au budget de la Coopération,
est annoncé comme conseiller spécial de Sassou II après que son ministre, Charles
Josselin, ait rompu son contrat de 500 000 francs par an 42. Le général Jeannou
Lacaze débarque, bardé de références : ex-chef d'état-major de Mitterrand et, en
parallèle, de Mobutu, conseiller militaire d’Eyadéma et autres potentats, il n’a cessé
de fréquenter son collègue Augustin Bizimungu, ex-chef d’état-major des Forces
armées rwandaises qui encadrèrent et exécutèrent le génocide de 1994. Il vient jouer
les stratèges auprès du chef d'état-major congolais, le colonel Motandeau-Monghot,
qui a bien du mal à commander une coalition hétéroclite : aux côtés des soldats et
miliciens locaux, combattent des cohortes angolaise, tchadienne et rwandaise, ainsi
que des mercenaires européens et africains, français et marocains notamment. Tous
ont, en principe, un objectif commun : l’opération de pacification “Colombe II”.
Traduction par le chef Cobra Jean-Marie Tassoua, alias « général Giap » : « Nous
n’allons pas nous laisser embêter par des morpions ! 43».
Au printemps 1998, le district de Mouyondzi, à l'est de la région de la Bouenza,
est totalement isolé par des centaines de Cobras, soutenus par des soldats angolais et
des mercenaires blancs, principalement français. Une colonne de “pacificateurs” est
commandée par le colonel Prosper Konta, qui dirigea dix ans plus tôt le massacre
d’Ikonongo, village d’un rival de Sassou I, Pierre Anga. Elle vient semer la terreur
dans Mouyondzi : assassinats, viols, mise à sac, incendie d'une quarantaine de
maisons. Une partie de la population, déjà, doit s'enfuir dans les forêts et les grottes
avoisinantes. Les hommes réagissent, s'organisent et chassent les miliciens. Ils
livrent bataille le 6 avril à une colonne appelée en renfort, tuant une soixantaine de
Cobras. Ce qui suscite blocus et représailles.
Les accrochages n’ont cessé depuis lors de se poursuivre. Les rebelles tentent de
bloquer l’activité économique et militaire du régime en interrompant le trafic
ferroviaire sur la ligne Congo-Océan. Ce qui multiplie les expéditions punitives d’un
pouvoir fragilisé, tandis que ses milices cherchent à contrôler la fructueuse filière du
cannabis, partiellement tenue jusqu’alors par les Ninjas 44. À partir d’octobre 1998,
« au lieu d’assurer la sécurité des populations civiles du Pool, les forces
gouvernementales, composées essentiellement d’ex-miliciens Cobras et appuyées par
des soldats angolais, se sont livrées au pillage et à la destruction des maisons des
particuliers, ainsi qu’à de nombreuses exécutions arbitraires de tout jeune garçon ou
homme valide soupçonné d’appartenir aux milices Ninja 45», constate l’Observatoire
congolais des droits de l’Homme. En conclusion de son rapport intérimaire du 4
novembre 1998, l’OCDH estime que l’impunité « conduit inexorablement le CongoBrazzaville vers le chaos et la barbarie ».
Le 14 novembre, une délégation œcuménique de médiation est décimée à
Mindouli : le pouvoir s’empresse d’accuser les Ninjas du meurtre de 13 personnes,
dont 5 pasteurs et un prêtre. Tout indique au contraire qu’il s’agissait d’un guetapens ourdi par les militaires et Cobras gouvernementaux 46. Adepte résolu de
“l’accusation en miroir”, qui attribue aux adversaires les mauvais coups que l’on a
commis ou va commettre 47, le régime incarcère peu après trois membres du Conseil
constitutionnel pour « complicité de génocide ». Leur seul crime : avoir prolongé le
mandat du pouvoir précédent (porteur tout de même du suffrage d’une grande
majorité de l’électorat) alors que la guerre civile empêchait l'organisation de
. D’après D. François, art. cité.
. Selon Des officiers de la DGSE pour Sassou II, in LdC du 12/03/1998.
43
. Cité par Caroline Dumay, La percée du Giap congolais : de la banque à la kalachnikov, in Le Figaro du
20/10/1997. Le “général” confirme le soutien décisif apporté par le Gabon de Bongo - et donc par la France. À propos
d’Elf, il parle de « neutralité active » (sic).
44
. Cf. Comité Europe pour la Paix et la démocratie au Congo, L’embrasement du Pool, 06/01/1999.
45
. FIDH/OCDH, Congo-Brazzaville. L’arbitraire de l’État, la terreur des milices, 17/06/1999.
46
. Cf. Henri Yamba, Le génocide programmé du Sud-Congo (Brazzaville) (1997-1999). La vérité sur l’assassinat
des religieux à Mindouli. Récit chronologique des événements, 8 p. dactylographiées, 03/1999. RFI et, à sa suite, les
quotidiens français (tels Libération du 16/11 et Le Figaro du 17/11/1998) ont repris la version gouvernementale.
Sans rectifier plus tard.
47
. Le Hutu power rwandais est allé très loin dans cette pratique. Cf. Human Rights Watch/FIDH, Aucun témoin ne
doit survivre, Karthala, 1999, p. 82-83.
41
42
l'élection présidentielle... Le général Sassou Nguesso oublie de préciser qu’il s’était
minutieusement préparé au déclenchement de cette guerre civile, en juin 1997 48.
1999, année d’agonie
Les massacres de décembre 1998 sont ainsi l’aboutissement d’une logique
meurtrière, excitée depuis plusieurs mois 49. La France était d’autant plus au courant
qu’elle avouait officiellement son implication. Elle est « le seul pays occidental à
manifester sa présence critique au Congo aux côtés de M. Sassou Nguesso, au lieu
d’une absence moralisatrice 50», se flattait en novembre le ministre de la
Coopération Charles Josselin. Les crimes contre l’humanité de l’hiver ne la
dissuadent pas de continuer, seule, d’accompagner un régime récidiviste.
L’année 1999 est d’abord marquée par le sort épouvantable des 300 000, puis
500 000 civils fugitifs 51, mourant de faim dans les forêts. « Ils ressemblent aux
réfugiés somaliens de 1993 », atteste Henrik Lindell, l’un des seuls journalistes
occidentaux à avoir été, vraiment, enquêter sur place. « Beaucoup de personnes,
surtout les enfants et les personnes âgées, meurent de diarrhées, de paludisme et
de morsures de serpents, relate un témoin 52. La faim tue plus sûrement que les
balles ». Le père d’un enfant mort de malnutrition 53 est désemparé : « Je ne sais pas
si je pleure mon fils ou les morts qui sont autour de moi. Il y a partout des
cadavres qui ne sont même plus enterrés ».
Lorsque les fugitifs n’ont plus d’autre issue que de rentrer chez eux, ils risquent
l’exécution pour les hommes, le viol pour les femmes : « À grande échelle, les
femmes, les jeunes femmes, les filles sont violées, déshonorées, bafouées dans leur
dignité de femmes. À grande échelle, les enfants, les vieux, les malades, les couches
les plus fragiles sont décimées. La mort, tout court, sème la désolation parmi les
populations [...] dans les forêts », osaient (enfin) crier les évêques congolais le 21
septembre 1999 54, relayés par les trois présidents (catholique, protestant et
orthodoxe) du Conseil des Églises chrétiennes de France 55.
Le témoignage du docteur François Guillemot, de Médecins sans Frontières,
illustre la litanie des drames personnels ainsi vécus. Il accueille à l’hôpital de
Makélékélé, en juin 1999, des réfugiés de retour à Brazzaville :
« Simultanément, deux enfants atteints d’un kwashiorkor très évolué sont
déposés, sans un mot, par leurs mères épuisées. Le tableau clinique est désastreux :
éclatement de la peau par l ’œdème comme autant de brûlures, hypothermie,
diarrhée achevant la déshydratation... et surtout le regard des enfants, épuisé,
inerte... La mère les a amenés comme pour signifier qu’ils avaient tenu tout ce
temps, jusqu’au bout, jusqu’à cet hôpital, en attendant le miracle... Le miracle
n’aura malheureusement lieu que pour l’un des enfants. L’autre avait-il tenu, audelà de tout espoir médical, pour aider sa mère à vivre ? [...]
Cette petite fille de 9 ans, accompagnée de son grand-père. Ses parents ont été
tués devant elle, ses sœurs ont été emmenées... [...] Elle arrache sa sonde [...]. Elle
se laissera mourir sans que nous ayons pu trouver les mots de vie. [...]
Une jeune femme descend [d’un camion ramenant des réfugiés] , maigre, épuisée,
accompagnée de petites filles d’une douzaine d’années. Elles ont été violées à
plusieurs reprises, dans un poste de contrôle, après que le mari, qui tentait de
s’interposer, ait été battu puis enlevé. [...] Dans la voiture, on écoute RFI. Ça parle
. Cf. chapitre 2.
. Sur cet engrenage criminel, on peut lire le remarquable récit chronologique des événements rédigé par Henri
Yamba, Le génocide programmé du Sud-Congo (1997-1999) - déjà cité. Dans la masse d’informations plus ou
moins précises et contrôlables diffusées par les partis et mouvements congolais, ce récit (qui court jusqu’en février
1999) se distingue par sa rigueur.
50
. Propos tenu par le ministre lors de sa visite au Congo-B, du 9 au 11 novembre 1998.
51
. Le second chiffre est avancé par les évêques du Congo-B, dans un communiqué du 21/09/1999.
52
. Témoignage d’une femme, transmis par le mari français de sa nièce, Patrice Mangin, in Réforme du 14/10/1999.
53
. Un neveu de l’épouse de Patrice Mangin. Ibidem.
54
. Même si, par une fausse fenêtre qu’expliquent leurs divisions internes et le risque de persécution, ils paraissent
mettre à égalité « les violences inouïes exercées sur les gens, tant par les rebelles que par la force publique ». Les uns
et les autres commettent de nombreuses exactions, mais l'échelle n'est pas la même - du moins jusqu'à la fin de l'été
1999 (où l'on a commencé d'observer une escalade criminelle chez les rebelles Ninjas et Cocoyes). Les Eglises
protestantes, qui craignent moins une parole politique, sont plus explicites quant aux responsabilités respectives. Et
l’objectif du communiqué de l’épiscopat congolais était avant tout d’appeler à des négociations que refusait alors
Sassou II, au nom de son “bon droit”.
55
. Communiqué de soutien du 30/09/1999.
48
49
de la France et de ses 35 heures. Je me sens étrangement décalé... 56».
Selon un rapport humanitaire d’août 1999, sur les 20 000 personnes revenues les
semaines précédentes à Brazzaville, 300 femmes au moins auraient été violées. Mais
les organismes de secours estiment que le chiffre réel est bien plus élevé 57. Une
source humanitaire très crédible, qui tient à rester anonyme, indique que lors des
retours du printemps 1999, les femmes étaient systématiquement violées. Les
témoignages abondent sur les tueries de jeunes gens. Ce tragique retour des fugitifs
de l’intérieur s’opéraient à l’appel du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR)...
De son côté, le pouvoir use de promesses trompeuses pour inciter au retour ceux
qui avaient franchi le fleuve vers Kinshasa. Selon le témoignage de l’unique rescapé,
recoupé de différentes sources, plus de cent jeunes hommes 58 revenus au pays ont été
arrêtés puis assassinés le vendredi 15 mai vers 3 heures du matin à proximité de la
Présidence. Seul critère de cette boucherie : un nom de famille du Pool. Le même
scénario se serait reproduit durant l’été avec 157 jeunes gens. Rentrés sur la foi
d’une promesse d’amnistie, ils auraient été regroupés dans un camp militaire, puis
exécutés collectivement dans le Pool 59.
Pendant ce temps, selon l’opposition, « les légionnaires français [...] procèdent à
des fouilles systématiques sur les populations civiles » dans les quartiers sud de
Brazzaville 60. Comme aux barrières de Kigali, au temps d’Habyarimana.
Alliés du pouvoir, les résidus locaux des troupes et milices du Hutu power
rwandais participent au déchaînement des violences contre les populations du sud de
la capitale et du pays. Des récits d’atrocités nous sont parvenus - comme lors de
l’attaque des réfugiés de Loudima, le 23 juin 1999. Faute de recoupements
suffisants, je ne les évoquerai pas ici. Le journalisme indépendant conforme aux
standards déontologiques internationaux a quasiment déserté le Congo-Brazza 61. Un
coefficient de doute (de 1 % à 50 %, ou davantage) affecte par conséquent les récits
d’exactions transmis par les habitants, via de multiples canaux informels, parfois au
péril de leur vie. Il est vrai que le risque de manipulation est important. En testant la
crédibilité relative de ces nombreux canaux, nous avons acquis la certitude qu’une
grande majorité des faits ainsi relatés correspondaient à la réalité (les chiffres
nettement moins). Mais cette conviction globale ne permet pas de certifier d’office
chacun des récits. Cela permet d’entretenir la défiance. Justifiée pour quelques
témoignages, elle est systématisée. Il en était de même pour les atrocités serbes au
Kosovo avant que puissent y faire leur travail les enquêteurs du Tribunal pénal
international et les journalistes. Ce n’est pas un hasard si les journalistes étrangers
ont été si rares au Congo-B : la Françafrique en action déteste leurs flashes 62.
Avec ses alliés étrangers, Sassou II entreprend la “reconquête” des principales
villes du Sud. Nkayi et Dolisie ont été les premières cibles, comme l’a raconté le
Père Lucien Favre. Le “nettoyage ethnique” de ces deux villes - massacres et mise
en fuite des habitants terrorisés - a fait passer leur population globale de 120 000 à
3 500 personnes, selon une mission de l’ONU passée en avril. Sont pareillement
réoccupées les villes de Mindouli, Ngoma Tsé-Tsé, Mouyondzi. Des reconquêtes
parfois provisoires. Durant l’été 1999, le rouleau compresseur s’en prend aux
localités de la région Lékoumou. Le régime mobilise des moyens de plus en plus
lourds : hélicoptères de guerre, aviation, chars, véhicules blindés - dont des Panhard
de fabrication française. Si besoin est, il n’hésite pas à passer par le Gabon du très
. Congo-Brazzaville : le témoignage d’un médecin, in Messages de MSF, 07/1999.
. Dépêche d’IRIN, 19/08/1999. Le coordinateur humanitaire de l’ONU, Bill Paton, parlera début 2000 de
« plusieurs dizaines de milliers » de viols commis en 1999.
58
. Selon les sources, le chiffre varie de 102 à plusieurs centaines.
59
. Communiqué du 10/08/1999 des Forces congolaises de libération, confirmé dans une déclaration du 29/09/1999 de
Bernard Kolelas, président de l’ERDDUN.
60
. Communiqué de la représentation de l’ERDDUN, 10/06/1999. Il peut s’agir de vrais-faux mercenaires français, au
statut “spécial” ou imprécis. Cf. chapitres 14 et 16.
61
. L’indépendance de l’AFP et RFI est très relative en Afrique francophone. Monique Mas, journaliste à RFI, écrit
ainsi que « la couverture de la guerre au Rwanda à partir d’une radio de service public français s’est avérée aussi
délicate pour le journaliste hexagonal qu’elle peut l’être pour ses confrères d’une radio gouvernementale africaine »
(Paris-Kigali 1990-1994. Lunettes coloniales, politique du sabre et onction humanitaire, L’Harmattan, 1999, p.7).
62
. Sauf lorsqu’elle assure la mise en scène. Ainsi, lors de l’opération Turquoise au Rwanda et de l’exode des réfugiés
dans l’est du Zaïre, le SIRPA (Service d’information et de relations publiques des Armées) s’est pratiquement
transformé en agence de voyage pour journalistes.
56
57
chiraquien Omar Bongo, gendre de Sassou. Chaque assaut de ces villes moyennes
fait des centaines, voire des milliers de victimes civiles (les chiffres sont difficiles à
établir). Les observateurs s’accordent cependant sur la dévastation et le carnage
commis par des troupes sans retenue. Refusant d’assumer ce carnage, le chef d’étatmajor congolais Yves Motandeau-Monghot a démissionné.
Mi-juin, les hélicoptères de combat du camp gouvernemental bombardent les
populations des villes de Makabana, Sibiti, et de quelques villages environnants. Ce
bombardement a été précédé par le survol d’avions peints aux couleurs de la Croix
rouge et de l’ONU/PAM (Programme alimentaire mondial). S’attendant à recevoir
de l’aide alimentaire, les habitants affamés sont sortis de la forêt et ont subi
l’attaque à découvert. Les avions précurseurs ont-ils été “empruntés”, maquillés,
détournés de leur objet ? Et cet hélicoptère blanc, siglé Elf, qui aurait carrément
bombardé deux villages 63 début juin ? Ou ces deux hélicoptères bleus « de la société
Elf », avec sigles ONU/PAM sur la partie ventrale, qui, selon des partisans de
Lissouba, auraient attaqué Sibiti le 1er juillet 1999, envoyé une douzaine de missiles
sur l’église protestante d’Indo et mitraillé des enfants 64 ? L’utilisation de ces sigles
et logos fait l’objet de trop de témoignages, elle est si choquante, ou provocante,
qu’elle méritait un vigoureux démenti, ou des explications.
Il faut solliciter le démenti pour l’obtenir : Elf affirme ne pas avoir d’hélicoptères
en propre au Congo-Brazzaville, et sous-traiter ce type de transports à la compagnie
Héli-Union. Cette société fournit aussi l’hélicoptère des déplacements de Sassou II,
hypersécurisés 65. Elle est familière des conditions extrêmes : sous-traitante de Total
en Birmanie, elle a été également amenée à « rendre des services aux militaires
birmans 66», serviteurs d’une junte criminelle. L’un des actionnaires de sa maisonmère, la Compagnie nationale de navigation, n’est autre que le bras financier de la
Délégation générale pour l’Armement, Défense Conseil International.
Selon une association de Congolais généralement bien informée 67, les appareils
engagés dans les opérations de bombardement et de mitraillage des localités du Sud
« sont pilotés par des militaires français déguisés en mercenaires ». À Paris, le Quai
d’Orsay botte en touche, au prétexte que, de loin, rien ne distingue un pilote français
d’un mercenaire russe ou ukrainien... Pour la seule ville de Sibiti, le bombardement
de juin aurait fait près de deux cents morts. Sibiti aurait été reconquise le 3 juillet
par « des mercenaires rwandais armés de lance-roquettes et de [pistolets-mitrailleurs]
PMK 68».
Cependant, les opposants armés n’ont pas renoncé. Évidemment, ce ne sont pas
des saints aux mains nues 69. Le 9 mai 1999, certains d’entre eux attaquent (avec des
complicités internes ?) le camp d’entraînement de Bilolo et de l’Académie militaire,
à 25 km au nord de Brazzaville. Selon un communiqué de la Radio royale du
Kongo 70, vingt « militaires français » auraient été tués. S’agirait-il de vrais-faux
mercenaires de la bande à Denard ?
En réplique à cette attaque, les ex-Cobras et les soldats en uniforme se sont livrés
au pillage des quartiers de la banlieue nord de Brazzaville. La chasse à l’homme a
été ouverte, basée sur la langue maternelle. L’hebdomadaire catholique La Semaine
africaine, plutôt adepte de la litote, ne retient pas son indignation :
« Il y a eu des exécutions sommaires et des arrestations arbitraires de jeunes
originaires du Pool, accusés d’être des Ninjas. Certains ont été tout simplement
abattus ou brûlés vifs. Et des têtes, des organes génitaux ou des membres ont été
exhibés allègrement à travers les rues de la capitale par des Cobras euphoriques et
. Kibouende et Kinkala. Communiqué des Forces d’autodéfense Ninjas, du 09/06/1999, confirmé par un
communiqué de la représentation de l’ERDDUN du 10/06/1999.
64
. Récit d’Alexandre Moussongo-Mapaha, transmis par le Conseil politique national de la résistance.
65
. Cf. Sécurité pour... l’ONU, in LdC du 14/10/1999.
66
. Selon Francis Christophe, auditionné par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières. Pétrole et
éthique, rapport cité, tome I, p. 97.
67
. Le CDLC (Collectif Démocratie et Liberté pour le Congo-Brazzaville). Communiqué du 24/06/1999.
68
. Récit d’A. Moussongo-Mapaha, déjà cité.
69
. Ils se sont réunis le 12 février 1999 à Sun City (Afrique du sud), en présence d’un fabricant d’armes sud-africain.
Ils auraient contracté avec une cinquantaine d’anciens mercenaires d’Executive Outcomes. Cf. Les “parrains” de la
paix, in LdC du 18/03/1999.
70
. Du 25/05/1999. Ce média exprime le point de vue des partisans de Bernard Kolelas.
63
surexcités. Sommes-nous dans un état de barbarie ou un État de droit ? 71».
À son retour de Brazzaville, le journaliste Henrik Lindell décrit “l’ambiance”
dans Témoignage chrétien - l’un des rares médias français à accepter ce genre de
vérité :
Un “auxiliaire” « nous affirme, non sans fierté : “C’est nous qui chassons les
gens d’ici. On tue, on brûle et on viole les femmes. C’est normal. La guerre, c’est
comme ça. La mort, c’est naturel”. Aveu terrible de cet homme de 22 ans, qui
avoue ne connaître “que la guerre” depuis qu’il s’est fait enrôler il y a deux ans
“pour Sassou” ».
« Quelques militaires français nous ont bien confié sur place leurs sentiments de
frustration : “Ce ne sont pas les rebelles qui nous inquiètent. Les méchants, ce sont
les troupes gouvernementales : elles font n’importe quoi” 72».
Ce propos dément les affirmations réitérées de la propagande sassouiste, relayées
dans la presse française et au Quai d’Orsay. Selon ce discours officiel, les milices
d’opposition seraient les principales responsables de la tragédie congolaise. Poussés
dans leurs retranchements, nos interlocuteurs parisiens admettent un partage
équitable des exactions, dans le cadre d’une “sale guerre”. Les milices sudistes
agresseraient aussi les réfugiés. Henrik Lindell s’inscrit en faux :
« Après avoir interrogé une trentaine de ces déplacés [rentrant à Brazzaville] , nous
avons pu constater qu’ils avaient pratiquement tous été victimes des forces
gouvernementales ».
« Rien, absolument rien de ce que j’ai vu et entendu sur place ne permet
d’attribuer aux Ninjas la même terreur que celle que les soldats gouvernementaux
sèment parmi les civils. [...] Si on les renvoie dos à dos, [...] on ne peut que plaire à
tous ceux qui ne veulent pas comprendre la nature de ce conflit qui est
éminemment politique » 73.
De nombreux Congolais nous l’ont dit ou écrit, en cette année 1999 : « le CongoBrazzaville, c’est le Kosovo, sinon pire ». Viols et exécutions de masse : Sassou
Nguesso n’est pas plus défendable ni fréquentable que Milosevic.
Le 18 juin, l’ambassadeur de France Hervé Bolot célèbre l’appel gaullien de
concert avec le ministre de la Défense de Sassou II. Puis il s’affiche auprès du
Président-général lors de la Fête de la musique, le 21 juin. Elf sponsorise en grande
pompe le rafistolage de la basilique Sainte-Anne du Congo, et une opération de
protection des chimpanzés. M6, dans l’émission Pourquoi ça marche du 1er juin,
s’épanche sur l’écotourisme dans le parc de Nkonkouati (non loin du port pétrolier
de Pointe-Noire) en compagnie d’attachants primates préservés par Elf : “Banane”,
“Choupette”, “Jeannette” et “Pépère”. Tandis que des dizaines de milliers de
réfugiés meurent de faim et de dénuement dans les forêts voisines. Voilà le
téléspectateur français bien informé sur le sort des Congolais 74.
Une guerre française
Jamais on n’expliquera à ce téléspectateur, pas plus qu’au lecteur des principaux
quotidiens ou hebdomadaires, que la France mène une véritable “guerre secrète” au
Congo-Brazzaville. Après la victoire d’octobre 1997, les forces de Sassou II ont
continué de profiter des très opportunes manœuvres franco-gabonaises “Koubia”, à
la frontière congolaise. L'accord de défense avec le Gabon permet de pallier
l'absence d'un tel accord avec Brazzaville. Les avions Transall français accélèrent
leurs livraisons sur l'aéroport gabonais de Franceville (à moins de 100 km du Congo
). Les hélicoptères Puma du 6 e BIMa, basé au Gabon, débordent largement dans le
ciel congolais. Les renseignements qu’ils recueillent, transmis directement à l'étatmajor de Brazzaville et à ses discrets conseillers français, permettent d'affiner la
. André Itoua L’Ovoua, Comités de défense dans les quartiers et assassinats crapuleux, 20/05/1999.
. Quand l’armée sombre dans la délinquance, in Témoignage chrétien du 15/07/1999.
73
. Ibidem et lettre du 03/09/1999.
74
. Cf. La Dépêche de Brazzaville, 22/06/1999 ; La Semaine africaine (Brazzaville) du 27/05/1999 ; CDLC, Halte à
la diversion sur M6 : quand l’écotourisme camoufle l’épuration ethnique en cours au Congo-Brazzaville,
communiqué du 02/06/1999.
71
72
conduite des opérations.
En 1999, après les massacres de Brazzaville, les Transall tricolores n’hésitent
plus à se rendre directement au Congo-B. Début février, l’opposition signale
l’atterrissage de deux d’entre eux à Pointe-Noire, avec des munitions de blindés et
des renforts de soldats tchadiens. Début mai arrivent à Brazzaville deux Transall
bourrés d’armes 75. Pourvue d’un aérodrome, Nkayi est devenue une base de l’appui
logistique tricolore. Accessoirement, des gendarmes français veillent jour et nuit à la
bonne marche de la sucrerie Saaris, filiale du groupe agro-alimentaire Vilgrain 76.
Outre le contingent angolais, les alliés françafricains sont mis à contribution :
comme en 1997, le roi du Maroc Hassan II et le dictateur tchadien Idriss Déby 77 ont
envoyé commandos et fantassins. L’entregent d’un personnage comme Pierre Aïm
est souvent évoqué. Il se trouve être l’ami et l’intermédiaire des maîtres de Rabat,
N’Djaména et Brazzaville. Je reparlerai de ce voltigeur du groupe Bolloré. Début
1999, des instructeurs marocains sont arrivés à Gamboma pour former les Cobras.
L’aéroport de cette ville est gardé par des éléments tchadiens et quelques
mercenaires européens. Dans l’armée pro-Sassou on croise encore, outre des
mobutistes et des fractions du Hutu power rwandais, des Centrafricains, des
Soudanais, des Béninois, des Maliens... 78. Bref, les successeurs des tirailleurs
“sénégalais”, qui étaient en réalité recrutés à travers toute l’Afrique occidentale et
équatoriale française.
Insatiable, Sassou II a également recruté des mercenaires cubains. Selon la lettre
d’information Congo News 79, très renseignée mais très partisane, le contrat aurait été
passé sur une base financière de 2 000 dollars mensuels par tête, grâce surtout à « la
cagnotte du bon Alfred ». On ne prête qu’aux riches. Alfred Sirven, démiurge d’Elf,
valseur de milliards, de cargaisons d’armes et de gouvernements africains, est
fortement branché sur les Services français. C’est un vieux complice de Sassou. Les
opportuns renforts cubains transitent par l’Angola, allié de La Havane. Noirs de
peau, ces Antillais sont dotés d’un passeport congolais. Une centaine d’entre eux
protègent Pointe-Noire et l’enclave pétrolière angolaise de Cabinda 80. Début 1999, le
père Favre évaluait à 300 hommes le contingent cubain.
Jacques Monsieur, un ancien officier belge, cumulait deux activités : éleveur de
chevaux dans le Cher et trafiquant d’armes. Il s’est mis à approvisionner amplement
le régime Sassou II... après avoir été l’un des principaux fournisseurs de Lissouba.
Les armes venaient notamment d’Iran. Soudain, au printemps 1999, Monsieur est
mis en examen à Bourges pour « commerce illégal d’armes de guerre » 81. Comme on
ne peut imaginer que sa lucrative activité ait échappé jusqu’alors aux Services
français, il faut croire que Monsieur a loupé un virage dans les labyrinthes
françafricains.
Mais l’enjeu valait qu’on s’investisse bien davantage. Dès mai 1999,
l’association congolaise CDLC de Reims annonçait l’arrivée d’un contingent de
“mercenaires” français - dont nombre de militaires “en congé sans solde” -, qui
auraient installé leur QG à Kinkala, chef-lieu de la région du Pool 82. L’information
est confirmée au début de l’été par La Lettre du Continent 83. Officiellement, Paris
mobilise des crédits d’aide publique à décaissement rapide (le Fonds d’aide et de
coopération) pour payer l’intervention au Congo-B d’au moins 80 officiers et sousofficiers français - afin d’instruire ou conseiller des bandes armées criminogènes.
Simultanément est montée une opération officieuse, Hadès (comme le dieu de l’enfer
), dirigée par un militaire “retraité”, Marc Garibaldi 84. Elle recrute 25 sous-officiers
français pour encadrer 600 soldats congolais. Ils monteront dès septembre des
. Communiqué du CERDEC, 10/02/1999 ; communiqué de la représentation de l’ERDDUN, 10/06/1999.
. Cf. Le Déclic, bulletin de l’association CDLC, 11/1999 et 01/2000.
77
. Venu plusieurs fois à Pointe-Noire. Cf. Marie-Laure Colson, Le grand bazar des mercenaires, in Libération du
04/02/1999.
78
. D’après M.L. Colson, ibidem.
79
. 09/03/1999.
80
. Cf. Général cherche armée, in LdC du 04/02/1999.
81
. Jacques Monsieur, in LdC du 03/06/1999.
82
. Communiqués des 11 et 22/05/1999.
83
. Des 01 et 15/07/1999. L’information est encore explicitée le 14/10/1999, Sécurité pour... l’ONU. Cf. aussi
Congo-Brazzaville : Négociations secrètes, in Africa Confidential, édition française (ACf), 12/07/1999 : Paris a
« envoyé des officiers à Brazzaville, pour aider Sassou à lutter contre les rebelles ».
75
76
opérations commando dans les fiefs Ninjas. Le financement passerait par la banque
FIBA, d’Elf et Bongo...
Diverses opérations “couvertes” sont signalées. Ainsi, le transport du matériel
destiné au Festival panafricain de la musique (Fespam) aurait servi de couverture à
l’envoi de militaires français, embarqués le 30 juillet à Roissy à bord du Boeing de
la compagnie Cam Air 85.
On n’a décidément rien appris. Début 1993, nous explique le rapport de la
mission d’information parlementaire sur le Rwanda, l’Élysée expédiait auprès de
l’armée d’Habyarimana - ainsi sauvée d’une déroute certaine - un groupe
d’intervention baptisé “Chimère” (!) :
« Après l’offensive généralisée du FPR le 8 février [1993] , l’armée rwandaise,
totalement démoralisée, ne contrôle plus la situation. [...] [On observe] l’arrivée à
Kigali, le 22 février, du colonel Didier Tauzin, accompagné d’une vingtaine
d’officiers et spécialistes du RPIMa, [un régiment fournisseur de commandos de la
DGSE] connu sous le nom de Chimère. [...] L’objectif était d’encadrer indirectement
une armée d'environ 20 000 hommes et de la commander indirectement ».
« Que l’agression ne puisse être véritablement caractérisée comme une agression
extérieure, que le pays qui la subit soit lui-même auteur ou complice d’exactions
graves sur ses propres populations [...] et la situation devient dès lors beaucoup plus
complexe. [...] La seule présence militaire française sur le terrain, [...] ne signifie-telle pas, lorsqu'elle devient aussi déterminante sur l’issue des combats, que la
France s'est trouvée à la limite de l’engagement direct [...] ? 86».
On sait ce que commit l’année suivante le régime conforté par cette intervention
secrète. Comment a-t-elle été possible ? En 1995, l’africaniste Jean-François Bayart
tenait des propos toujours aussi inquiétants et actuels 87 :
« Il faut savoir que l'armée française a une autonomie à peu près complète sur le
terrain en Afrique, et cela de la façon la plus légale qui soit. Il y a toute une
circulation d'argent qui relève de certaines lignes budgétaires reconnues par le
Parlement et qui n'est pas contrôlée. Cet argent sert à financer des opérations dont
nous n'avons pas la moindre idée. Et de ce point de vue la tragédie de 1994 n'a rien
appris aux décideurs français. Au moment où la France était éclaboussée par la
tragédie du Rwanda, le ministère de l'Intérieur et toute une série de Services
français apportaient leur soutien à l'armée soudanaise pour écraser la rébellion du
sud Soudan, ce soutien se poursuit à l'heure actuelle, il y a des livraisons d'armes.
Cela se fait en dehors de tout contrôle parlementaire, en dehors de toute
information de l'opinion publique, cela échappe à toute expertise. [...]
Aucune leçon n'est jamais véritablement tirée des actions en Afrique. Aucune
leçon n'a véritablement été tirée de la tragédie rwandaise, ni au Soudan, ni au
Cabinda. Ce sont deux situations dans lesquelles les Services français interviennent
actuellement avec les mêmes approximations, le même rôle de l’imaginaire, les
mêmes circuits de financement que tous ceux que nous venons d'évoquer dans le
cas du Rwanda ».
Autrement dit, dès qu’il s’agit d’Afrique, l’État-major fonctionne comme un État
dans l’État, mal contrôlé par le pouvoir exécutif, pas du tout par le Parlement ni par
la presse, encore moins par les citoyens : dans le cas du Rwanda, les militaires
infléchirent beaucoup plus les décisions des politiques que l’inverse. Bayart
n’évoque que les lignes budgétaires. En 1995, on sous-évaluait le rôle et le volume
de l’argent occulte dégagé en Suisse, et en d’autres paradis fiscaux, par la rente
pétrolière. Les potentats africains et la classe politique française ne sont pas les
seuls à émarger à ce pactole : il y a aussi, on le verra, les services secrets. Sans
doute ont-ils parrainé ou béni « la cagnotte du bon Alfred », accrue par les
commissions sur les ventes d’armes. Ces masses d’argent privé accroissent
. D’autres officiers sont montés au créneau. Un ancien, « surnommé “le colonel Kosovo” », a constitué une “police
militaire”. À la tête d’une autre équipe, le colonel Chantecler « assure la sécurité du petit tronçon encore en activité du
CFCO », le chemin de fer Congo-Océan (Sécurité pour... l’ONU, in LdC du 14/10/1999).
85
. Selon Le Déclic, 11/1999.
86
. Mission d’information commune de l’Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994),
Tome I, p. 156-157 et 161.
87
. Entretien de Jean-François Bayart et Gustave Massiah du 15 mars 1995 sur La France au Rwanda, in Les
politiques de la haine - Rwanda, Burundi 1994-1995, Les Temps Modernes, n°583, juillet-août 1995.
84
l’affranchissement des militaires à l’égard du contrôle public. Une liberté d’autant
plus dangereuse que l’extrême-droite, son idéologie et ses pratiques, s’insinuent
souvent dans ces zones d’ombre.
Nombre de conseillers militaires français officieux, semi-privés, mi-mercenaires
ou mi-barbouzes, sont dans l’orbite de l’extrême-droite. On l’a vu à propos de la
bande à Denard. François-Xavier Sidos, “capitaine FX” aux Comores, fut un cadre
important du Front national (FN) avant de rejoindre le Mouvement national de
Bruno Mégret. Il est resté très proche de ce dernier. Selon la Commission d’enquête
parlementaire sur le Département protection sécurité (DPS), la milice du FN, Sidos
« fréquente assidûment les figures du réseau Denard, participant vraisemblablement
à des missions au Congo et en Guinée équatoriale en septembre 1998 88». Il serait
impliqué dans le recrutement de mercenaires d’extrême-droite pour Sassou II.
Venu demander des renforts à Paris début 1999, le ministre congolais de
l’Intérieur Pierre Oba, l’un des piliers du régime, a rencontré le gratin du ministère
français de l’Intérieur, place Beauvau. Ainsi que les Services rattachés : la DST
(Direction de la surveillance du territoire) et le SCTIP (Service de coopération
technique internationale de police). Il a visité aussi des officines privées, tel le
Groupe 11. Cette société, aux affinités d’extrême-droite, est menée par Nicolas
Courcelle - le frère de Bernard, qui dirigea le DPS jusqu’au début de 1999. Elle est
recommandée aux Congolais par la DGSE, qui a fait les présentations dans un hôtel
parisien 89.
Résultat de cette prospection : Bernard Courcelle, ex-officier de la Sécurité
militaire, est parti pour Brazzaville avec une fine équipe d’une dizaine d’instructeurs
et consultants, dont un certain nombre d’anciens policiers. Il a été nommé
commandant de la Garde présidentielle, avant de passer sur un poste moins “exposé”
mais tout aussi stratégique : la sécurité du port pétrolier de Pointe-Noire 90.
L’entremise de la DGSE laisse supposer que cette opération brun foncé a été
agréée en très haut lieu. Le Quai d’Orsay invoque la liberté d’entreprendre des
Courcelle et Cie. La France officielle, en tout cas, ne paraît pas vraiment fâchée de
l’usage de cette liberté, comme nous l’explique Le Parisien :
« Bernard Courcelle, l’ex-patron du service d’ordre de Jean-Marie Le Pen, le
DPS, [...] réapparaît là où on ne l’attendait pas : en Afrique, [...] promu [...] chef de
la garde personnelle du président du Congo, Denis Sassou Nguesso. [...] [Son]
arrivée [...] à Brazzaville intervient au moment où la commission d’enquête
parlementaire française sur le DPS poursuit, à huis clos, ses auditions. [...] Selon
une lettre d’information politique, Le Pli, Bernard Courcelle a été auditionné avant
son départ en Afrique et il aurait fait une “excellente impression aux députés”. [...]
La France garde un œil vigilant sur un pays qui demeure le quatrième producteur
de pétrole d’Afrique, avec Elf comme principal partenaire. La présence de
professionnels français dans le secteur est en somme plutôt rassurante 91».
Et une gâterie d’aide au développement, en prime ! À l’automne 1999, le
ministre Charles Josselin obtient un crédit de 7 millions de francs du Fonds d’aide et
de coopération pour transformer en policiers 3 500 miliciens Cobras. On imagine le
résultat. Surtout, cette somme allouée en pleine guerre civile vient récompenser un
groupe auteur de crimes contre l’humanité. Elle vaut absolution des méthodes du
régime. Et auto-absolution du soutien français massif à ces méthodes 92.
En France, le monde du silence
Mi-juin 1994, des militant de Survie défilaient tous les jours sur l'esplanade des
Invalides avec des panneaux d'homme-sandwich : « Rwanda, j'ai honte... de la
. Cité par les Notes d’information du Réseau Voltaire (NIRV) du 01/09/1999.
. Selon Africa Confidential (Danse macabre [en français dans le texte], édition anglaise, 22/10/1999). Le
Groupe 11 aurait été préféré à DLD, d’Éric Joubert, un fournisseur de l’armée et de la gendarmerie françaises, qui
aurait eu l’idée saugrenue d’une joint-venture avec les mercenaires anglais de Sandline.
90
. Cf. NIRV du 01/03/1999 et Congo-B. Sécurité pour... l’ONU, in LdC du 14/10/1999 - où l’on explique que la
formation d’une nouvelle Garde présidentielle a finalement été confiée à des “instructeurs” de DSL et des anciens de
Sandline, deux sociétés de mercenariat d’origine britannique... Au Congo-B, comme en Angola, les Anglo-Saxons
s’accordent avec la Françafrique.
91
. Éric Giacometti, Du service d’ordre du FN au Congo, 09/04/1999.
92
. Cf. Paris finance la police, in LdC du 11/11/1999.
88
89
politique africaine de la France ». Nous avons été contraints à l’automne 1999 de
ressortir ces panneaux, pour défiler au même endroit - où se croisent les axes
parlementaire (la rue de l’Université) et militaire. Nous ne pouvions pas ne pas dire
notre objection de conscience : « Non à l’intervention militaire de la France au
Congo-Brazzaville ». Avec l’appui de trois autres ONG, la Cimade, Agir ici et
Frères de hommes 93. Et l’accompagnement de Congolais.
Le président de la Fédération protestante de France, Jean-Arnold de Clermont,
s’est joint à cette marche silencieuse. La détermination des protestants a tranché
avec l’indifférence ambiante. Ils n’ont cessé d’inciter l’opinion et les pouvoirs
publics à réagir. Au sortir d’une rencontre avec Lionel Jospin, le pasteur de
Clermont se déclarait « choqué par une attitude complaisante de l’ambassade de
France au Congo » ; s’il était vrai que des militaires français « encadrent la
formation des militaires de M. Nguesso, je serais très inquiet pour l’avenir. Il
s’est passé la même chose au Rwanda, et on sait comment cela a tourné 94».
La réaction de l’épiscopat français a été longtemps entravée par les divisions de
l’Église catholique au Congo-Brazza 95, y compris chez les missionnaires. L’un
d’entre eux, très influent, reconnaissait les exactions du régime mais, convaincu que
la paix s’obtiendrait par la force, en venait à souhaiter durant l’été 1999 : « Pourvu
que Sassou gagne ! ». Le désespoir peut expliquer un tel vœu. Les médias français
n’ont pas cette excuse.
« Lorsqu’un gouvernement fait pilonner à l’arme lourde des quartiers entiers
dans sa propre capitale, il y a en général des réactions de médias indépendants. De
même, ce type d’actions spectaculaires suscite habituellement des réactions à
l’étranger, en particulier dans les pays occidentaux, si civilisés. Mais pour le
Congo-Brazzaville, rien de tout cela. Comme s’il ne s’était rien passé. Comme si la
France, dont l’ambassade est pourtant située à deux pas de la zone pilonnée de
Bacongo, ne savait rien. Étrange. Tout aussi étrange que la faible quantité d’articles
dans la grande presse internationale et l’absence quasi totale de caméras de télé
pour couvrir les événements. [...] Il ne reste [...] que deux hypothèses : ou bien les
grands médias [...] n’auraient pas assez prêté attention à la situation au CongoBrazzaville. Ou alors il serait devenu politiquement incorrect de s’en prendre au
régime de Sassou Nguesso en France 96».
Un journaliste de TF1 confiait fin décembre 1998 : « Nous avons voulu
mobiliser une équipe sur Brazzaville, mais nous avons été bloqués de part et
d’autre », à Paris comme à Brazza.
« Dieu est mort à Brazzaville », titre Le Figaro le 28 août 1999. Suit un
reportage confus d’où il ressort que les miliciens de Kolelas sèmeraient parmi les
civils la même terreur que les miliciens et soldats du pouvoir. Certains articles,
donnant dans le panneau de la “dénonciation en miroir”, vont jusqu’à intervertir les
noms ou les exactions des combattants (Cobras et Ninjas, notamment). Comme en
1994 au Rwanda. Un confrère effondré commente le titre du Figaro : « Il aurait été
plus pertinent et adéquat d’annoncer la mort - par suicide collectif - des organes
de notre grande presse internationale ».
Tous pour Sassou
Ce verrouillage médiatique, plus ou moins total, à moitié conscient 97, a permis à
Paris de longtemps fermer les issues diplomatiques. Une responsabilité d’autant plus
lourde que Washington a laissé carte blanche à la France. Le chroniqueur américain
Ed Marek cite une lettre qu’il a reçue en novembre 1997 98:
« Voici la vraie raison pour laquelle vous n’avez entendu aucune protestation
. Début juillet 1999, Survie et ces trois associations avaient diffusé aux médias français et aux agences
internationales un communiqué argumenté, intitulé Le Congo-Brazzaville, entre Somalie, Rwanda et Kosovo. Elles
s’étonnaient du silence de la France face aux crimes contre l’humanité commis dans un pays où elle a tant d’influence.
Le communiqué en appelait aussi à une initiative de l’Union européenne.
94
. Déclaration du 15/07/1999. D’après l’AFP.
95
. En novembre 1999 cependant, plusieurs évêques ont signé l’appel Congo-Brazzaville : brisons le silence initié par
les hebdomadaires protestant et catholique Réforme et Témoignage chrétien, aux côtés du pasteur de Clermont, de
députés verts et socialistes et de responsables associatifs.
96
. H. Lindell, L’étrange silence de la communauté internationale, in Témoignage chrétien du 14/01/1999.
93
contre la prise de pouvoir par Sassou : un deal a été passé l’automne dernier, il y a
un an [1996] , entre les États-Unis et la France. Le deal était que la France
n’interviendrait pas au Zaïre et insisterait pour que les troupes de l’ONU y arrivent,
tandis que les États-Unis laisseraient la France faire tout ce qu’elle veut au CongoBrazzaville. En fait, voici quatre mois [vers juillet 1997] , un membre du Conseil
national de Sécurité américain a dit à l’un des conseillers de Lissouba que Sassou
avait beaucoup d’amis aux États-Unis et qu’il l’emporterait au Congo ».
L’empressement pro-Sassou de l’ambassadeur américain au Congo-Brazzaville,
David Kaeuper, confirme ce penchant 99: le lobby pétrolier de Washington suit le
présumé “homme fort”. « Les États-Unis nous ont abandonnés, a répété à Marek
l’ex-Premier ministre Kolelas. L’abandon de Lissouba par les Américains est
comme un permis de tuer accordé à Sassou. Une fois qu’il a commencé de tuer, il
ne peut plus s’arrêter car il sait qu’il a tué beaucoup d’innocents et que si jamais
il s’arrêtait, la vengeance s’exercerait contre lui ».
Quant au Secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, il confie à un ami
diplomate qu’il ne peut rien faire pour ce pays : « Le problème congolais, c’est la
France », membre permanent du Conseil de sécurité, avec droit de veto.
L'Élysée, Elf et l’État-major ont donc eu quartier libre dans leur pré carré. Le
président ivoirien Bédié a dû expulser début mai 1998 le Premier ministre en exil
Bernard Kolelas - président de la coalition de l’opposition, l'ERDDUN, porteuse de
la légitimité des urnes. Cet interlocuteur non négligeable avait jusqu'alors été
accueilli à Abidjan. Mais, comme l'écrit un journal ivoirien : « La Côte d'Ivoire ne
peut pas continuellement accueillir sur son territoire un individu que la métropole, la
France, ne veut pas sentir 100».
À Brazzaville, la représentation diplomatique française donne le ton aux autres
délégations extérieures, qui se laissent prendre au piège :
« Les partenaires étrangers présents sur place, principalement l’ambassade de
France, la délégation de l’Union européenne et la représentation du PNUD, se sont
efforcés dans cet épais brouillard de préserver autant et aussi longtemps que
possible l’image internationale du régime de transition de Denis Sassou Nguesso.
Aujourd’hui, ils doivent se rendre à l’évidence, qu’en croyant coopérer à la
restauration d’un État, ils travaillaient en réalité pour des organisations de
délinquants sans aveu 101».
À Paris, c’est plus limpide. Rarement leader africain aura su s’attacher autant de
soutiens parmi les décideurs français. Il y eut certes Houphouët-Boigny ; il y a
encore Eyadéma et Bongo. Mais Sassou II, le revenant, s’incruste vraiment très fort.
Certes, son communicant Jean-François Probst, disciple de Foccart et cador du
RPR, a “mis le paquet” : « J’ai organisé le système autour de Sassou. Je lui ai
présenté des hommes politiques français et des journalistes. Je l’ai aussi aidé
dans la guerre avec beaucoup de matériel 102». Mais Probst, c’est naturel, surestime
sa part du succès. Il a rajouté de la colle à une vaste intrication, il a enflé un nuage
d’atomes crochus dont on ne sait quels sont les plus accrocheurs.
Est-ce l’appartenance de Sassou à la Grande loge nationale française - repaire
. Aux différentes étapes de la guerre civile, et notamment le 23 décembre 1998 lors des massacres de Brazzaville,
Survie avait alerté, par des communiqués argumentés, les principaux journalistes concernés et les pouvoirs publics sur
les défis politiques et humains d’une crise qui ne cessait de s’aggraver. Les associations de défense des droits de
l’homme comme l’ACAT, Amnesty International ou la FIDH informaient précisément sur la montée des exactions. En
France, de nombreux partis et associations congolais multipliaient les communiqués, certes de qualité inégale, mais où
un journaliste motivé pouvait puiser les points de départ d’un travail de questionnement, de recoupement, de
vérification. Rien ou presque rien de cela n’a été fait. Pas le centième du travail sur le Kosovo, pas le dixième des
enquêtes sur le lointain Timor.
98
. « The U.S. abandoned us » : An exclusive interview with Bernard Kolelas, deposed Prime minister of the Congo
Republic, NCN, 10/09/1999.
99
. Cf. The Clinton administration’s love affair with the Sassou-Nguesso government in Brazzaville, NCN,
28/11/1999.
100
. Abdoulaye Villard Sanogo, Expulsion de Bernard Kolelas. La diplomatie ivoirienne se réveille, in Notre voie
(Abidjan) du 14/05/1998.
101
. Manuscrit d’un missionnaire spiritain, 08/1999.
102
. Cité par Christophe Champin et Thierry Vincent, Agence française vend président africain, in Le Monde
diplomatique, 01/2000. C’est Probst qui a recommandé à Sassou le journaliste Jean-Paul Pigasse. Cet ancien de
Jeune Afrique, neveu par alliance d’Alfred Sirven, se coltine pour 200 000 francs par mois la propagande du régime.
Il diffuse les Dépêches de Brazzaville, un monument du genre.
97
néocolonial ? Est-ce le rendement des liasses qu'il a abondamment distribuées
jusqu’en 1991 (avec le même talent que son ami Alfred Sirven, qu’il aurait un
moment abrité contre le mandat d’arrêt international émis par la juge Éva Joly) ?
Est-ce le fruit d’une intoxication par les Services, semblable à celle qui, en 1993,
souda les responsables français autour d’Habyarimana ? Est-ce le lien ancien d’un
général “progressiste” avec le régime angolais, rendu incontournable par son armée
suréquipée et ses gigantesques réserves pétrolières ? On reste en tout cas stupéfait
par l’appui inconditionnel et généralisé qu’a obtenu Sassou : de presque toute la
droite, bien sûr (chiraquienne, pasquaïenne, libérale, lepéniste), mais aussi d’une
partie de la gauche plurielle 103.
Ne parlons pas du très cher ami Roland Dumas, retraité pour excès de
gourmandise. Ni de Jacques Attali, autre personnage flamboyant du mitterrandisme,
qui est allé vendre l’image du régime Sassou auprès des institutions financières
internationales, puis s’est arrêté parce qu’on « ne pouvait plus le payer 104». Ni des
nostalgiques du stalinisme, qui imaginent Sassou en héraut du “progressisme”
(comme jadis l’Éthiopien Mengistu). Au siège même du Parti socialiste, le
responsable des relations internationales Pierre Guidoni aurait, selon La Lettre du
Continent 105, demandé au ministre de l’Intérieur de surveiller sur le territoire français
les « agissements de tous ceux qui alimentent la situation conflictuelle au Congo » 106.
Dans le langage officiel, il ne peut s’agir que des opposants à Sassou II - puisqu’il y
aurait la paix s’ils se laissaient écraser ! Jean-Pierre Chevènement ne semble pas
s’être fait beaucoup prier : le journaliste Henrik Lindell a « vu des agents des
Renseignements généraux français transmettre des informations concernant
l’opposition, très active ici [en France], directement à des représentants du régime
congolais 107».
Le ministre de l’Intérieur Pierre Oba a portes ouvertes chez son homologue
français. Pour la réorganisation de l’administration, et surtout la préparation “sur
mesures” des futurs scrutins, il a bénéficié de deux consultants idoines, Guy Lecocq
et Isabelle de Roux. Avec une Constitution sur mesures ajustée par l’expert favori
d’Eyadéma, l’ex-giscardien Charles Debbasch 108.
La rencontre entre le groupe d’amitié parlementaire France-Congo et
l’ambassadeur congolais Henri Lopes est symbolique de cette connivence de la
classe politique française. Le député André Berthol préside cette amicale
transpartisane. Un mois et demi après l’orgie meurtrière de fin décembre 1998 à
Brazzaville, il « dit le plaisir et l’honneur du groupe d’amitié de recevoir
l’ambassadeur et la délégation parlementaire dans les moments difficiles que
traverse actuellement le Congo. Il souhaite faire part des impressions qu’il a retirées
de sa mission à Brazzaville en décembre [...]. Il a tout d’abord constaté une réelle
volonté de conduire le processus de reconstruction politique du pays à son terme 109» !
L’ambassadeur Lopes précise « que des troupes angolaises interviennent dans le
cadre d’une politique régionale [...]. Quant aux Tchadiens présents, ce sont
quasiment des Congolais de souche ». Il suffisait d’oser cette “annexion”...
Cependant, la dégradation rapide de l’image du régime congolais a réveillé un
vieux réflexe françafricain : toujours avoir deux fers au feu. Le faiseur d’image
François Blanchard, qui encombrait de sa personne les premiers reportages télévisés
sur la victoire d’octobre 1997, où il congratulait Sassou triomphant 110, a montré le
. Parmi les oppositions les plus vives à ce soutien, il faut noter celle des députés Verts, en particulier Noël Mamère,
très tôt sur la brèche avec son assistant Patrick Farbiaz. Ils ont réussi à organiser le 15 novembre 1999 dans les locaux
de l’Assemblée nationale une journée Dialogue pour la paix qui a surpris par l’ampleur et la qualité de la présence
congolaise. Les députés vert et socialiste Marie-Hélène Aubert et Pierre Brana ont aussi tenu sur la pétro-dictature
congolaise des propos sans ambiguïté.
104
. Confidence d’un proche du président congolais.
105
. 15/07/1999. L’initiative survient en même temps que l’opération Hadès.
106
. On apprend un peu plus tard dans cette même Lettre du Continent (Ecoutes téléphoniques d’opposants à Paris,
30/09/1999) que la Direction nationale de l’antiterrorisme (DNAT), sous la férule du commissaire Roger Marion, ne
voyait pas d’inconvénient à remettre au ministère de l’Intérieur « d’un pays d’Afrique centrale » les écoutes
téléphoniques réalisées sur les opposants de ce pays résidant ou passant en France.
107
. Témoignage Chrétien, 09/12/1999.
108
. Cf. Les discrets experts électoraux de Pierre Oba et Charles Debbasch, in LdC des 08/10/1998 et 06/05/1999.
La Lettre du Continent du 28/10/1999 laisse clairement deviner la rémunération de ce service : 2,3 millions de francs.
109
. Compte-rendu de la réunion du groupe d’amitié France-Congo, 10/02/1999.
110
. Cf. La Françafrique, p. 314.
103
chemin. Ce spécialiste en relations publiques, de l’écurie du grand communicant
Thierry Saussez, “vend” les chefs d’État africains comme il a vendu des articles
ménagers. Sans transition, il a quitté Sassou II pour gérer la communication de l’exministre des Finances de Lissouba, Nguila Moungounga-Nkombo. Celui-ci, en exil
doré à Paris, se pose en porte-parole d’une partie de la rébellion 111. Le 13 janvier
1999, un petit-déjeuner est organisé en son honneur au Fouquet’s. Par François
Blanchard et le chiraquien Jean-François Probst, jusqu’alors laudateur de Sassou.
Le 16, Jacques Chirac est contraint de rassurer par téléphone son homologue de
Brazzaville : non, Probst n’était pas au Fouquet’s en mission commandée ; si Sassou
ne voulait pas que Probst change de bord, il aurait fallu songer à le payer... 112
Moungounga et sa tante Claudine Munari, égérie de l’ex-président Lissouba,
avaient sur celui-ci une influence prépondérante. Beaucoup de Congolais voient en
eux les instigateurs de la dérive prébendière du pouvoir lissoubien 113. Moungounga
aurait pu être le substitut rêvé de Sassou II...
Finalement, le rouleau compresseur de l’alliance pro-Sassou a presque tout
écrasé. La pression internationale a poussé le général à consentir aux vaincus, fin
décembre 1999, un accord de paix point trop humiliant. La fin d’une guerre atroce
était l’aspiration première des Congolais. Mais rien n’est résolu politiquement. Tout
est en place pour que se poursuive la même cuisine corrompue, qui a ruiné le pays
avant de lui tordre les entrailles.
Avant d’approfondir les antécédents et les dessous de cette cuisine, je ne résiste
pas au rappel de quelques grands principes de la politique française :
« La France [...] demeure au premier rang du combat pour la démocratie et les
droits de l'homme [...]. [Elle entend] s'interdire toute ingérence, de quelque nature
qu'elle soit, politique, militaire ou autre [en Afrique] » (Jacques Chirac, discours aux
ambassadeurs de France, 27/08/1997).
« La France maintiendra en Afrique une présence stabilisante et utile ». (Hubert
Védrine, interview au Monde du 29/08/1997).
. Un mouvement politico-militaire basé dans les régions de la vallée du Niari, le MLNC (Mouvement de libération
nationale du Congo), commandé par le colonel Mouléri.
112
. D’après Congo-B. Sassou II se bunkerise, in LdC du 21/01/1999.
113
. Olivier Vallée, dans Pouvoirs et politiques en Afrique, Desclée de Brouwer, 1999, n’est pas tendre non plus sur le
ministère Moungounga.
111
2. Sous et dessous du camarade Sassou.
« Réjouissons-nous : enfin un pays d'Afrique centrale où nous pouvons
encore mettre les pieds après une petite guerre. Pour une fois, c'est le
camp francophile qui l'a emporté... » (Un Français expatrié 114).
Principale richesse du Congo-Brazzaville, le pétrole devrait financer le bien-être
de ses 2 800 000 habitants. Il a plutôt surchauffé les luttes intestines, jusqu’au
déchaînement de milices ethnistes 115. Il a pollué et brûlé une aspiration démocratique
pourtant clairement exprimée. En une histoire ravageuse, Elf et les réseaux
françafricains connexes (jusque dans les officines élyséennes 116) n’ont cessé de faire
au Congo la politique de la France. Et la politique tout court, par procuration.
C’est du moins leur ambition. En 1991, une Conférence nationale souveraine est
venue la contrarier. Il était plus simple de réchauffer le plat du dictateur Denis
Sassou-Nguesso, un officier dont on avait pu apprécier, depuis 1963, l’intégration
de plus en plus manifeste à la famille et à l’esprit françafricains : il a rejoint, je l’ai
dit, l’obédience maçonnique héritière de l’esprit colonial, la très droitière Grande
Loge nationale française (GLNF), où se croisent dictateurs africains et ex-ministres
de la Coopération ; il a marié sa fille au parrain régional Omar Bongo ; lui qui joua
au marxiste pur et dur, il a noué de longues amitiés avec les chefs du RPR et les
“huiles” d’Elf ; il use en virtuose, avec son ami Sirven, de leurs émissaires, leurs
barbouzes, leurs trafiquants d’armes, leurs communicants, leurs circuits de
financement. Un tel homme paraît insubmersible. Voyons comment ce sécurocrate
séduisant a “croqué” le Congo. Avec l’indéfectible bienveillance d’une entreprise
politico-militaro-financiaro-pétrolière : Elf, pour faire bref.
De la révolution à la néocolonie
Durant les deux années qui ont suivi l’indépendance (1960), le CongoBrazzaville goûte une relative démocratie : pluripartisme, liberté d’association et
d’expression. Puis son abbé-président, Fulbert Youlou, veut durcir son pouvoir. Il
est renversé à la mi-août 1963 par une révolution sociale.
Les “révolutionnaires”, parmi lesquels Pascal Lissouba, adoptent l'idéologie du
socialisme scientifique et créent un parti unique, le MNR (Mouvement national de la
Révolution). Le président de l'Assemblée nationale, Alphonse Massamba-Débat,
devient président de la République. Mais un groupe remuant d'officiers
“progressistes”, dont le sous-lieutenant Denis Sassou Nguesso, cherche à imposer sa
loi. Il y parvient en juillet 1968. Marien Ngouabi, l'un des putschistes, est porté à la
tête du Conseil national de la Révolution. Le parti unique s'appelle désormais le
PCT, Parti congolais du travail. L'Internationale et le drapeau rouge deviennent
l'hymne et l'emblème nationaux. L'économie est étatisée. Premier pays marxisteléniniste d'Afrique, le Congo le restera officiellement 23 ans. Un savoureux passage
de la confession de l’ancien PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent 117, permet de
relativiser l’idéologie affichée : soulignant le rôle central d’Elf dans la présence
française en Afrique francophone, il donne l’exemple « du Congo, devenu quelque
temps marxiste, toujours sous contrôle d'Elf ». L’identité du contrôleur local n’est
pas un mystère.
Le régime est policier. Il est agité de luttes intestines et régionales, qui s’achèvent
en “rectifications idéologiques”. Sassou Nguesso commande le Groupe aéroporté
(GAP) dont sont issus les maîtres du pays. Il organise et commande la sécurité
d'État. Une série de dirigeants, Kiganga et ses amis, sont éliminés en 1970. En 1972,
. Cité par Le Figaro du 22/06/1998.
. J’emploie à dessein l’adjectif « ethnistes » plutôt qu’« ethniques », approuvant tout à fait ce propos de Catherine
Coquery-Vidrovitch : « C’est le racisme qui engendre les pogroms et qui aboutit à des conduites de génocide : c’est
une pure construction idéologique [...] [qui vient opposer] ceux qui vivent ensemble depuis des siècles [...]. Ce n’est
pas un problème “ethnique” [...] mais, bel et bien, en pleine modernité, la manipulation féroce des pulsions et des
conduites de groupes dans une lutte aiguë pour le pouvoir » (Du bon usage de l’ethnicité, in Le Monde diplomatique,
07/1994).
116
. Jacques Chirac se comporte avec Denis Sassou-Nguesso beaucoup plus en tête de réseau qu’en chef de l’État.
Comme ses deux prédécesseurs Mitterrand et Giscard.
117
. Dans L'Express du 12/12/1996.
114
115
c’est au tour d’Ange Diawara et de la gauche historique du PCT. Une centaine de
personnes sont exécutées.
En 1976, le président Marien Ngouabi commet deux erreurs : il discute avec son
prédécesseur Massamba-Débat d’un assouplissement du régime ; il se chamaille
avec Elf. Il accuse la compagnie de “mauvaise foi” dans l’exécution des contrats et
de rétention dans la production. Le 10 octobre 1976, il décide d’augmenter la
fiscalité sur le pétrole. Elf n’apprécie pas. Cela pourrait donner des idées à d’autres
pays, et donc minorer durablement les bénéfices. Le général en chef d’Elf, Pierre
Guillaumat, organise l’asphyxie financière du régime. En mars 1977, Marien
Ngouabi est assassiné. Il est la première victime d’un complot à tiroirs, dont tout
concourt à suggérer qu’il a été organisé par le chef des services de sécurité, le
colonel Sassou Nguesso. S’en suit l’élimination de deux personnalités influentes, et
donc gênantes : le cardinal Émile Biayenda et l’ex-président Massamba-Débat 118. Les
assassins ne pourront pas parler : Sassou les fait exécuter sans jugement. Il promeut
à la présidence le général Jacques-Joachim Yhombi Opango.
Les revendications congolaises sur le pétrole d’Elf sont abandonnées, les vannes
pétrolières et financières se rouvrent. Une lettre du 18 mai 1994, dont le fac-similé a
été publié en 1998 par le rassemblement d’opposition ERDDUN 119, éclairerait s’il
était nécessaire les circonstances de l’élimination de Ngouabi, en 1977. Elle est
adressée par le général d’armée Denis Sassou Nguesso, alors écarté du pouvoir, à
l’ambassadeur de France au Congo, Michel André : « Lissouba doit être sacrifié.
Alors, afin que l’opération puisse être un succès comme ce fut le cas en 1977, Elf
doit de nouveau nous apporter son soutien financier ».
Le 5 février 1979, Sassou accède enfin officiellement au sommet de l’État. Il
embastille pour 13 ans Yhombi Opango. Le pétrole coule à flots sous le règne de
Sassou I (1979-91) 120, qui n’est pas cependant un long fleuve tranquille. La
Conférence nationale souveraine lui imputera trois mille assassinats. Le capitaine
Pierre Anga, membre du Comité militaire, après avoir longuement enquêté sur
l'assassinat du président Ngouabi, ose accuser Sassou de l’avoir organisé. Il est
assigné à résidence dans son village natal d’Owando. En 1988, prétextant une
rébellion, Sassou y dépêche l'armée, les blindés et l'artillerie. Un massacre s'en suit,
de plusieurs centaines de personnes - trois mille selon des opposants. Qui donc a
transporté les troupes et leurs armes lourdes ? Un avion militaire français C 130.
Jacques Chirac achevait son mandat de Premier ministre.
Entre 1979 et 1991, la production pétrolière congolaise a doublé. Sassou I
encaisse non seulement les “royalties” correspondantes, mais 6 milliards de dollars
de dettes. De quoi se faire des amis. Et se tailler une armée sur mesures, recrutée sur
une base ethniste dans son Nord natal.
Comme dans le Zaïre voisin, l’argent très inégalement redistribué,
l’insupportable fardeau de la dette et la faillite du pays finissent par exaspérer la
population. Elle le fait savoir en imposant, début 1991, une Conférence nationale
souveraine (CNS). Même le syndicat officiel est monté au créneau, sous l’impulsion
de son dirigeant Bokamba Yangouma. La défection de ce baron du régime a une
explication personnelle. L’exposer éclairera les contradictions françafricaines - qui
vont parfois jusqu’à cajoler les assassins de Français innocents.
Funeste DC10
Le 19 septembre 1989, le DC10 Brazzaville-N’Djaména-Paris de la compagnie
. Celui-ci a été faussement présenté comme l’instigateur de l’assassinat du Nordiste Ngouabi. D’où un déchaînement
ethniste meurtrier, dont a témoigné devant la Conférence nationale souveraine un officier proche de Sassou, le
capitaine Nicolas Okongo : « Il fallait tuer, tuer les Massamba-Débat, il fallait tuer les Bakongos qui étaient
présentés comme les assassins de notre frère. Il ne fallait pas leur laisser un jour de plus. Nous en avons tellement
tué que même nos propres épouses nous ont téléphoné pour exprimer leur désapprobation. [...] Nous étions
devenus comme fous, nous avions peur ». Cité par Songi-Songi, n° 8-9, 11-12/1997. Un coup de billard sophistiqué.
119
. Elf-Aquitaine et les dessous de la tragédie congolaise. Dossier de presse publié par ERDDUN-France, 07/1998,
p. 19. Le document paraît authentique, mais il faudrait une expertise pour écarter l’hypothèse de ces faux dont
l’histoire politique congolaise est trop riche. Les phrases citées ici ne font que résumer des faits par ailleurs
historiquement établis : la rivalité meurtrière Sassou-Lissouba, et la connivence putschiste Elf-Sassou.
120
. Le budget passe de 1,37 milliards de FF en 1979 à 10,35 milliards en 1985 (avant de redescendre à 5 ou 6
milliards de 1989 à 1992 et 4,2 milliards en 1996). La première moitié du règne de Sassou I (1979-1991) a coïncidé
avec les vaches grasses de la rente pétrolière.
118
UTA s’écrase dans le désert nigérien, après son escale dans la capitale tchadienne.
Les 171 occupants périssent. L’enquête du juge Bruguière et le procès de mars 1999
ont abouti à la condamnation par contumace de six Libyens : cinq membres des
services secrets, dont Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi, et un diplomate en
poste à Brazzaville. Le juge antiterroriste français a négligé les complicités
congolaises, pourtant notoires. Les policiers brazzavillois qui ont enregistré les
procès-verbaux des témoignages sont tous morts, dans des conditions troublantes 121.
Fin 1996, l’opposant centrafricain Claude-Richard Ngouandji a fait deux
dépositions accablantes devant le procureur et un juge d’instruction de Brazzaville 122.
En 1986, il s’était rendu en Libye pour demander un appui financier de Kadhafi. En
août 1987, il est contacté par l’ambassade libyenne au Congo-B, où il était exilé. On
lui propose une aide sous conditions. Il doit remettre des explosifs à un bagagiste
d’Air-Afrique, qui les introduira dans la soute d’un avion d’UTA, dissimulés dans
un cageot de fruits. Muni de son dangereux colis, il juge plus prudent d’aller
s’expliquer avec un officier du Renseignement militaire congolais, Makoundzi. De
fil en aiguille, il est conduit à Camille Oko, cousin du président Sassou Nguesso et
directeur de la Contre-intelligence. Ce dernier enferme les explosifs dans son coffre,
appelle devant Ngouandji son cousin Sassou et lui fait un récit circonstancié de la
découverte. Le président charge Oko de féliciter Ngouandji... qui est arrêté quelques
semaines plus tard et menacé d’extradition en Centrafrique. Il ne sera libéré, et
expulsé, que grâce à l’intervention de ses amis et à de multiples pressions : le HCR,
la Croix Rouge, le président burkinabè Sankara, entre autres. Ainsi, deux ans avant
l’attentat contre l’avion d’UTA, le dictateur congolais en connaissait parfaitement
l’instigateur et le mode d’emploi. Il continua de réserver le meilleur accueil aux
agents libyens à Brazzaville. Son absence totale de réaction vaut complicité.
D’autant que plusieurs proches de Sassou s’abstiennent au dernier moment de
prendre le vol UTA du 19 septembre 1989, alors qu’ils y étaient enregistrés 123. Le
fâcheux destin auquel paraît promis le DC10 parvient aux oreilles du ministre
Oxance Ikonga. C’est un ami du président tchadien Hissène Habré, de plus en plus
mal vu à Paris, et bête noire de Tripoli. Habré est lui aussi inscrit sur ce vol, à
l’escale de N’Djaména. Il était peut-être la première cible de l’attentat. Prévenu par
Ikonga, Habré ne prend pas l’avion piégé. Ikonga mourra peu après, empoisonné
semble-t-il. “À la roumaine”.
Curieusement, le général congolais Dabira affirme que son fils est mort dans
l’explosion du DC10, alors qu’il est descendu à l’escale de N’Djaména. Il vivrait au
Maroc, et se rendrait régulièrement à Paris rencontrer ses parents, qui y résident.
Aurait-il trempé dans l’attentat ? Cette question ne lui a pas été posée par le juge
Bruguière. Informé des témoignages recueillis au Congo, il parle à leur propos
d’« invention africaine ». Ce juge se pose, étrangement, en combattant de la
« raison d’État » 124. Au moment des dépositions de Ngouandji, Sassou Nguesso,
l’ami de toute la droite française (et au-delà) s’apprêtait à reconquérir le pouvoir à
Brazzaville...
Quant à Kadhafi, protégé par Sassou dans ses œuvres détonantes, c’est un faux
ennemi, ou bien plutôt un ami de la Françafrique 125. Alors, on fait vraiment tout pour
fermer la parenthèse sur les morts du DC10. Kadhafi pense acheter l’amnésie par un
“dédommagement” forfaitaire de 211 millions de francs, mais la mise en sommeil est
troublée à l’automne 1999 par l’instruction d’une plainte contre le leader libyen : en
fin de carrière, le juge Bruguière s’est mis à préférer les victimes à la raison d’État.
Il n’est pas le seul à s’être ainsi converti. L’un des piliers du régime Sassou I, le
leader syndical Bokamba Yangouma, n’avait pas été mis dans la confidence de
l’attentat. Il laissera s’envoler sa fille. Il ne le pardonnera pas à Sassou. Un an plus
tard, il lâchera les salariés contre lui, apportant un soutien décisif aux partisans
d’une Conférence nationale souveraine.
. CERDEC. Communiqué du 09/03/1999.
. Les 22/11 et 03/12/1996. La suite s’appuie sur des procès-verbaux publiés par Songi-Songi, n° 3, 02/1997.
123
. Apounou Oba, Edgard Ngakosso, Clément Mouamba.
124
. Selon Patricia Tourancheau, L’ultime baroud de “l’Amiral”, in Libération du 08/10/1999.
125
. Cf. La Françafrique, p. 203-221 et 255. Voir aussi plus loin les chapitres 5, 6 et 17.
121
122
Une nation pas vraiment souveraine
Durant un peu plus de cent jours (25 février-10 juin 1991), le peuple suit
passionnément un débat politique de haute tenue. Un moment fondateur. Le bilan est
tiré de trois décennies d’indépendance. Le dictateur est formellement condamné pour
ses turpitudes 126, ses crimes et ses détournements, mais l’ambiance n’est pas à la
vengeance. Il bat sa coulpe : « L'avenir de la démocratie appartient non à ceux qui
prétendent être innocents, purs et sans tache, mais à ceux qui sauront se convertir
à cette nouvelle exigence 127».
Sensible à cette offre de conversion, la CNS maintient Sassou à la tête de l’État.
Elle transfère cependant ses prérogatives à un Premier ministre de transition. Elle
élit à ce poste André Milongo et décrète la fin du parti unique. Elle demande aussi
un audit sur la gestion de l’or noir : la Banque mondiale a fait remarquer que le
rendement de l’exploitation pétrolière était, curieusement, « l’un des plus bas du
monde 128». Ni Jacques Chirac, ni Charles Pasqua, ni Elf, ni Omar Bongo, gendre de
Sassou, n’admettent ce scénario. Le général-président complote immédiatement avec
eux. Leur implication concertée est démontrée. En perquisitionnant la Tour Elf, les
juges Joly et Vichnievsky ont saisi dans le coffre-fort du colonel Jean-Pierre Daniel,
responsable de la sécurité du groupe pétrolier, deux notes rédigées en 1991 129. J’ai
été moi-même saisi à leur lecture, un peu comme lorsque deux projecteurs
s’allument dans l’aven d’Orgnac. Tout un monde souterrain se découvre.
« 23 avril 1991. Compte-rendu entrevue avec M. Tarallo. [...] B. [...] vient de voir
Sassou et lui a proposé d’exécuter les opposants qui lui seraient désignés. Sassou
vient de recevoir les pièces des blindés achetés par l’intermédiaire de M’Baye
[directeur du Renseignement gabonais] . Transport aérien de Genève à LBV [Libreville
] , puis ensuite LBV-Brazza ».
Autrement dit, le patron d’Elf en Afrique, André Tarallo, s’intéresse jusque dans
le détail à l’armement d’un président bridé par la Conférence nationale souveraine.
Tarallo est très proche de Charles Pasqua, et en bons termes avec Jacques Chirac. Il
suit l’activité de l’exécuteur B. On s’oblige à ne pas penser au capitaine Barril. Pure
coïncidence, le 4 avril 1991, un article de Libération signé du pseudonyme Éric
Landal (en réalité Pierre Péan) signalait que quatre mercenaires, recrutés par la
société SECRETS de Barril, étaient allés donner un coup de main au général
Sassou. Le recruteur aurait été l’ancien adjudant Gérard Louis 130. Cet article est à
rapprocher de la seconde note du colonel Daniel, datée du 27 novembre 1991 et tout
à fait explicite :
« [Le chef d’état-major congolais Jean-Marie Mokoko] a rejoint Brazza le 26
novembre. Sassou doit essayer de le persuader d’agir. Bongo, dès son retour le 25,
avait téléphoné à Sassou dans le même sens. L’entretien du 24 novembre chez A.T.
[André Tarallo] n’avait pas atteint le but recherché. Mokoko reste légal mais ne va
rien entreprendre... sauf si le gouvernement [installé par la CNS] ne tient pas ses
promesses. [...] Une équipe de mercenaires est prête à agir depuis LBV-MarchianiLeandri [le tandem-clef du réseau Pasqua] . [...] Appel de Maurice [Robert, prédécesseur
du colonel Daniel à la sécurité d’Elf, ancien chef des services secrets français en Afrique,
pivot du réseau Foccart-Chirac] le 27 novembre : Leandri vient de rentrer de Brazza
avec vraisemblablement Marchiani ».
La note signale ensuite l’arrivée de quatre Corses dans l’île de Sao Tomé, où se
préparait l’opération pro-Sassou. Cette frénésie putschiste d’Elf et des réseaux se
. Dont une pratique non anodine, imitée de Mobutu (cf. le film de Thierry Michel, Mobutu, roi du Zaïre). Mari de la
sœur cadette de Marie-Antoinette Sassou Nguesso, le commandant Louis Mazéla a eu le courage de témoigner que le
président lui prenait son épouse, « comme il a fait et continue de le faire pour des dizaines et des dizaines de ses
meilleurs compagnons et ministres ». Une façon de posséder son entourage, de l’humilier, voire une pratique
fétichiste permettant de dominer l’esprit de l’autre en regardant la nudité de sa femme. Cf. Songi-Songi, n° 8-9, 1112/1997.
127
. Cité par un admirateur, l’ancien ministre Bernard Debré (Le retour du Mwami, Ramsay, 1998, p. 250).
128
. Selon Martial Cozette, auditionné par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières. Pétrole et
éthique, rapport cité, t. I, p. 119.
129
. Citées par Karl Laske (Chute d’une barbouze, in Libération du 21/07/1998).
130
. Paul Barril a attaqué cet article en diffamation, jusqu’en appel et cassation : par trois fois, il a été condamné à
verser des dommages et intérêts à Libération. Cf. Frank Johannès, Le journaliste Pierre Péan mis en examen, in
Libération du 02/04/1996.
126
retrouve dans un souvenir de Christine Deviers-Joncour, confirmé par son amant
Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand. Au
début des années quatre-vingt-dix, à la Tour Elf, la belle était entrée dans le bureau
d’Alfred Sirven, caïd de la compagnie :
« [Elle surprend Sirven] donnant des ordres au téléphone comme un véritable chef
de guerre : “Il faut garder des réserves, surprendre à tel endroit, attaquer à tel
autre... ”. “Je me suis aussitôt précipitée au Quai d’Orsay et j’ai mis Roland en
garde : ‘Fred est en train de monter un coup d’État au Congo’. [...] Mais Roland a
pris cela à la rigolade : ‘Ne t’en occupe pas’, m’a-t-il dit. J’ai alors compris qu’il
était parfaitement au courant, et que Sirven agissait avec son plein accord, si ce
n’est à son initiative”. [...]
Roland Dumas nous l’a confirmé en tout point : “C’est vrai que Christine est
venue me raconter cela et que je lui ai dit de ne pas s’en occuper. C’était Omar
Bongo qui voulait écarter Pascal Lissouba 131 pour remettre son beau-père SassouNguesso en selle. Vous vous souvenez ? Les armes transitaient par le Gabon !” 132».
Comme indiqué dans la note du colonel Daniel, Sao Tomé a été une base durable
des offensives pro-Sassou. Début 1995, plusieurs sources confirmaient au
journaliste du Monde Éric Fottorino que le ministre de l’Intérieur d’alors, Charles
Pasqua, contribuait à soutenir Sassou en armes et en hommes entraînés. Avec ces
précisions :
« Si le lieu de passage se situe à la frontière du Gabon et du Nord congolais, à
hauteur d’un campement de la garde présidentielle d’Omar Bongo, la base arrière
de l’appui logistique est l’île de Sao Tomé. Cette île est très appréciée par Francis
Dominici, le frère de l’ancien ambassadeur de France au Gabon. Chef de mission
de coopération, “Cici” défend là-bas un projet de zone franche qui déplaît beaucoup
à Paris. “C’est un projet très opaque de la filière Pasqua, s’émeut un haut
fonctionnaire, mais Elf s’y intéresse” 133».
Le 15 janvier 1992, le président Sassou... tente un coup d’État, qui échoue grâce
à la mobilisation de la population. Chargé de l’audit pétrolier, le cabinet Arthur
Andersen y renonce, invoquant la « force majeure » : les compagnies, Elf en tête,
bloquent systématiquement l’accès aux éléments comptables et aux données
financières 134.
Gâcheurs de démocratie, dictateur non repenti
Le processus de démocratisation va cependant jusqu’à son terme - formellement
tout au moins. Une Constitution est adoptée par référendum, avec 97 % des
suffrages. Pascal Lissouba est élu à la présidence de la République, avec 60 % des
voix. Éliminé au premier tour, Sassou l’a soutenu au second, contre Bernard
Kolelas.
Mais Lissouba se montre ingrat avec son allié de la dernière heure. Sassou doit
renoncer au pouvoir. Il se retire dans son fief d’Oyo avec l’essentiel des 397
hommes du Groupement aéroporté de parachutistes, surnommés les « Gâtés », et
une grande partie des armes de la Garde présidentielle. Il va conserver, et pour
cause, une influence décisive sur l’armée qu’il a modelée. Partageant son temps
entre ses résidences en France et son village au Congo, où il est entouré de
conseillers libyens et marocains, il rassemble les moyens de son retour au pouvoir.
Par la force, puisque tous les scrutins ont montré que son camp, ou plutôt son clan,
était très largement rejeté par le suffrage populaire.
Pascal Lissouba est lui aussi un vétéran du Parti congolais du travail et de ses
luttes intestines, amnistiées par la Conférence nationale souveraine. A priori, il n’a
pas la tâche facile : l’armée est acquise à Sassou, l’endettement est colossal, Elf
. En fait André Milongo, Lissouba n’étant pas encore élu.
. Sara Daniel et Airy Routier, Roland Dumas. Comment l’affaire a basculé, in Le Nouvel Observateur du
25/03/1999. Christine Deviers-Joncour m’avait tenu les mêmes propos début 1999.
133
. Éric Fottorino, Charles Pasqua l’Africain, in Le Monde du 04/03/1995. Le journaliste ajoute que le ministre
Pasqua a obtenu 3 millions de francs du Fonds d’aide et de coopération pour la police de ce territoire modeste.
134
. Lettre du 18/12/1991, publiée par NIRV, 01/1998. Arthur Andersen estimait aussi, sans doute, que ces compagnies
sont à moyen terme une meilleure clientèle que la frêle démocratie congolaise.
131
132
impose une diète financière à un État en cessation de paiement. Sassou I a laissé les
caisses vides : le pétrole est hypothéqué jusqu’en 2001. Lissouba parvient à
desserrer l’étau en mettant Elf en concurrence (ô sacrilège !) avec des pétroliers US.
Le 27 avril 1993, il obtient de la firme américaine Oxy (Occidental Petroleum) 135 un
versement de 150 millions de dollars, contre un accès direct à une partie du pétrole
congolais. Une brèche considérable est ouverte dans l’hégémonie d’Elf, obligée de
payer très cher pour rattraper le coup.
Mais Lissouba se fourvoie politiquement. Au lieu de miser sur l’adhésion
populaire capitalisée par la CNS, il entre littéralement en guerre avec le maire de
Brazzaville Bernard Kolelas, héraut du Pool. Pour l’affronter, et pour se garder de
Sassou, il choisit de se doter de milices ethnistes, formées de jeunes désœuvrés et
“chanvrés” 136.
C’est l’engrenage. Kolelas et Sassou se dotent aussi de milices, respectivement
les Ninjas et les Cobras. Ces derniers sont créés en novembre 1993 par les colonels
Ngakala et Oba, proches de Sassou. Ils sont entraînés par d’anciens militaires, à
commencer par les « Gâtés », ou Bérets rouges. Lissouba de son côté, pour équiper
son armée personnelle et s’assurer une retraite confortable, entre dans le grand jeu
de la corruption. Elf, qui continue d’être en relation avec Sassou 137, abonde aussi le
camp de Lissouba : le Président est le gardien officiel des robinets du pétrole. Sous
l’influence délétère de sa conseillère Claudine Munari, l’élu du peuple rejoint la
Françafrique, ses pompes et ses loges 138.
Une gestion ruineuse, une politique ethnicisée et manœuvrière : Pascal Lissouba
n’est pas en très bonne posture pour le scrutin présidentiel de juillet 1997. Sassou
Nguesso non plus. Mais il est surarmé, et dispose à l’étranger de solides alliances.
J’ai évoqué au chapitre précédent le sinistre « général Giap », Jean-Marie Tassoua.
Ce fidèle de Sassou, ex-directeur des assurances congolaises, ancien de Paribas,
admet qu’en janvier 1995 son leader lui a confié la délicate charge de « traficoter un
peu pour s’armer. En Angola, en Afrique du Sud, en Namibie ou en France, ce
sont surtout les relations du président qui nous ont permis de gagner la guerre 139».
Jacques Chirac et Charles Pasqua, ainsi que l’émissaire Jean-Yves Ollivier,
comptent indubitablement parmi ces relations. Mi-1995, au début du gouvernement
Juppé, l’Élysée a mis le frein sur les velléités putschistes de Sassou 140. Le frein est
ôté fin 1996. Le 1er novembre à 17h30, Chirac reçoit en secret Sassou Nguesso et
son gendre gabonais Omar Bongo 141. Le 3 juin 1997, 25 tonnes de fret partent du
Bourget à destination des partisans de Sassou, via le Gabon 142. Le 5 juin, à l’amorce
d’une guerre civile qui va détruire Brazzaville, le général congolais se concerte
durant une heure au téléphone avec Jacques Chirac 143.
Bien entendu, Sassou attribuera au président Lissouba la responsabilité du
déclenchement de cette guerre. À l’aube du 5 juin, il est retranché avec ses miliciens
dans sa résidence brazzavilloise. Arrive une troupe “loyaliste” 144. Elle veut arrêter les
auteurs de plusieurs assassinats commis lors de la campagne électorale. Sassou se
pose en agressé. La version de son ancien mentor Thierry Saussez, reçu chez Sassou
. L’épouvantail américain est agité pour dénoncer l’opération et la faire échouer, mais l’origine de l’affaire n’est pas
si simple. Selon Olivier Vallée, « Oxy, dont les capitaux et le management sont en grande partie originaires du MoyenOrient », a été introduite auprès de Lissouba « par une filière libanaise » (Pouvoirs et politiques en Afrique, op. cit.,
p. 70).
136
. Soucieux d'améliorer l'ordinaire, les chefs des factions congolaises parrainent la production et le trafic de drogues,
dont le chanvre. “Chanvrés”, leurs miliciens n'en sont que plus violents. Cf. La Dépêche internationale des drogues,
10/1995.
137
. Deux ministres de Lissouba ont accusé Elf d'avoir versé 150 millions de dollars en 1995 à Sassou Nguesso. De
quoi fourbir une guerre civile... Cf. Claude Angeli, Elf tiraillé au Congo, in Le Canard enchaîné du 03/09/1997.
138
. Pascal Lissouba s'est fait initier à Besançon dans une loge du Grand-Orient de France (GODF) ; il a pris pour
conseillers financiers l'ancien Grand Maître du GODF, Jean-Pierre Prouteau, longtemps président des “investisseurs”
français en Afrique, et Pierre Moussa, proche de Jacques Chirac ; il est allé en pèlerinage à Colombey avec Jacques
Foccart. D'après Antoine Glaser et Stephen Smith, L'Afrique sans Africains, Stock, 1994, p. 128-129.
139
. Cité par Caroline Dumay, La percée du Giap congolais, in Le Figaro du 20/10/1997.
140
. Si l’on en croit C. Angeli, Chirac intrigue pour éviter un coup d’État, in Le Canard enchaîné du 21/11/1995.
141
. Selon C. Angeli, Chirac au standard “africain” de l’Élysée, in Le Canard enchaîné du 17/09/1997.
142
. Cf. C. Angeli, Le très curieux périple de 25 tonnes de fret bizarre entre Paris, le Gabon et le Congo , in Le
Canard enchaîné du 13/08/1997.
143
. Selon l’aveu de Jean-Marie Tassoua, in C. Dumay, art. cité.
144
. Ce n’est pas vraiment sûr. Certains affirment que le contingent en question n’était pas fâché de fournir un prétexte
au putsch sassouiste.
135
fin mai 1997, donne plutôt l’impression d’un coup monté, parfaitement “assuré” :
Sassou Nguesso « nous reçoit normalement, sans aucun signe d’inquiétude. Tout
au plus avons-nous pu noter un renforcement de la sécurité devant et dans la
propriété, un véritable mur humain de gardes en armes [...]. Sassou Nguesso [...]
détaille calmement le plan de l’attaque que va effectivement connaître sa résidence
et qui, selon lui, est destinée à s’emparer de sa personne, morte ou vive. Il précise
que l’assaut devrait intervenir dans quarante-huit heures [...]. Sassou Nguesso nous
annonce qu’il le repoussera, mais qu’aussitôt une partie de l’armée se ralliera à sa
cause et que cette guerre, qu’il n’aura pas voulue, durera un an 145».
Autre facteur de guerre : le président Lissouba a fini par obliger les compagnies
pétrolières à quasi doubler la part du Congo dans les revenus de l’or noir, de 17 à
33 %. Il veut aussi accroître la responsabilité du pouvoir congolais dans la gestion
du pactole, par un accord de partage de production (un “partenariat”) plutôt que
d’en rester au système de concession. Comme en 1977, Sassou a sorti semble-t-il
une carte maîtresse : selon Bernard Kolelas, il a promis à Elf et ses consœurs, dont
l’américaine Chevron, d’en revenir aux 17 % et de laisser tomber le “partenariat” 146.
Je ne reviendrai pas sur le soutien massif que Sassou a reçu de la Françafrique
durant la guerre civile de 1997 147, malgré les déclarations officielles de neutralité 148 :
fournitures d’armes, de mercenaires et d’avions, envoi de contingents tchadien et
marocain. Pierre Aïm aurait joué un rôle non négligeable dans le montage de ces
interventions, si l’on en croit l’opposition tchadienne. Mais c’est l’intervention de
l’Angola qui décida du sort des armes. D’autant que se constituait le 29 août un
front anti-Sassou, l'Espace républicain pour la défense de la démocratie et de l'unité
nationale (ERDDUN), rassemblant 90 % des parlementaires et des élus locaux.
Bernard Kolelas, son président, devenait un Premier ministre à la représentativité
peu contestable.
L’éditorialiste Alexandre Adler, proche de Jacques Chirac, ne cache rien : la
France « appuie la nouvelle alliance dans l'Atlantique Sud du Congo-Brazzaville de
Sassou-Nguesso et du Gabon avec le nouveau protégé d'Elf-Erap que devient
insensiblement l'Angola postcommuniste 149». Une alliance publiquement saluée l’été
suivant par Jacques Chirac lui-même, lors de sa visite officielle à Luanda. Il est
temps de chercher à qui profite le crime. Ils sont nombreux. Il me faut introduire le
lecteur dans un univers aussi enchevêtré que les romans de Dostoïevski - à parcourir
en souplesse, sans accrocher à la première lecture. Avec un premier fil conducteur :
où se décide le sort des Congolais ?
Elf donne la mesure
« C’est clair, au Congo-Brazzaville, chaque balle a été payée par Elf », nous
confiait une personnalité socialiste. Je me permets de repartir de La Françafrique :
« La stratégie du groupe pétrolier [Elf] a été déterminante. Alors qu'il vient
d'enchaîner les découvertes de champs pétroliers majeurs au large des côtes
angolaise et congolaise, il voyait cet eldorado marin exposé à la vague
révolutionnaire issue de la région des Grands lacs. Les régimes corrompus du
Gabon, du Cameroun et de Guinée équatoriale étaient menacés. Celui de
Brazzaville sombrait... Il y avait le feu au lac... de pétrole ! Des bateaux-navettes
ordinairement utilisés par Elf ont débarqué des unités angolaises et des “Cobras” de
Nguesso pour s'emparer du port de Pointe-Noire, centre névralgique de
l'exploitation pétrolière et clef de la conquête du Congo.
Opportunément, en 1996, le réseau Pasqua-Marchiani avait gavé d'armements
russes les troupes angolaises. [..] À l'Élysée, Jacques Chirac n'avait donc plus, en
. Le pouvoir des mentors, Éditions n° 1, 1999, p. 132-133.
. Ed Marek, « The U.S. abandoned us », NCN, 10/09/1999.
147
. Cf. La Françafrique, p. 310-315.
148
. Pour Antoine Glaser et Stephen Smith (entretien à La Libre Belgique du 03/11/1997), ce genre de dédoublement,
entre le discours officiel et l’action des lobbies qui gravitent autour de l’État, permet à la France de « gagner sur tous
les tableaux ». Stephen Smith assure par ailleurs que, durant la guerre civile au Congo-B, « le président Chirac n'a
rien voulu faire [...], converti à une politique africaine d'inaction » (Les puissances africaines dament le pion à
l'Occident, in Libération du 16/10/1997). Une conversion qui semble aussi sincère que celle de Sassou I lors de la
Conférence nationale souveraine...
149
. Les Grands Lacs et la France, in L'Express du 05/02/1998. Elf-Erap est la maison-mère d’Elf-Aquitaine.
145
146
ligne directe avec l'ami Bongo, qu'à sceller la coalition anti-Lissouba, sans lésiner
sur les moyens proprement français : l'armée de l’Air et les Services spécialisés
dans les trafics d'armes. Les services secrets de l'État et ceux d'Elf, rappelons-le,
ont beaucoup d'agents en commun. Depuis le temps du Biafra, ils savent organiser
conjointement des livraisons occultes d'armements 150».
Toutefois, ce serait faire injure à la réputation d’Elf que d’omettre le fait
suivant : elle a armé les deux côtés, comme elle le fit jadis - et le faisait encore
jusqu’en 1999 - dans la guerre civile angolaise 151. Elle a continué de verser des
redevances mensuelles au gouvernement de Lissouba, jusqu’à ce que sa chute soit
assurée. Elle aurait garanti ses achats d'armes en Iran, au Kirghizistan et en exYougoslavie. Deux anciens dirigeants d'Elf, encore très liés au groupe, se seraient
fortement impliqués dans ces achats, avec l'argent de la célèbre mais discrète banque
FIBA (la tirelire Elf-Bongo) 152. Toutes les victimes de la guerre civile peuvent donc
dire : « Merci, Elf ! ».
L’ancien ministre de la Coopération Jean-Pierre Cot en reste tout perplexe :
« L'affaire du Congo-Brazzaville pose problème. S'il s'agit pour nous de ne plus
intervenir avec notre mission militaire de coopération, ou par les accords de
défense, mais par l'intermédiaire d'une société pétrolière, en l'occurrence Elf, je ne
vois pas très bien où est l'avantage en fin de compte 153».
« Aujourd'hui encore, la France, dans certains pays d'Afrique, se confond avec
Elf », diagnostiquaient en 1994 trois journalistes très informés. Au Gabon et au
Congo, « Elf est depuis les années 60, années des indépendances, plus qu'une simple
compagnie pétrolière : tout à la fois la banque et le parrain des pouvoirs locaux 154».
C’est toujours vrai. Cela risque de l’être davantage avec le doublement de puissance
du groupe Elf-TotalFina. Le Monde osera-t-il encore titiller l’un de ses plus gros
actionnaires ? Son questionnement restait timide mi-1997, mais il avait le mérite
d’être posé 155 :
« Avant d'incriminer la démocratie [dont, selon certains, la crise congolaise
confirmerait l'inadaptation à tout ou partie du continent africain] , mieux vaudrait
s'interroger sur l'influence déstabilisatrice qu'a pu avoir la seule vraie puissance
économique du pays : Elf [...]. Si la France peut quelque chose au Congo, c'est sans
doute de ce côté-ci qu'il faut regarder ».
La France des “décideurs” s’en gardera bien. Peut-elle regarder Elf dans les yeux
sans en être aveuglée ? Visé lui aussi par les enquêtes des juges Joly et Vichnievsky
alors qu’il était encore président du Congo-Brazza, Pascal Lissouba se serait
rebiffé : « Si je suis impliqué officiellement, je ferai des révélations fracassantes
qui ne manqueront pas d'avoir de graves répercussions intérieures françaises 156».
Il avait demandé à Jack Sigolet, un associé du président d’Elf-Gabon, André
Tarallo, de créer une Société financière congolaise (SFC), théoriquement destinée à
aider les petites et moyennes entreprises. En pratique, selon un audit réalisé par le
cabinet Ernst & Young, la SFC aurait plutôt servi de “caisse noire”, pour
récompenser en France les prestations de “professionnels” et de personnalités
politiques amies 157.
Plus ennuyeux pour Elf, la justice française a fait saisir durant l’été 1998 les
comptes de trois de ses filiales, dans une affaire à rebondissements. En septembre
1993, par l'entremise d'une société luxembourgeoise LMC, l'État brazzavillois
obtient de plusieurs banques internationales un “prêt” de 150 millions de dollars, en
principe destiné à construire des lycées, moderniser la justice et relancer l'économie.
Le prêt est garanti, entre autres, par Elf-Congo. Ni les lycéens, ni les juges congolais
. La Françafrique, p. 313-314.
. Cf. Total/Elf, guerre de l’ombre, in LdC du 02/09/1999.
152
. Cf. C. Angeli, Elf prend un coup de pompe au Congo, in Le Canard enchaîné du 29/04/1998 ; Sassou met Elf à
l'amende, in LdC du 07/05/1998.
153
. Entretien à La Croix (15/04/1998).
154
. Antoine Glaser, Stephen Smith et Sylvaine Villeneuve, La saga africaine d'un géant français, in Libération du
20/01/1994.
155
. Brazzaville : l'effondrement, 14/06/1997.
156
. Selon Le Nouvel Afrique-Asie, 05/1997
157
. Cf. La Financière à la loupe, in LdC du 07/05/1998.
150
151
ne voient la trace de cet argent. À Brazzaville, l'État ne l'a pas vu passer, mais ne
porte pas plainte ! Les banques non plus, sans doute discrètement remboursées.
Seul s'agite l'intermédiaire, le gérant de LMC Francis Le Penven, floué de sa
commission. Victime d'intimidations, convoqué par la DST, il finit pourtant par
obtenir un jugement qui contraint la caution - le groupe Elf - à le dédommager. C'est
ainsi qu'on apprend, par des familiers du dossier, que l'argent du prêt a « abouti
chez des proches de Pascal Lissouba, mais aurait également servi à financer des
campagnes électorales françaises » 158. Avec près d'un milliard de francs, on peut en
effet diversifier les “investissements”. Elf, garant de l’opération, n'en aurait rien su ?
Le Congo rompu et corrompu, son économie et ses finances ravagées servent
depuis longtemps de maison de tolérance. Ou de “loge” annexe à la GLNF, ce qui
revient à peu près au même, vu le laxisme du recrutement de cette obédience
maçonnique 159. Un député gaulliste, informateur de deux journalistes du Canard
enchaîné, leur expliquait que les fausses factures du RPR parisien font de fréquents
détours par ce pays. L’auteur présumé de ces documents de complaisance,
l’entrepreneur Francis Poullain 160, ne manquait pas de se rendre au Congo-Brazza,
accompagné du bras droit de Michel Roussin à la Coopération, Philippe Jehanne 161.
Dans une ambiance très fraternelle.
La très opaque Banque française intercontinentale (FIBA), qui croise les intérêts
d’Elf et du président gabonais Bongo, continue de servir de “chambre noire” pour
les redevances pétrolières 162: « une sorte de tiroir-caisse qui permet des mouvements
de fonds, souvent en liquide, à coups de valises bourrées de billets, entre la France,
le Gabon, le Congo et la Suisse 163». Mais au-delà, une grande partie du système
bancaire français vient soutenir le régime de Brazzaville. Avec l’appui de l’Élysée,
le Crédit agricole a monté fin 1998 un préfinancement de 60 millions de dollars en
faveur du Congo, basé sur 1 200 000 tonnes de pétrole. L’opération se réalise avec
la Banque française de l’Orient, installée avenue George V. Dans le même immeuble
que la FIBA... 164.
Début 1999, juste après les massacres de Brazzaville, Paribas a consenti un
crédit de 30 millions de dollars à Sassou II. En septembre, avec la remontée du prix
du baril, le régime s’apprêtait à recevoir dans des banques françaises d’importantes
rallonges financières, de plusieurs centaines de millions de francs. Paribas était
encore de la partie avec un montage sophistiqué d’un demi milliard, dont 300
millions à décaissement rapide 165. Paribas, la banque chérie de Mobutu 166. Cette
bouffée d’oxygène coïncidait avec un nouveau durcissement du régime, qui mettait
en échec de discrètes négociations de paix.
Coulages
. Cf. Le Parisien du 10/08/1998 et Créanciers privés à l'offensive, in LdC du 28/05/1998.
. Malgré les traditions de “fraternité”, le Grand Orient de France ne manque pas de dénoncer le laxisme de cette
obédience qualifiée de « maçonnerie d’affaires », portant préjudice à toute la famille. Cf. chapitre 22.
160
. Mis en examen et donc présumé innocent, comme fait obligation de le rappeler l’article 9-1 du Code civil - un ajout
voulu par Édouard Balladur (cf. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L’omertà française, Albin Michel, 1999,
p. 154-156). Je prends le lecteur à témoin de ce que je l’aurai prévenu : chaque fois qu’une personne citée dans cet
ouvrage est poursuivie par la justice pour un crime ou délit qui ne fait pas encore l’objet d’un jugement définitif, il est
invité à mettre entre parenthèses tout ce que je pourrais écrire sur l’affaire en cause. Cela peut en effet être infirmé en
première instance ou en appel, ou subir une cassation. Pendant cette période, qui peut être longue, il faudrait à la limite
s’interdire de citer les faits en question, sauf à user de lourdes précautions oratoires. Je compte sur le lecteur pour y
suppléer, autant que de besoin.
161
. Cf. Alain Guédé et Hervé Liffran, La Razzia, Stock, 1995, p. 9-16 et 164.
162
. Auditionné par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières, l’ancien président Pascal Lissouba
a aussi évoqué le fonctionnement « obscur » de la société Elf Trading et la gestion acrobatique des fluctuations du
dollar. Il a ensuite ajouté : « Il y a plusieurs formes de tricherie sur la rente pétrolière : on peut s’entendre avec les
pétroliers par des cheminements divers et multiples ; ils passent par la FIBA. Autour de cette banque, il y a
d’autres filières pour faire passer les commissions dont les montants sont évalués en fonction d’un processus
difficilement décryptable. [...] Le ministre des Finances peut placer l’argent de la rente pétrolière dans des
banques spécialisées où il rapporte des intérêts sans les reverser à l’État. Normalement, cela irait dans les caisses
noires du Président ». Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 121-122 et 152.
163
. Le Canard enchaîné, cité par Denis Cosnard, Thierry Desmarest veut se défaire de la sulfureuse banque
gabonaise d’Elf, in Les Échos du 04/01/2000.
164
. D’après TotalElfina : l’Afrique est à nous... et Crédit agricole. Préfinancement de 60 millions de $ pour Sassou
II, in LdC des 16/09/1999 et 03/12/1998.
165
. Cf. Montage financier Paribas ; 180 millions FF de dettes auprès de l’assistance publique ; 50 millions $ de
Paribas, in LdC des 01/04, 16/09 et 30/09/1999. À l’initiative du montage, on trouve la société monégasque Quantic,
de l’ex-leader phalangiste libanais Samy Maroun (LdC, 25/11/1999).
166
. Cf. Olivier Vallée, Pouvoirs et politiques en Afrique, op. cit., p. 59.
158
159
D’un côté, l’argent afflue, de l’autre il s’évapore. Malgré les recettes du pétrole,
Sassou I avait fait du Congo, en 1991, l’un des pays les plus endettés du monde. La
gestion lissoubienne n’a pas arrangé les choses. Le Congo-Brazza est officiellement
insolvable, par excès de circuits officieux. Fin 1995, les créances françaises sur ce
pays atteignent le montant considérable de 8,4 milliards de francs. Quelques mois
plus tard, l’Élysée refile l’addition au contribuable, au chapitre de l’aide publique au
développement - bien que cet argent n’ait guère eu d’usage public, et qu’il ait
beaucoup plus servi à ruiner qu’à développer. Jacques Chirac déclare qu’il convient
de faire un effort exceptionnel de remise de dettes pour ce pays trop riche en pétrole.
Les moins riches attendront. Au tribunal international des indulgences financières (le
Club de Paris), le Congo obtient un taux d'annulation inespéré 167: 67 %. On s’en
serait réjoui sans arrière-pensée si l’avocat de cette remise était moins concerné par
la faillite du Congo, et si ce coup d’accordéon n’avait donné le signal d’une foire à
l’endettement plus folle encore.
Le pétrole des années quatre-vingt-dix était pré-vendu depuis longtemps, par
Sassou I puis Lissouba. Après la remise de dettes de 1996, une nuée
d’intermédiaires financiers, parfois douteux, se sont précipités pour gager le pétrole
du troisième millénaire, auprès de Lissouba puis Sassou II. Ils suivaient l’exemple
d’un pionnier, Michel Pacary. Ce spécialiste du refinancement de la dette des
collectivités locales a contribué au financement occulte du RPR, du Parti
Républicain et de personnalités socialistes 168, avant de déployer ses talents
d’ingénierie et d’évasion financières au profit des dirigeants congolais.
Pacary avait aussi monté sa propre association “humanitaire”, CongoRenaissance. De source judiciaire, cette “ONG” a été financée par Coopération 92,
une Société d’économie mixte du département des Hauts-de-Seine présidé par
Charles Pasqua. À son tour, elle a aidé des mouvements de sécession de l'enclave de
Cabinda, le mini-Koweït angolais au sud de Pointe-Noire. Michel Pacary était très
proche du financier politique pasquaïen Didier Schuller, un “frère” de la GLNF,
intéressé lui aussi par Congo-Renaissance 169. « Au Congo, confesse son épouse
Chantal 170, il [Pacary] a financé les campagnes électorales des trois prétendants, il
était sûr de gagner. Il n’était jamais mandaté officiellement, mais, là-bas, chacun
savait qu’il représentait la France et que sa parole valait une signature ». Peu
avant la guerre civile de 1993, il aurait envoyé une cargaison d’armes à l’une des
factions, sous couvert de... ballons de football. Décédé en 1999, Pacary avait de
quoi faire chanter un grand pan de la classe politique française. Y compris par tout
un arsenal, très françafricain, de chantage aux partouzes - dans le château de
Chabrol près de Tours. Malgré un dossier accablant, la juge Édith Boizette a fini
par le libérer, suite à « des pressions énormes 171».
La société Commissimpex d'Hassan Hojeij - le partenaire privilégié de Charles
Pasqua et de Coopération 92 au Gabon - a creusé la même veine financière : le
crédit gagé sur les futures redevances pétrolières. Se retrouvant avec plusieurs
centaines de millions de francs de créances impayées, elle en était à menacer de faire
bloquer les comptes ou saisir les biens du Congo... ou de ses dirigeants 172.
De telles entremises sont transpartisanes. Au printemps 1998, c’est par
l'intermédiaire de Michel Dubois, le Monsieur Afrique de Michel Rocard, qu’Elf a
négocié ses retrouvailles avec Sassou : la compagnie proposait de décaisser 310
millions de dollars, et d’obtenir un nouveau rééchelonnement de la dette du pays 173.
Autrement dit, Elf ajoutait de l’argent public dans la balance : le coût financier de ce
rééchelonnement, compté une fois de plus en “aide au développement”. Elf est
abonnée aux guichets publics. En 1995, la Caisse française de développement a
. La Congo-B n'avait pas droit aux taux d'annulation des pays les moins avancés (PMA). Cf. Un Club de Paris
inespéré, in LdC du 25/07/1996.
168
. Selon A. Glaser et S. Smith, En Afrique sur la piste de l'argent sale, in Libération du 03/02/1996.
169
. Cf. Éric Fottorino, Charles Pasqua l'Africain, in Le Monde du 04/03/1995 ; Alain Carion, De Mitterrand à
Chirac : Les affaires, Plein Sud, 1996, p. 141.
170
. Dans Tout va bien puisque nous sommes en vie, Stock, 1998 (p. 58), un vrai-faux roman de Denis Robert, fondé
sur la longue confession enregistrée de Chantal Pacary - épouse délaissée par son entremetteur de mari, Michel.
171
. Ibidem, p. 234.
172
. D’après Créanciers privés à l'offensive, in LdC du 28/05/1998.
173
. Cf. Sassou met Elf à l'amende, in LdC du 07/05/1998 ; Raids du groupe Elf sur Brazzaville, in Le Canard
enchaîné du 13/05/1998.
167
prêté 440 millions de francs à Elf-Congo 174. Une filiale qui, on l’a vu, est prête à
cautionner n’importe quoi.
En 1998, l’offre financière d’Elf a une contrepartie : que Sassou II ne reproche
plus le passé, l'argent versé à Lissouba. Quant aux économies de Sassou I, elles sont
depuis longtemps placées. Sa fortune, incluant plusieurs résidences en France, était
évaluée à 1,2 milliards de francs - avant la guerre civile de 1997 175. Une partie a sans
doute été misée dans ce coup de force, cette joint venture comme disent les amateurs
de capital-risque. Le coup a détruit Brazzaville.
Avant même ce désastre, l’espérance de vie des Congolais n’était que de 51 ans ;
seulement la moitié des enfants étaient vaccinés contre la tuberculose et 42 % contre
la rougeole. Bravo la redistribution ! La guerre n’a évidemment rien arrangé 176.
L'état de Brazzaville évoque Berlin en 1945. Première capitale de la “France libre”,
elle fait honneur à un demi-siècle de politique franco-africaine. Comme ses dizaines
de milliers de morts méconnus.
Fin 1998, un haut responsable d’Elf est interpellé dans l’émission Capital, sur
M6 : « C’est quand même malheureux qu’ils [les Brazzavillois] se soient massacrés
avec notre argent ! ». C’était le 29 novembre, trois semaines avant des massacres
encore plus épouvantables. Réponse de Monsieur Elf : « Dans ce cas, oui, c’est un
gâchis. Mais nous ne sommes pas des sentimentaux ! Nous sommes des gens
réalistes, qui gagnons de l’argent : avec qui, ça nous est égal ». Il n’y a pas de
raison que ça s’améliore. Dans ses négociations africaines, de l’Angola au Tchad,
Elf s'en tient à une stratégie de négociation éprouvée : moins l'État producteur est
exigeant, plus s’élève le “bonus présidentiel” à la signature du contrat. Les
fonctionnaires reçoivent moins d’une paie sur deux, mais Sassou multiplie ses
luxueuses propriétés étrangères. Il fait de fréquents allers-retours en Suisse,
transporté par la compagnie aérienne Occitania. Le pilote, Alain Jacquemont, est un
ancien parachutiste français. Il se flatte d’avoir été mercenaire aux Comores, sous
les ordres de Bob Denard, et d’accompagner Sassou en bordée : la Françafrique
regorge d’histoires gaillardes.
Occitania a été créée fin 1997 à Paris, par Alain Regourd. Ce poulain d’André
Tarallo réussit plutôt bien. Il a aussi monté la compagnie Equaflight, avec le soutien
d’Édith Bongo et du directeur de la banque FIBA, Pierre Houdray. Il fait de l’or en
assurant les liaisons entre Pointe-Noire et Brazzaville. Jadis, il s’était occupé de la
flotte des Falcon d’Elf, si souvent empruntés par Tarallo, Le Floch et leurs amis
politiques. Avant de diriger une compagnie d’aviation au Gabon 177. « Beaucoup de
journalistes enquêtent sur les avions achetés à Regourd et revendus à une société
suisse deux fois plus cher », s’inquiète le colonel Daniel dans l’une de ses notes
saisies à la Tour Elf 178.
Poursuivons l’intéressant panorama des spécialistes de la pétrofinance. Sassou II
a récupéré Élie Khalil, un ancien conseiller pétrolier de Lissouba et du dictateur Sani
Abacha, que les Nigérians ne sont pas prêts d’oublier. Khalil est l’ami du président
angolais Dos Santos, et l’associé du groupe Bolloré dans le chemin de fer congolais.
Il était épaulé par Alain Brion, l’ancien patron de Total-Trading, qui s’illustra en
1998 dans une succulente préparation : la privatisation de la société pétrolière
publique Hydrocongo, au profit d’un consortium Elf-Shell-Total 179.
Sur les juteuses opérations de négoce pétrolier, Élie Khalil a dû subir une forte
concurrence. Celle notamment de Jean-Yves Ollivier, très lié à l’ancien ministre
Michel Roussin. Émissaire, homme d’affaires et homme de l’ombre, Ollivier est un
polyvalent. Après avoir fait ses premières armes dans l’Afrique du Sud de
l’apartheid, c’est devenu une éminence des tractations clandestines franco-africaines
. Christophe Grauwin, Les milliards perdus du banquier de l'Afrique, in Capital, 11/1997.
. Selon L’Événement du 22/05/1997.
176
. Cf. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1998, Économica et Rapport [...] 1999 (PNUD 1999
dans les notes suivantes). Les taux de vaccination contre la tuberculose et la rougeole sont passés à 29 % et 18 % en
1997.
177
. D’après De la diplomatie sécuritaire et Lancement d’Equa Flight par Alain Regourd, in LdC des 04/03/1999 et
03/12/1998.
178
. Citée par K. Laske, Chute d’une barbouze, in Libération du 21/07/1998. La société suisse est Aeroleasing (Elf
vend ses ailes, in LdC du 06/01/1994).
179
. Cf. Les détails du contrat RAIL ; Total/Elf guerre de l’ombre ; Les happy few du pétrole, in LdC des
24/09/1998, 02/09 et 18/03/1999.
174
175
- des Comores denardisées à la Libye ou l'Angola. À ce titre, il eut affaire à
Sassou I. Et à la compagnie Total. Depuis 1997, c’est l’un des conseillers les plus
influents de Sassou II, voire son poisson-pilote. Volant en avion privé. Il mijote
également les nouvelles alliances françaises dans la région - de Sassou à Kadhafi, du
Soudan à Kabila, en passant par les rebelles mobutistes emmenés par Jean-Pierre
Bemba.
Avec une fille de Sassou, Jean-Yves Ollivier est aussi actionnaire de la société
congolaise Celtec, qui a obtenu la concession du réseau de téléphonie GSM 180. La
sympathie est communicative. La famille aussi : l’un des conseillers en propagande
de Sassou II, le RPR Dominique André, est le beau-frère de Michel Roussin.
Même l’ex-PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, est venu proposer son savoirfaire. Lui aussi est un proche de Sassou II, avec lequel il joue au tennis, entre deux
opportunités gazières ou pétrolières 181. Il fait équipe avec le général Jeannou Lacaze
- conseiller militaire des Mobutu, Eyadéma, Déby, Sassou, Kabila, etc. - qui, à 75
ans, ne veut pas dételer : il a créé la Société de consultants internationaux.
On annonce encore à Brazzaville le “Mozart de la finance”, Jean-François Hénin.
Cet ancien président d’une filiale du Crédit Lyonnais, Altus, est en effet un virtuose,
dont les audaces n’ont pas fini d’allonger les feuilles d’impôt françaises, appelées à
combler le trou du Lyonnais. Il s’est porté acquéreur, au Congo, de plusieurs
milliers de km² de concessions forestières et de quelques puits de pétrole. Dans le
domaine pétrolier, il œuvre avec Gilbert Dupin, un proche de Sassou Nguesso 182.
Difficile d’imaginer un tel débarquement sans cotisation au trésor de guerre. Qui
paiera la casse de cette nouvelle acrobatie ?
Quant à André Tarallo et Jack Sigolet, « les magiciens du trading pétrolier », ils
ne quittent pas le chevet du Congo. Le second est aussi surnommé, très
explicitement, “Monsieur Préfinancements pétroliers”. Le tandem a recruté l’ancien
membre de la cellule antiterroriste élyséenne Pierre-Yves Gilleron, à l’interminable
carte de visite 183 : ex-commissaire de la DST, associé puis rival de Paul Barril,
fondateur de la société de sécurité Iris Services, ex-prestataire de Lissouba et du
clan Habyarimana au Rwanda, initié à l’étrange Grande Loge d’Orient et
d’Occident, ami du manitou mitterrandien Gilles Ménage, etc. En février 1999, entre
Hôtel Crillon et Royal Monceau, Gilleron réussit à contacter aussi bien Pierre Oba,
le sécurocrate de Sassou, que le leader d’“opposition” Nguila Moungounga, le riche
ancien ministre des Finances de Lissouba 184. L’opposition a des limites : non les
exactions miliciennes, mais la manne pétrolière.
Triangles et parallèles
Avant l’écran Total 185, il serait temps de faire la lumière sur les trop nombreux
courts-circuits de cette usine à gaz 186. Dans l’écheveau des relations d’André Tarallo,
par exemple. Celui-ci, déclare Le Floch-Prigent 187, manageait le « système Elf
Afrique », dont « les deux têtes de pont étaient Jacques Chirac » (son camarade de
promotion à l’ENA) et « Charles Pasqua ». Albin Chalandon, prédécesseur de Le
Floch à la tête d’Elf, s’interroge : « Compte tenu des procédures internes, ceci [le
financement occulte à grande échelle] a forcément nécessité la mise en place d’une
véritable organisation parallèle, genre mafia, avec un grand architecte, mais il
m’étonnerait que Loïk Le Floch-Prigent soit le chef mafieux que cherche Éva
. Cf. TotalElfina. L’Afrique est à nous... ; Cherche “Messieurs Afrique” ; Le patronat méfiant à propos de la
COGEF, in LdC des 16/09, 30/09 et 20/05/1999.
181
. Selon LdC des 26/02/1998, 06/05 et 11/11/1999.
182
. Cf. “Mozart de la Finance” chez Sassou II, in LdC du 06/05/1999.
183
. Voir chapitres 14 et 15.
184
. Cf. Total/Elf/Fina. Cherche “Messieurs Afrique” et De la diplomatie sécuritaire, in LdC des 30/09/1999 et
04/03/1999.
185
. Voir chapitre 19.
186
. Ce ne sera pas facile. La mission parlementaire d’information sur le rôle des compagnies pétrolières voulait
approfondir les motivations de l’engagement français au côté du régime de Brazzaville. Faute d’« obtenir les
télégrammes diplomatiques demandés en vain » (un signe de plus de la considération en laquelle l’exécutif tient le
Parlement), la mission « n’a pas pu situer clairement où et comment certaines décisions contestables avaient été prises,
mais elle considère que compte tenu de la mondialisation de tous les échanges, ces procédés archaïques devront
disparaître car ils se révéleront inefficaces en terme de rentabilité économique et meurtriers en termes éthiques ». In
Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 124 et 55-56.
187
. In L'Express du 12/12/1996.
180
Joly... 188».
Le duo corse Tarallo-Pasqua est branché sur ce qu’on peut appeler la
Corsafrique, via notamment :
- Pierre-Philippe Pasqua, le fils de Charles, administrateur d'une société de vente
d'armes (la Cecri), fervent de l'extrême-droite, capable de ferrer les “opportunités”
africaines de Nouakchott à Kinshasa. Pierre Pasqua a fourni à son père des locaux
parisiens, 14 rue Clément Marot, où se traitaient les affaires africaines du réseau 189.
Il a beaucoup appris d’Étienne Leandri, un intime de la famille, décédé en 1995,
spécialiste des montages spéciaux, des contrats d’armement, des paradis fiscaux et
des commissions grand format 190.
- Daniel Leandri et Jean-Charles Marchiani, émissaires et négociateurs tous
azimuts 191.
- Le milliardaire André Guelfi, situé à droite de la droite, un autre habitué des mégacommissions. Celui que les Renseignements généraux décrivent comme « très proche
de M. Charles Pasqua, qu’il a financé à plusieurs reprises », serait selon eux,
« devenu “indispensable” à M. Loïk Le Floch-Prigent, dont il sera le “banquier”
spécial pour des opérations de financements politiques au Congo et en Angola, en
collaboration avec l’homme de Charles Pasqua chez Elf, M. Alfred Sirven » 192.
- Noël Pantalacci, ex-conseiller de plusieurs chefs d’État africains, qui apprécie le
titre envié de “premier des Africains de Pasqua”. Ce familier du Congo-Brazza s’est
fait l’avocat de l’expansion en Corse des “bandits manchots” (les machines à sous
) 193.
- Robert Feliciaggi, l'empereur pasquaïen des jeux et casinos en Afrique centrale.
Désigné comme patron du RPF en Corse par le président de ce parti Charles
Pasqua, Robert Feliciaggi est le grand ami de Jean-Jé Colonna, parrain de la Corse
du Sud 194.
Le Congo est la base d'origine et le lieu de la première fortune des frères Robert
et Charly Feliciaggi, alors chefs d'entreprises dans la pêche, l’hôtellerie, l’importexport. Leur seconde fortune s'est édifiée dans une dizaine de pays africains, qu’ils
ont constellés de jeux dits de hasard : casinos, machines à sous, loterie, paris
hippiques. Tout cela dans une grande proximité amicale et financière avec Sassou
Nguesso. Cette proximité se poursuit. Peu après le retour de Sassou au pouvoir, son
épouse Antoinette est entrée dans la Cogelo, la loterie nationale congolaise de Robert
Feliciaggi. Quant à Charles, c’est aussi devenu un proche de la présidence angolaise,
dont il traite l’import-export confidentiel 195.
On ne s’éloigne pas forcément d’Elf à s’intéresser au monde des jeux. En
perquisitionnant la Tour Elf, les juges ont trouvé des agendas où figuraient les
adresses personnelles de deux hommes d'affaires corses, tenanciers de casinos.
Curieusement, selon Le Parisien 196, les juges venaient de recevoir une lettre anonyme
faisant état de “blanchiment de fonds” dans ces établissements.
Par ailleurs, Robert Feliciaggi est, après Elf, le principal client de la FIBA, la
banque “sur mesures” des nababs et ayants-droit du pétrole 197. Un mélange détonant.
Dans sa “confession”, Loïk Le Floch n’évoque guère son subordonné - ou plutôt
son boss - Alfred Sirven. À la demande de François Mitterrand, et en parallèle avec
. Cité par Le Nouvel Observateur du 22/05/1997.
. Cf. Valérie Lecasble et Airy Routier, Forages en eau profonde, Grasset, 1998, p. 292 ; Julien Caumer, Les
requins. Un réseau au cœur des affaires, Flammarion, 1999, p. 242 ; Daniel Carton, La deuxième vie de Charles
Pasqua, Flammarion, 1995, p. 27 ; Frédéric Ploquin, Les hommes de Monsieur Charles, in L’Événement du
25/08/1994.
190
. J. Caumer raconte dans Les requins, op. cit., les nombreuses fortunes et relations de ce personnage hors du
commun, passé par la collaboration, la mafia et le Service d’action civique (SAC). Étienne Leandri faisait, avec
Pierre-Philippe Pasqua, « des virées à la Scala de Milan, et des affaires d’armes en Afrique » (p. 99). Cf. chapitre 19.
191
. Même si Jean-Charles Marchiani et Charles Pasqua se sont opposés fin 1999 sur des considérations de stratégie
hexagonale.
192
. J. Caumer, op. cit., p. 240-241. André Guelfi dément catégoriquement ces passages de sa fiche RG.
193
. D’après Alain Laville, Un crime politique en Corse. Claude Érignac, le préfet assassiné, Le cherche midi, 1999,
p. 118-119.
194
. Cf. Franck Johannès, Grosses mises en Corse du Sud, in Libération, 07/05/1997 ; Robert Feliciaggi, in LdC du
14/10/1999 ; Les Dossiers du Canard, La Corse démasquée, 07/1996, p. 36.
195
. Cf. A. Glaser et S. Smith, L’Afrique sans Africains, op. cit., p. 124-125 ; A. Laville, Un crime politique en Corse,
op. cit., p. 119 ; Pierre Aïm sur tous les fronts et Robert Feliciaggi, in LdC des 28/05/1998 et 14/10/1999.
196
. Laurent Valdiguié, La Tour Elf livre ses secrets au juge, 22/05/1997.
197
. Cf. Robert Feliciaggi, in LdC du 14/10/1999.
188
189
Charles Pasqua, Sirven a installé une nouvelle « tête de pont », Roland Dumas :
« Avec Charles Pasqua, Roland Dumas entretient depuis des lustres des relations
fortes. Les deux hommes connaissent aussi bien l'un que l'autre les milieux des
cercles de jeux et des machines à sous. Franc-maçon, au Grand-Orient, comme
Roland Dumas, Alfred Sirven est lié aux deux hommes. C'est loin d'être leur seul
ami commun. Roland Dumas fait partie, comme Charles Pasqua, du groupe des 21,
une association d'hommes politiques des deux bords qui déjeunent ensemble
régulièrement 198».
Nicolas Beau a défriché, dans Le Canard enchaîné 199, la genèse et le
fonctionnement de ce “triangle” Sirven-Pasqua-Dumas. Extraits :
« Nommé patron d'Elf, Le Floch se rend à l'Élysée. Traditionnellement, le groupe
pétrolier entretient des liens privilégiés avec la mouvance gaulliste, et le premier
septennat de Mitterrand n'y a pas changé grand-chose. Ainsi Le Floch s'interroge
sur les intentions de l'Élysée : “Monsieur le Président, le groupe Elf a toujours
attribué certaines facilités aux hommes politiques. Que dois-je faire ?”.
Réponse de Mitterrand, selon l'entourage de Le Floch : “Continuez, mais veillez
à ce que personne ne soit lésé. Et pour les socialistes, passez par mon entourage”.
[...]
Si les grandes orientations sont définies lors des rencontres entre Le Floch et
Mitterrand, la mise en musique revient à Alfred Sirven. C'est lui le grand
distributeur des prébendes - soit une partie significative des 800 millions de francs
de commissions distribués chaque année [...]. Ouvert et chaleureux, Sirven est au
cœur des réseaux politiques du groupe. Avec deux interlocuteurs privilégiés :
Roland Dumas à gauche, Charles Pasqua à droite. [...]
Dès 1989, Elf embauche Christine Joncour [l'amie de Roland Dumas] et lui attribue
une carte de crédit. Mieux, un appartement est mis à sa disposition [...] dans le
même immeuble que Sirven. [...] À partir de cette date, à en croire trois anciens
dirigeants du groupe, des rencontres régulières ont lieu dans [ce] discret
appartement [...]. Alfred Sirven en est l'organisateur. [...] Deux invités de marque
participent parfois à ces dîners : Roland Dumas, alors ministre des Affaires
étrangères, et Charles Pasqua, qui à l'époque est encore le fidèle second de Chirac
[...]. Sous l'ère Le Floch, les proches de Pasqua sont au mieux avec Elf ».
Ni la police, ni la justice n’ont mis beaucoup de zèle à poursuivre Alfred Sirven,
la pointe du triangle. Ce ne sont pourtant pas des broutilles que lui reprochent les
juges d’instruction : elle l’ont mis en examen « des chefs d’abus de biens sociaux et
complicité d’abus de biens sociaux, pour un montant de 3 milliards de francs » 200.
Diverses sources indiquent qu’il est très proche des Services (« Alfred fait partie de
la maison »), donc qu’il agissait en service commandé. C’est un “honorable
correspondant”, assure Julien Caumer : il a été “traité” par un haut responsable de la
DGSE, le colonel Pierre Léthier, puis par le lieutenant-colonel Olivier 201. Maints
indices suggèrent que Sirven s’est fait aider par son vieux complice Sassou 202 : celui
pour qui il jouait les chefs de guerre contre la démocratie naissante ; celui qui,
depuis plusieurs décennies, apparaît lui aussi à beaucoup de Congolais comme un
“honorable correspondant”. En tout Elf, tout honneur.
Bolloré et compagnies
Il n’est pas possible de clore ce chapitre sur les “sous de Sassou” sans
mentionner à côté d’Elf quelques outsiders parfois considérables. À commencer par
le groupe de Vincent Bolloré, dont l’empire africain connaît une vertigineuse
ascension : dans les transports maritimes et ferroviaires, les ports, le tabac, le bois
exotique, le cacao, le caoutchouc, le coton, etc. En reprenant la société Saga, il s’est
attaché son fondateur, le fastueux brasseur d’affaires Pierre Aïm. Il l'a bordé par un
grand manager de l’occulte, Michel Roussin : ancien haut responsable de la DGSE,
. V. Lecasble et A. Routier, op. cit., p. 393. Sirven a été exclu du Grand Orient en 1993. Selon LdC (20/05/1999), il
était déjà à la GLNF, dans la loge du patron de la DGSE le général Imbot.
199
. La cohabitation dans le pétrole, 11/03/1998.
200
. J. Caumer, op. cit., p. 55.
201
. À partir de 1986. J. Caumer, op. cit., p. 249.
202
. Cf. par exemple A. Routier, Le bonjour d’Alfred, in Le Nouvel Observateur du 15/07/1999. Selon Laurent Léger
de Paris-Match, Sirven se serait ensuite réfugié aux Philippines, avec sa compagne originaire de ce pays.
198
grand ordonnateur du financement politique de Jacques Chirac, ministre de la
Coopération branché sur les Services et la GLNF, représentant de luxe du
patronat 203. Aïm a communiqué à Bolloré son attachement aux présidents-généraux
Déby et Sassou Nguesso. Il l’a initié au dessous des cartes tchadiennes et
congolaises, que le mot tricherie qualifie faiblement.
Depuis lors, Aïm, Bolloré, Déby, Sassou enchaînent les parties à gros enjeu dans
les domaines, entre autres, des transports et de la logistique pétrolière. Dans le
meilleur état d’esprit : les anthropologues parleront de don et de contre-don. Par les
arrêtés n° 98-11 et 12, l’État congolais s’est arrangé pour concéder à la Société
congolaise de transport maritime (SCTM), une société privée dirigée par le neveu de
Sassou, Willy Nguesso, 40 % des droits du trafic maritime. Vu le fort tonnage
d’enlèvements pétroliers, cela peut représenter quelque 100 000 dollars par jour.
Une manne ! Pierre Aïm est présenté comme l’initiateur de ce montage. Il préside
aussi la société RAIL, par laquelle Bolloré a acquis le quasi monopole de
l’infrastructure congolaise en matière de transport et de stockage. Ce n’est pas
seulement le Congo-Brazzaville qui est visé par cette stratégie, mais aussi le grand
pays voisin : Kinshasa et l’ex-Zaïre ont de gros problèmes d’accès à l’Océan, alors
qu’il n’y a que la largeur d’un fleuve entre les capitales des deux Congos.
RAIL est de droit luxembourgeois. En France, suite à une faillite personnelle,
Pierre Aïm est déchu pour 5 ans du droit de diriger toute entreprise commerciale.
Mais en Françafrique, a fortiori dans un contexte de guerre civile, la gestion, c’est
un peu spécial. Ça peut aller jusqu'à espérer une victoire militaire. On ne s'étonne
plus de lire dans La Lettre du Continent 204 que le projet Hadès « intéresserait
également le groupe Bolloré » : Hadès, le commando secret de la France au Congo,
l’équivalent de “Chimère” au Rwanda 205... Comme au beau temps des familles
Mobutu et Habyarimana, Pierre Aïm a royalement fêté le 24 mai 1998, en sa
résidence de Rambouillet, l'anniversaire d'Antoinette Sassou 206.
Pendant qu’il y était, Pierre Aïm a introduit auprès du président congolais la
chaîne de magasins duty-free Saresco de Joël Vaturi, associé à Pernod-Ricard. Le
groupe Vaturi, qui contribua pour plus de deux milliards et demi à creuser le “trou”
du Crédit Lyonnais 207, a eu cette fois l'étrange idée d'aller ouvrir boutique sur les
aéroports de Pointe-Noire et Brazzaville, et sur le Beach (débarcadère) face à
Kinshasa. C’est Edgar Nguesso, neveu de Sassou et directeur du Domaine
présidentiel, qui “parraine” ces boutiques 208, assoiffées de liquidités.
Durant l’été 1998, une officine bordelaise de fabrication de faux billets CFA a
été démantelée par la police judiciaire. 200 milliards de faux CFA auraient été
commandés, pour le Congo-B. Dans le port de Matadi, au Congo-Kinshasa, un
conteneur venu de France et à destination de Brazzaville a été saisi par les forces de
sécurité. À l’intérieur, des monceaux de faux CFA. Selon l’opposition, ce trafic
serait organisé avec l’aval du régime, et servirait à payer les fonctionnaires 209. On
serait plus dubitatif si on ne savait que le faux-monnayage a droit de cité en
Françafrique, grâce notamment aux régimes “frères” du Tchadien Idriss Déby et de
feu le Nigérien Baré Maïnassara 210.
Le 30 janvier 1999, alors qu’on achevait à peine d’enfouir les milliers de
cadavres des quartiers sud de Brazzaville, une quinzaine des plus grandes
entreprises françaises (Vivendi, Lyonnaise des Eaux, Ciments français, Razel,
Degrémont, etc.) n’ont pas été gênées de se rendre au petit déjeuner offert à Paris
par une délégation ministérielle congolaise 211. Au printemps, le groupe Rougier a
négocié au Congo-Brazza une belle concession de 370 500 hectares de forêt. Retour
sur investissement escompté : deux ans, soit un taux de profit de 50 %. Cette
concession s’inscrit dans un bradage sans précédent : de janvier à octobre 1999, le
. Voir chapitre 20.
. 15/07/1999.
. Cf. chapitre 1.
206
. Cf. Pierre Aïm sur tous les fronts, in LdC du 28/05/1998.
207
. Cf. Pierre-Angel Gay et Caroline Monnot, François Pinault milliardaire, Balland, 1999, p. 120.
208
. D’après Les duty-free shops du Palais, in LdC du 04/03/1999.
209
. Cf. Le Combat, 07/1998 (organe de l’ERDDUN-France).
210
. Voir chapitre 8.
211
. Cf. Congo-B. Contre-offensive “communicative” à Paris, in LdC du 04/02/1999.
203
204
205
régime a concédé la totalité de la surface boisée du nord-est du pays, soit deux
millions d’hectares du précieux massif forestier tropical qui jouxte le Cameroun et le
Gabon 212.
La CFAO (Comptoir français de l’Afrique occidentale), un comptoir néocolonial
racheté par François Pinault, détient la moitié de la brasserie qui dessert le CongoBrazzaville, abreuve ses miliciens et arrose le paysage. Comme les installations
pétrolières, elle a miraculeusement échappé à la guerre civile 213.
Trinquons donc à la nouvelle ère !
« Les entreprises [principalement françaises] sont décidées à [faire] repartir [leur
activité] au plus vite. [...] “Grâce à la production pétrolière en plein boom, les
perspectives économiques sont prometteuses”, souligne un diplomate. “Les sociétés
ont très bien gagné leur vie avant la guerre et ont accumulé suffisamment de
réserves pour repartir”, reconnaissent leurs responsables en privé. Quand elles
n'ont pas fait de juteuses affaires à Pointe-Noire pendant les affrontements 214».
Insérer Carte 4 au début du chapitre 3
. D’après Rougier : Une nouvelle exploitation de 370 000 ha au Congo-B et Le jackpot de la forêt, in LdC des
03/06 et 28/10/1999.
213
. Cf. Stéphane Dupont, La vie reprend lentement son cours à Brazzaville meurtrie par cinq mois de guerre civile,
in Les Échos du 18/02/1998.
214
. Ibidem. Deux ans et une agonie plus tard, le bilan et l’agenda sont les mêmes, avec une rente pétrolière plus
alléchante encore.
212
40
3. L’assaut de la Guinée-Bissau.
« La France a tout intérêt à ce que ce petit pays lusophone soit annexé
au Sénégal [...]. Mais qu’elle participe à ce drame humain et qu’elle nie
sa responsabilité est inacceptable. Il est regrettable que la population
française soit si mal informée de ce qui se passe » (Carlos Schwartz,
directeur de l’ONG Acçao para o Desenvolvimento, le 2 juillet 1998).
Petit pays au sud du Sénégal, la Guinée-Bissau était en 1998 inconnue de la très
grande majorité des Français. Elle a sensiblement la même taille, inférieure à celle de
l’Aquitaine, et la même population (1 200 000 habitants) qu’une autre ancienne
colonie portugaise, le Timor oriental. Comme en cette île de l’Asie lointaine,
l’histoire bissau-guinéenne a été souvent tragique au long du dernier demi-siècle,
avec un nouveau sommet de terreur en 1998-99. Si les Français ont été informés au
jour le jour du calvaire des Est-Timorais, ils n’ont rien su de ce qui se passait
beaucoup plus près de chez eux, à quelques encablures des sites touristiques très
prisés du Sud-Sénégal. Et pour cause : l’Élysée et l’État-major y menaient une
nouvelle guerre secrète. Sous le regard intéressé d’Elf, scrutant l’or noir. Les trois E
ont encore frappé.
Au prix d’un an de guerre civile, et de la ruine du pays, les diplomates, militaires
et barbouzes français ont tout fait pour maintenir au pouvoir un dictateur corrompu,
Niño Vieira, rejeté par une très grande majorité de la population. S’ils ont
finalement échoué, ce n’est pas faute d’acharnement. Ni grâce à la réaction de
l’opinion ou du Parlement français, placés sous somnifère. Encore une aventure
françafricaine qui leur a échappé. Elle mérité d’être relatée, y compris pour sa mise
en échec. Il convient pour cela de repartir des schémas basiques, mentaux et
“géopolitiques”. À l’ombre du grand voisin sénégalais.
À nous l’Afrique latine !
Que les décolonisations belge et portugaise n’aient pas été des réussites, nul n’en
disconviendra. Les résultats obtenus dans les ex-colonies françaises par le maintien
d’une présence étouffante de l’ex-métropole ne sont pas si brillants qu’ils justifient
d’étendre cette tutelle aux anciens “protégés” de Bruxelles et de Lisbonne, ou encore
de Madrid. À une “Afrique latine”, en quelque sorte. Les peuples concernés n’ont
jamais requis une telle sollicitude. D’autant qu’en général, ni les politiques, ni les
militaires français ne connaissent quoi que ce soit des coutumes et de l’histoire de
ces contrées “exotiques”. Il en existe bien quelques spécialistes hexagonaux, mais il
est de bon ton de ne jamais les consulter.
C’est une constante de l’histoire coloniale : on débarque d’autant plus
allègrement dans une contrée que l’on n’y connaît rien et n’y est pas invité. Ainsi se
déclencha le funeste engagement français au Rwanda. Dans l’ex-Congo belge, le
bilan de quatre décennies d’ingérences militaro-élyséennes est assez
catastrophique 215. Dans l’ancienne colonie espagnole de Guinée équatoriale, qui
déborde de pétrole, Paris n’a lésiné ni sur les basses œuvres, ni sur les témoignages
d’affection à l’adresse d’une dictature ethniste 216. En Angola, les réseaux français ont
amplement concouru à la prolongation d’un conflit impitoyable. Ajoutons, pour
mémoire, les guerres civiles attisées par la Françafrique en “anglophonie”, au
Nigeria et au Liberia 217. Autant de francs succès qui méritaient bien, mi-1998, un
débarquement à Bissau. Jacques Chirac et Hubert Védrine venaient certes de
proclamer solennellement la fin des ingérences. Mais pas celle du double langage.
Une annexe du Sénégal ?
La Guinée-Bissau tient son nom de sa capitale - comme le Congo-Brazzaville.
. Cf. le Dossier noir n° 9 d’Agir ici et Survie, France-Zaïre-Congo, 1960-1997. Échec aux mercenaires,
L’Harmattan, 1997, et les chapitres 5 et 6 ci-après.
216
. Cf. Dossiers noirs n° 1 à 5, op. cit., p. 116-119, et le chapitre 10 ci-après.
217
. Cf. La Françafrique, p. 137-153 et 202-226.
215
40
C’est l’ex-Guinée portugaise, “découverte” en 1446 par les navigateurs de Lisbonne.
Elle a subi l’une des plus longues colonisations occidentales (cinq siècles) et l’une
des plus longues guerres de décolonisation (1962-1974). Dans cette lutte, les
indépendantistes guinéens étaient encore associés à ceux du Cap-Vert au sein du
PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert),
mené par le légendaire Amilcar Cabral. Celui-ci est assassiné en 1973, à la veille de
l’indépendance. Il est remplacé par son demi-frère Luis. En 1975, l’ex-Guinée
portugaise et le Cap-Vert se dissocient, formant deux États distincts.
La Guinée a été ruinée par l’acharnement portugais. Pays non stratégique,
démuni de ressources minières, elle a sombré ensuite dans les luttes intestines. En
1980, Joao Bernardo Vieira, dit Niño, renverse son “compagnon” Luis Cabral. Sa
gestion clanique et dilapidatrice vide les caisses publiques et cumule une dette
énorme (3,5 années de revenu), rendant le pays totalement dépendant de l’aide
internationale : en 1995, celle-ci couvrait près des trois-quarts des ressources
nationales ! De plus en plus impopulaire, Niño Vieira remporte certes le scrutin
présidentiel de 1994. Mais de façon suspecte. Son régime ne tient qu’à un fil.
Cependant, le Sénégal voisin et la Françafrique manifestent pour cet État en
deshérence un intérêt croissant - économique, militaire et “commercial”. Ils guignent
les droits de pêche dans ses eaux très poissonneuses, et le pétrole près de ses îles, où
se prolonge le gisement découvert au large de la Casamance. Dans cette province au
sud du Sénégal, une guerre de sécession dure depuis 1982. L’armée de Dakar, très
encadrée par la France, tend à gommer les frontières dans son combat contre les
rebelles casamançais : elle entend les poursuivre jusque chez leurs “cousins” bissauguinéens, où ils se replient inévitablement. Enfin, le chapelet de guerres civiles
ouest-africaines (Liberia, Sierra Leone, Casamance) favorise l’essor d’une série de
trafics : armes, drogue, diamants. Ils passent par la Guinée-Bissau, et leur contrôle
est un enjeu régional.
Bref, tantôt par la pression, tantôt par la séduction, Dakar et Paris se sont
efforcés d’arrimer Bissau. Malgré sa situation financière désastreuse, le petit pays a
pu entrer en 1997 dans la zone franc. Il a dû concéder au Sénégal des accords
léonins sur la pêche. Vieira et Elf « ont conclu un profitable mariage de raison 218». Et
Niño a promis de fermer son territoire à la rébellion casamançaise.
Souvent présenté comme un pays modèle, le Sénégal est en réalité mal en point 219.
Entre autres dérives périlleuses, on observe une corruption presque inégalée, la
paupérisation d’une majorité de la population et le truquage systématique des
élections. Pour couronner le tout, le refus d’un traitement politique de la question
casamançaise incitait l’armée, installée dans la guerre, à imposer progressivement
ses perspectives au pouvoir civil 220.
Presque coupée du reste du Sénégal par la Gambie, la Casamance est peuplée en
majorité de Diolas, animistes ou chrétiens, et de Mandingues musulmans. À force de
ne pas respecter ses spécificités et de privilégier l’option répressive, Dakar a creusé
la revendication indépendantiste. Déclenchée en 1982, l’interminable guerre civile a
dégénéré en une “sale guerre”. Elle a fait de plus en plus de morts, les exactions se
sont multipliées des deux côtés, l’armée s’est habituée à la torture. La prolifération
des trafics a transformé la province en zone de “haute criminalisation”, contaminant
aussi bien les rebelles que les officiels de tous bords 221.
Rien ne vaut une guerre prolongée pour engranger des soldes accrues. Les
militaires de base considéraient comme une chance de combattre dans le Sud, où le
soutien financier de l'Arabie Saoudite gonflait les rémunérations.
Bien entendu, l’armée française soutient sans faillir sa filleule sénégalaise, qu’elle
montre en exemple. Elle veut d’ailleurs y distinguer un bataillon modèle de 700
hommes pour la force interafricaine de “maintien de la paix”. En mars 1998, de
grandes manœuvres franco-sénégalaises sont organisées, avec l’appoint de
. Selon le chercheur néerlandais Roy van der Drift (Democracy : legitimate warfare in Guinea-Bissau, manuscrit,
14 p.).
219
. Cf. chapitre 13.
220
. Cela pourrait changer si se confirme la paix conclue à l’aube de l’an 2000.
221
. Cf. Agir ici et Survie, France-Sénégal. La vitrine craquelée, L’Harmattan, 1997, p. 33-39.
218
41
42
contingents mauritanien et malien. Sous le regard intéressé des États-Unis, qui eux
aussi choient l’armée d’Abdou Diouf.
Tout ruiner pour Niño
L’État-major dakarois décide d’augmenter la pression sur la Guinée-Bissau. Il
reproche à l’armée voisine et à son chef, le général Ansumane Mané, de favoriser en
sous-main l’approvisionnement en armes des rebelles casamançais. Le 5 janvier
1998, le président Vieira démet le général Mané, puis l’accuse de trafic d’armes.
Une commission d’enquête parlementaire confirmera plus tard ce que beaucoup
savaient : le coupable n’est pas le général, mais bien plutôt le président lui-même et
son ministre de la Défense 222. Mané est ulcéré. Pour « laver son honneur », ce
militaire dénué de toute ambition politique entreprend le 8 juin de renverser son
accusateur.
Certes, un putsch, ça n'est pas bien. Mais en vertu de quel mandat le Sénégal
voisin dépêche-t-il illico un millier d’hommes 223 pour combattre les putschistes d’un
pays indépendant ?
Alors même qu’à Paris la mission parlementaire d'information sur le Rwanda
s'interrogeait sur le pourquoi et le comment de l'intervention militaire Noroît, en
1990, c’est par la presse portugaise qu’on apprend une récidive 224: l'armée et les
Services français sont derrière l'intervention de 1 500 soldats sénégalais dans la
guerre civile bissau-guinéenne. Paris les convoie et les guide au secours d’un
président largement discrédité - mais attentif aux intérêts franco-sénégalais, Elf
compris.
Un témoin, Carlos Schwartz, affirme avoir vu les Français débarquer des troupes
et du matériel au sud du Sénégal 225. Vingt militaires français, amenés par la corvette
Drogou, orientent et conseillent le corps expéditionnaire sénégalais. Les rebelles
annoncent la capture de sept commandos français « armés jusqu’aux dents », surpris
dans la partie supérieure de l’Assemblée nationale, avec pour mission apparente de
corriger les tirs 226.
« Un groupe d’une douzaine d’agents secrets, spécialisés en politique africaine,
est déposé mardi [30 juin] à Bissau par une des frégates les mieux équipées : “La
Foudre”. Il s’agit d’hommes parmi les mieux formés au monde pour ce type
d’opération. [...]
Outre le renfort de l’“intelligence”, la France a, dans la zone de Bissau,
différents types de navires, dont un, aux yeux de tous, aurait lâché un engin de
débarquement chargé de munitions et de véhicules en direction des Sénégalais. À
Dakar, des navires français auraient déchargé armes et vivres en soutien aux forces
sénégalaises 227».
“Moralité” : la coopération militaire franco-sénégalaise est aussi destinée à doter
l'allié dakarois d'un statut de puissance régionale. L'armée française n'hésite pas à
s'impliquer dans les travaux pratiques : l'occupation d'un pays voisin.
Car c’est d’une occupation qu’il s’agit. Sénégalais et Français “découvrent”
l’hostilité de la population envers le président Vieira, accusé « de trahison et de
corruption », et la grande popularité du général Mané. Une forte majorité de BissauGuinéens penche pour les “mutins”, contre les envahisseurs 228. Des combats
acharnés se déroulent dans la capitale, tuant des centaines de civils et chassant la
plupart des 250 000 habitants. Le contingent sénégalais subit des pertes
importantes.
. Cf. AE du 13/05/1999 ; Thomas Sotinel, En Guinée-Bissau, après onze mois de rébellion, l’armée a mis en fuite
le président Vieira, in Le Monde du 09/05/1999 ; le témoignage du missionnaire italien Giuseppe Fumagalli, en date
du 01/02/1999.
223
. Qui deviendront 1 500. Le corps expéditionnaire sénégalais est accompagné, en mode mineur, par 300 à 400
militaires de Guinée-Conakry.
224
. Je remercie tout particulièrement Christine Bruneaud et l’ONG portugaise ACEP (Associao para a cooperaçao
entre os povos) pour l’abondante documentation qu’elles m’ont procurée.
225
. Interview in Diario de Noticias (Portugal), 05/07/1998.
226
. Cf. Militaires français à Bissau et La guerre renaît à Bissau, in Publico (Portugal), 16 et 20/06/1998.
227
. Niño, otage des Français, in Capital (Portugal), 03/07/1998.
228
. La population « ne pense qu’à les voir partir », déclare l’évêque de Bissau au quotidien portugais Publico. Cité
par AE du 09/07/1998.
222
42
Démentis
Comme de coutume, la presse française, au lieu de vérifier les dires des confrères
étrangers, se contente (au mieux) de publier les démentis officiels. C'est assez
surréaliste : Paris dément être impliqué dans l'intervention du Sénégal en Guinée
Bissau, titre Le Monde du 30 juin. Le contenu de l'article n'en dit pas davantage : le
lecteur ne saura jamais qui a accusé la France, de quoi précisément, et sur quelle
base.
Mi-juillet, le ministre Charles Josselin confirme le démenti. Il accuse le Portugal
de « nostalgie coloniale » ! Le quotidien Diario de Noticias ironise, avant
d’exprimer tout le respect que ces agissements français inspirent à l’étranger :
« Paris niant toujours son appui à l’opération sénégalaise, il faudra donc admettre
que les vaisseaux de guerre et les engins de débarquement qui soutiennent l’action
des troupes sénégalaises ont été volés à l’armée française, ou bien qu’il s’agit de
bateaux sénégalais dissimulé sous pavillon français 229».
« La France fait ici une triste figure, stimulant, alimentant la guerre, usant les
Sénégalais comme chair à canon. [...] La France, vieille France, parie sur un
dictateur qui n’a pas le moindre respect des droits de l’homme 230».
Le démenti de Charles Josselin sera contredit un peu plus tard par l’ambassadeur
de France à Dakar André Lewin, dans une interview au journal sénégalais Le
Nouvel Horizon 231:
« Je ne vais pas vous faire la comptabilité des munitions, des équipements, des
réparations de véhicules, des heures d’avion qui ont servi à convoyer des
équipements divers y compris des gilets pare-balles, des rations alimentaires, des
fusées éclairantes, etc. C’est de la mauvaise foi que de dire que l’armée française a
lâché l’armée sénégalaise ou le Sénégal dans cette opération [en Guinée-Bissau] ».
L'armée sénégalaise est le pivot d’une force de paix interafricaine en gestation,
Recamp, fourbie par la France avec l'aval américain. Paris et Washington lui ont
prodigué armements et instruction. Sans délai, ces apports ont donc été dévoyés dans
une aventure militaire, sans doute destinée à torpiller une issue politique du conflit
casamançais 232. Le tout au service des vieilles lunes de la géopolitique
“francophone”.
Impavide, Jacques Chirac répétait le 30 juin 1998 : « Le temps des interventions
militaires [est] dépassé. [...] Les accords de défense existent, [...] mais la France
n'interviendra pas là où elle n'est pas liée. Il n'y aura pas d'ingérence ». C’était
lors d’une visite officielle en Angola, un autre pays lusophone. On n'y comprend pas
très bien le français...
Baroud d’“honneur”
Le 25 août, un premier cessez-le-feu est signé sous la double égide de la
CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest) et de la
CPLP (Communauté des pays de langue portugaise) : la première est plutôt
favorable au président Vieira et plus sensible à la diplomatie de l’un de ses
membres, le Sénégal, la seconde est plus ouverte aux revendications des mutins et
aux vœux de la population.
Ce premier cessez-le-feu ne tient pas deux mois : le Sénégal entend maintenir une
forte présence militaire en Guinée-Bissau, tandis que des rebelles casamançais
viennent renforcer le camp du général Mané. Les combats reprennent le 17 octobre,
causant de nouvelles pertes à l’armée sénégalaise. La rébellion contrôle la majeure
partie du pays et renforce ses positions dans la capitale.
. Diario de Noticias, 20/07/1998.
. Ibidem, 25/07/1998.
231
. 27/11/1998.
232
. Dans Libération du 11/07/1998 (Un accord “secret” d’assistance mutuelle), Stephen Smith cite un haut
responsable sénégalais : « C’est un groupe de généraux qui nous a imposé cette opération [en Guinée-Bissau] et
qui la verrouille aujourd’hui totalement ». Ce sera encore vrai six mois plus tard : « Les faucons de l’armée
sénégalaise pensent pouvoir l’emporter en Casamance en éliminant Mané », selon ACf (Guinée-Bissau/Sénégal :
Baptême du feu, 08/02/1999).
229
230
43
44
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1998, un accord de paix est signé entre Niño
Vieira et le général Ansumane Mané. Il prévoit le retrait de toutes les forces
étrangères, y compris les troupes rebelles casamançaises, le déploiement d’une force
d’interposition à la frontière avec le Sénégal, et un gouvernement d’union nationale.
La mise en place d’un couloir humanitaire doit permettre de secourir quatre cent
mille personnes déplacées, très démunies (un tiers de la population du pays). Cette
paix s’est conclue à Abuja, sous les auspices d’un Nigeria enfin débarrassé de son
dictateur francophile Sani Abacha.
Mais les stratèges français n’ont pas lâché prise. Contrairement aux accords de
paix d’Abuja, le président Vieira veut s’entourer de 600 miliciens (les aguendas). Ils
sont entraînés par des officiers français spécialisés - comme les “gardes
présidentielles” de Juvénal Habyarimana, Sassou Nguesso, Idriss Déby, etc. Des
conseillers militaires français rencontrent quotidiennement Vieira. Les militaires
français et sénégalais maintiennent une base sur l’île de Bubaque. Au moins un
navire de guerre français patrouille dans les eaux territoriales bissau-guinéennes.
Fin janvier 1999, avant l’arrivée de la force d’interposition, une batterie de
canons français de 155 mm est livrée aux alliés de Vieira. Cela provoque une brève
mais très violente relance de la guerre civile, tuant plus d’une centaine d’habitants de
Bissau. L’ambassadeur de France François Chappellet confie peu après à un
diplomate : « Si nous avions eu plus tôt cette artillerie de 155 mm, nous aurions
gagné » 233. Un « nous » édifiant ! Contre un gouvernement d’union nationale,
soutenu par une Assemblée très représentative...
Durant cette flambée de guerre civile, un bateau français a bombardé les
positions de l’armée bissau-guinéenne. Des militaires français ont mené des actions
opérationnelles autour de l’Hotti Hotel, accuse le Premier ministre Francisco Fadul.
Seule la presse, finalement, n’était pas au rendez-vous de la présence française...
Les 608 hommes de la force interafricaine de “maintien de la paix” arrivent après
la bataille, à partir du 4 février. Ils viennent de quatre pays : le Togo, le Bénin, le
Niger et la Gambie. Trois de ces États sont dirigés par des généraux très appréciés
de leurs collègues parisiens. La force est commandée par un officier togolais - un
fidèle d’Eyadéma. Ce dernier sollicite l’aide militaire de la France, qui ne lui est pas
refusée : la force interafricaine est placée sous le contrôle opérationnel de l’étatmajor tricolore au Sénégal 234.
Paris n’a pas sauvé la face
Mais il n’était plus possible aux forces spéciales françaises, limitées en nombre
de par leur inexistence officielle, de s’opposer au rejet général du “président” Vieira.
Ce dernier persistait dans son refus de désarmer ses aguendas : le 7 mai, l’armée du
général Mané y procède manu militari. Puis elle prie Vieira de décamper de
l’ambassade de France, où le président a cherché refuge. Ladite ambassade (ou
plutôt le Centre culturel qui abritait la représentation française) est détruite par
l’armée bissau-guinéenne. Le dictateur, lui, est autorisé à partir se faire soigner en
Europe. Sa déroute finale suscite des réactions de fête dans la population et des
déclarations d’espoir chez la quasi totalité des organisations civiles et politiques du
pays. Comme il l’avait promis, le général Mané laisse le pouvoir à un civil, le
président de l’Assemblée nationale.
À Paris, les réactions officielles sont conformes aux attentes : on y condamne le
“putsch”, déplore vivement la destruction du Centre culturel, appelle au
« rétablissement des institutions démocratiques ». Comme si Niño était un
démocrate... Puis la France s’emploie à bloquer l'aide européenne à la reconstruction
de la Guinée-Bissau - ce pays qu’elle a largement contribué à détruire. Invoquant la
« violation de la légalité et du régime démocratique bissau-guinéens », elle veut
faire jouer les pénalisations prévues en un tel cas par la convention de Lomé, alors
que l'Union européenne, à l’instigation du Portugal, de la Suède et des Pays-Bas,
. Pour ce paragraphe et le précédent, cf. Roy van der Drift, manuscrit cité.
. Cf. Guinée-Bissau/Sénégal : Baptême du feu, in ACf, 08/02/1999 ; Jean-Dominique Merchet, Paris soutient les
efforts de paix en Guinée-Bissau, in Libération du 29/01/1999.
233
234
44
penche pour une attitude conciliante. Paris doit encore céder : en octobre 1999,
l’Union finit par accorder 11 millions de dollars à la Guinée-Bissau.
Une Constitution est votée, un processus électoral est mis en place, avec des
élections générales dès le 28 novembre. La peine de mort est abolie. Tout n’est pas
rose, mais les Bissau-Guinéens ont gagné, comme d’autres peuples, le droit de
choisir leurs dirigeants, et de leur donner congé en temps utile.
45
46
4. Loterie terroriste en Sierra Leone
« Les rébellions se poursuivent à Freetown grâce aux mercenaires
ukrainiens et aux armes françaises ».
Titre du quotidien espagnol El Mundo, le 18 janvier 1999.
En 1989, l’“entrepreneur de guerre” libérien Charles Taylor a tenté un pari
inédit : tellement martyriser son propre peuple qu’il écœurerait tout le monde - les
Libériens et tous ceux, diplomates, militaires ou humanitaires, qui prétendraient les
défendre ou les soulager. Le pari a été gagné en 1997, après huit années d’horreurs
indicibles, à la fois imprévisibles et planifiées, infligées le plus souvent par des
enfants-soldats drogués. La force interafricaine dépêchée contre Taylor (l’Ecomog)
a été incapable de répondre à cette stratégie de la terreur. Le peuple libérien luimême a fini par demander grâce : pour mettre un terme à ses souffrances, il a élu
son tortionnaire à la présidence de la République. Le crime est parfait, puisque son
auteur fait désormais figure de chef d’État légitime.
J’ai montré dans La Françafrique 235 comment cette entreprise criminelle, visant à
faire main basse sur les ressources et les trafics du Liberia, avait bénéficié de la
complicité active des réseaux françafricains. Elle avait pour actionnaires deux
figures emblématiques de la Françafrique, les présidents ivoirien et burkinabè, Félix
Houphouët-Boigny et son “filleul” Blaise Compaoré. Plus le fantasque Kadhafi,
dont on verra qu’il est de plus en plus associé aux grandes manœuvres françaises en
Afrique 236 - malgré quelques bavures, comme l’attentat contre l’avion d’UTA
Brazzaville-Paris.
Le calcul a porté des fruits, comme l’admettait sans fard le président Charles
Taylor, fin 1998 : « Les hommes d’affaires français [...] ont pris des risques
[lorsque je combattais dans le maquis] . Ce qui explique qu’ils aient aujourd’hui [au
Liberia] une longueur d’avance 237». Quelques mois plus tôt, le groupe Bolloré
rachetait une plantation de 150 000 hectares d’hévéas, contrôlée par Taylor durant
la guerre civile 238. Vendue sur le marché parallèle, la récolte de caoutchouc
contribuait alors puissamment à l’effort de guerre... Comme le bois exotique, cédé
en grande partie à des négociants français.
Stratégie de l’horreur
Racontant la success story de Charles Taylor, j’avais exposé au passage la
mission qu’il confia à l’un de ses sbires, Foday Sankoh, natif de la Sierra Leone :
propager la guerre en ce pays voisin du Liberia, regorgeant de diamants 239. Sankoh,
ex-caporal de l’armée britannique, a donc créé une filiale du “Front patriotique” de
Taylor : le Revolutionary United Front (RUF). Avec le même business-plan. Côté
discours, Sankoh prône une sorte de socialisme tropical genre Khmers rouges, nimbé
de syncrétisme religieux.
Dès mars 1991, le groupe Taylor-Sankoh s’attaque à la Sierra Leone et y cultive
l’horreur. Le téléspectateur français en a eu quelque écho lors de la prise d’assaut de
la capitale, Freetown, début janvier 1999 : six mille civils massacrés, des centaines
d’autres mutilés, le viol systématique des femmes et des fillettes, des milliers
d’enfants enlevés 240. Après les réveillons, ça a fait quelques titres-choc dans les
journaux télévisés - sans un mot, bien sûr, sur la complicité persistante des réseaux
françafricains. La découverte de “loteries à l’amputation” systématiques a excité les
neurones, telle une pornographie. La presse écrite a envoyé quelques reporters
enquêter sur cette invention ordurière. Il faut malheureusement exhiber des
échantillons de leur travail, salubre, si l’on ne veut pas sous-estimer le cynisme
. P. 202-226.
. Voir chapitre 13.
. Entretien à Politique internationale, hiver 1998-99.
238
. Information transmise par le journaliste Rinaldo Depagne, 11/06/1999.
239
. Voir carte p. xxx.
240
. Cf. Human Rights Watch, Getting Away with Murder, Mutilation and Rape : New Testimonies from Sierra
Leone, 06/1999.
235
236
237
46
françafricain. Et parce qu’il faudra bien dire non à certaines stratégies.
Karen Lajon 241 rapporte les témoignages d’enfants-soldats libérés, les coups
incessants, la faim, l’entraînement à tuer :
Civilian, 12 ans, affirme avoir massacré une cinquantaine de personnes : « Il y
avait quatre mercenaires avec nous, deux hommes et deux femmes ». Mohamed
raconte comment on traitait les plus âgés, les droguant, les appâtant par l’argent :
« Vous pouvez pas comprendre, on se met dans un tel état que l’on se marre
devant toute cette violence, on trouve ça excitant, on n’a pas de limites. [...] On
était tellement drogués qu’on n’avait envie que d’une chose : tout détruire. C’est
exactement ce que les rebelles veulent ». Dans les villages, « on devait d’abord
séduire la population. Après, s’il y avait résistance, tout était permis et couper une
main ou un pied, c’était comme une sorte de chasse aux trophées. On était des
guerriers. Il fallait qu’on revienne avec grandeur auprès du groupe, qu’on montre
notre force. Tout est bien organisé, vous savez. Ils structurent la violence, mais ce
qu’ils veulent, c’est prendre le pouvoir ».
Patrick Saint-Paul 242 a longuement écouté un autre enfant-soldat, Sheriff Coroma,
onze ans, auquel l’on tente de réapprendre à vivre. Tous ses confrères et consœurs
étaient drogués, à la cocaïne notamment, au point parfois de devenir fous et de tirer
sur les autres rebelles avant d’être abattus. Ils étaient endoctrinés, aussi : « Vous
êtes l’armée de libération. Vous vous battez pour défendre le peuple sierra-léonais
contre la tyrannie de l’État corrompu ». On les saoulait enfin de films d’action
américains, Rambo et compagnie 243. Sheriff explique comment il est devenu préposé
aux amputations :
« Son chef, le colonel Med, lui ordonne de couper les deux mains à un civil.
Sheriff obéit sans sourciller. “Avec la drogue, la vie d’un homme n’avait pas plus
de valeur que celle d’un poulet”, dit-il. Sheriff a fait ses preuves. Désormais il sera
le coupeur de mains attitré du colonel Med. Sheriff Coroma devient “Cut Hands”.
[...] “Parfois, une dizaine de prisonniers étaient alignés devant moi et attendaient
leur tour”. Assis à côté de Sheriff, le colonel Med est le grand ordonnateur de ces
atrocités. Il demande aux victimes : “manches courtes” ou “manches longues”,
l’amputation au dessus du coude ou au niveau des poignets. Les suppliciés
pouvaient aussi opter pour le sacrifice d’un pied, d’une jambe, ou d’une oreille. Ou
bien choisir de mourir. [...] “La plupart du temps, le colonel Med était de mauvaise
humeur : il choisissait la double amputation des bras” [...].
Lorsque les enfants n’avaient pas mangé de viande depuis plusieurs jours, on
ordonnait à “Cut Hands” de ramasser les mains et les bras amputés. “Je les mettais
dans un grand sac, et puis je les jetais dans une grosse marmite. On appelait ça la
soupe rebelles. Les adultes n’en mangeaient jamais” ».
Une écolière amputée de la main gauche raconte : « Les rebelles ont des bouts
de papier qu’il faut choisir. Pied coupé, une main coupée, deux mains, un
membre, tête scalpée, mort 244». Seulement un mutilé sur trois a pu survivre, estiment
les organisations humanitaires présentes en Sierra Leone.
“Captain Blood”, 17 ans, recruté comme enfant-soldat au Liberia, ne se souvient
même plus de son vrai nom. Son meilleur souvenir d’enfance, c’est « quand on a
aligné deux cents personnes dans un village et que j’ai eu le droit de les descendre
avec une mitrailleuse de gros calibre ». Son rêve ? « Que la guerre recommence
en Sierra Leone. Sinon, je retournerai me battre au Liberia » 245.
Venue en Sierra Leone, la Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme Mary
Robinson est hantée par ce qu’elle a vu : « tant de femmes et de jeunes filles
détenues pour servir de vraies esclaves sexuelles, tant d’enfants et d’hommes
jeunes et vieux qui ont perdu des membres par suite d’une politique délibérée
d’amputation 246». Cette politique s’applique dans toutes les zones de pénétration du
. Les enfants de la mort en Sierra Leone, in Le Journal du Dimanche du 14/03/1999.
. Tortionnaire à onze ans au Sierra Leone, in Le Figaro du 28/09/1999.
. Cf. Rémy Ourdan, Au cœur des ténèbres, in Le Monde du 01/12/1999.
244
. Témoignage recueilli par l’AFP. Cf. Marie-Laure Colson, Sierra Leone : mutilés par tirage au sort, in Libération
du 30/05/1998.
245
. D’après Patrick Saint-Paul, Tortionnaire à onze ans au Sierra Leone, in Le Figaro du 28/09/1999.
246
. Propos tenus à Freetown le 25/06/1999, IRIN.
241
242
243
47
48
RUF. Son passage à Makeni, une ville située à 140 km au nord-est de Freetown, est
ainsi résumé par l’évêque du lieu : « Plusieurs milliers de personnes, dont des
femmes et des enfants, ont été délibérément tués et mutilés. Les femmes et les filles
sont systématiquement violées, les maisons brûlées et détruites, les biens pillés, les
enfants sont enlevés, drogués et contraints d’infliger des atrocités à leur propre
peuple 247».
Selon Pascal Lefort, de l’ONG Action contre la faim 248, cette systématisation de
l’horreur est un message simple, adressé à ceux qui voudraient empêcher l’accession
du RUF au pouvoir et à ses rentes - les diamants notamment. En tête de ces gêneurs
figurait la force interafricaine Ecomog, envoyée par les pays ouest-africains pour
soutenir le gouvernement du président Tejan Kabbah, régulièrement élu en 1996.
Aux soutiens sierra-léonais et étrangers de ce pouvoir, les rebelles font savoir : « Le
recours à la force via l’Ecomog n’apportera pas la solution au conflit et nous
sommes prêts à tout pour le prouver ». Autrement dit : « Nous trouvons beaucoup
plus économique, plutôt que de porter des coups à une force armée, de torturer les
civils et miser sur le désir assez universellement partagé de faire cesser l’horreur ».
Le message a été entendu. Sous l’égide du général-président togolais Eyadéma,
des négociations ont conduit à l’entrée du RUF dans un gouvernement d’union
nationale, avec amnistie de tous les crimes commis - dont certains relèvent
manifestement du crime contre l’humanité. L’accord a été entériné par l’ONU. Pour
la deuxième fois, la stratégie taylorienne est légitimée.
« Superman, Leather Boot (“Botte de Cuir”) et Mike Lamin, trois des
commandants les plus féroces du RUF viennent d’être libérés. [...] Au Kosovo [...],
de tels tueurs seraient probablement recherchés et inculpés par le Tribunal pénal
international. Ici, ils circulent en toute impunité, au milieu de leurs victimes. [...]
Mary Robinson a été particulièrement choquée, affirmant qu’il y avait “davantage
de pertes humaines, de mutilations et de violations des droits de l’homme” en
Sierra Leone qu’au Kosovo. [...] L’amnistie des criminels de guerre a été imposée
par le RUF comme une condition non négociable à un accord de paix. “C’est une
pilule difficile à avaler, note Kadi Sesay [présidente de la Commission nationale pour la
démocratie et les droits de l’homme] . Mais c’était ça ou la poursuite des massacres et
des mutilations pendant des années” 249».
Selon un rapport du Secrétaire général de l’ONU, le RUF et ses alliés détenaient
encore en septembre 1999 au moins trois mille enfants enlevés lors de l’attaque de
Freetown en janvier. Corinne Dufka, enquêtrice de l’association Human Rights
Watch, note qu’en dépit de l’accord de paix, des assassinats et des viols sont
enregistrés chaque jour, « justement à cause de la certitude de l’impunité » 250.
Taylorisme
Qui a permis ce cycle de massacres, d’exactions, de mutilations ? L’alliance de
Charles Taylor, Blaise Compaoré et Muammar Kadhafi, bénie et promue par la
Françafrique.
Mué en président, le seigneur de la guerre libérien Charles Taylor a été reçu avec
les honneurs à l’Élysée dès la fin septembre 1998. Normal : dirigeant d’un pays
anglophone, il est francophone et francophile. Michel Dupuch, le patron de la
“cellule africaine” officielle, a été initié à l’Afrique par l’un des parrains de Taylor,
le président ivoirien Houphouët - auprès duquel il fut ambassadeur durant quatorze
ans. Il connaît parfaitement le dossier libérien, avec, selon La Lettre du Continent,
« un penchant très favorable à Charles Taylor 251». Celui-ci continue de se comporter
en chef de faction. La sienne a fait près de 300 morts le 18 septembre 1998, en
. Cité par AE (Sierra Leone. Libération d’un prêtre enlevé par la rébellion, 12/04/1999).
. Sierra Leone : l’impasse, in Action contre la faim. Le Journal, 07/1998.
249
. La Sierra Leone veut quitter l’enfer, in Le Figaro du 18/09/1999. Mike Lamin sera nommé ministre du
commerce et de l’Industrie le 21 octobre, tandis que son chef Foday Sankoh prendra la présidence de la Commission
de la gestion des ressources stratégiques du pays, de la reconstruction et du développement, qui supervise notamment
le secteur minier.
250
. D’après R. Ourdan, Le prix de la paix, in Le Monde du 02/12/1999. Les témoignages de cette violence continuée
sont insupportables (Testimonies from civilian victims of recent abuses, HRW, 03/12/1999).
251
. Élysée. L’Afrique selon Dupuch, 08/06/1995.
247
248
48
attaquant une autre ethnie. Dix jours avant la réception à l’Élysée.
Le ministre de la Coopération Charles Josselin promet à Taylor que la diplomatie
française militera aux Nations unies pour lever l’embargo sur les armes destinées au
Liberia. Il n’est pas sûr que ce soit un bon plan - sauf pour les vendeurs d’armes.
Trois mois après cette proposition, les miliciens du RUF, épaulés et armés par le
régime libérien, assaillent Freetown et la livrent au carnage. Taylor lui-même admet
que « 3 000 Libériens » combattent aux côtés de la rébellion sierra-léonaise, mais
selon lui il ne s’agirait que de « mercenaires 252».
Aux entreprises françafricaines, Taylor a de nouveau fait miroiter l’or, les
diamants, le fer, le bois, le caoutchouc, dont son pays est richement pourvu. Elles en
ont été « impressionnées », selon leur porte-parole Jean-Louis Castelnau 253.
Le président libérien continue cependant de s’adonner aux trafics en tous genres,
dont la capitale Monrovia est une plaque tournante : pavillons de complaisance,
drogue, armes, diamants de contrebande. Selon le département d’État américain,
Taylor est devenu un acteur important du circuit parallèle des diamants. Ce qui lui
permettrait d’acquérir des armes pour le RUF 254. Plusieurs faits confortent cette
assertion.
Le RUF s’est solidement implanté à l’est de la Sierra Leone, dans la région
frontalière du Liberia. Il contrôle le gisement diamantifère de Kono, mais aussi les
riches terres agricoles de Kailahun - où il a développé la culture du pavot et des
plants de coca. Les récoltes sont ensuite acheminées au Liberia où elles sont traitées
et exportées. Le RUF a recruté l’ex-lieutenant-colonel israélien Yaïr Klein,
instructeur et marchand d’armes, qui entraîna en Colombie des commandos de
narcotrafiquants 255. On ne voit pas pourquoi les diamants ne transiteraient pas,
comme la drogue, par la maison-mère du RUF, désormais installée au palais
présidentiel de Monrovia.
D’autre part, Taylor a reçu les fréquentes visites de Fred Rundle et Nico Shefer,
deux fins connaisseurs du commerce des pierres et métaux précieux. Rundle est le
numéro deux officieux du mouvement d’extrême-droite sud-africain Afrikaner
Weerstandsbewing (AWB), mené par Eugene Terre’Blanche. Ancien colonel de
l’armée de l’apartheid, spécialiste de la guérilla, il fut officier de liaison avec
l’Unita, la rébellion angolaise de Jonas Savimbi. Il a continué de travailler pour elle
après l’arrivée de Mandela, se faisant payer en diamants.
Proche de Taylor, Rundle a introduit au Liberia la société Commonwealth Gold,
filiale offshore de l’entreprise minière Amalia dont il était le principal actionnaire. Il
a confié cette filiale à Nico Shefer, condamné à 14 ans de prison en 1990 pour un
détournement de quelque 60 millions de francs. Plus tard, Shefer sera accusé d’avoir
soutiré frauduleusement 150 millions de francs à une banque. Ce délicat personnage
a joué un rôle-clef dans la victoire électorale de Taylor en 1997. Curieusement,
Commonwealth Gold aurait fait de “mauvaises affaires” au Liberia de l’ami Taylor,
entraînant Amalia dans sa faillite, en 1998. Rundle et Shefer sont soupçonnés de
concourir à l’approvisionnement en armes du RUF... 256.
Les milieux de l’apartheid et l’extrême-droite : une connexion qu’affectionne la
Françafrique depuis les années soixante. Jacques Foccart a recyclé nombre de
partisans de l’Algérie française, puis associé le régime de Pretoria à sa croisade
contre les Anglo-Saxons - à commencer par la tentative de démantèlement du
Nigeria, en 1967 257. L’ami Houphouët était au mieux avec le régime d’apartheid, et
avec son alliée l’Unita. Blaise Compaoré est l’un des meilleurs soutiens de l’Unita qui a ses aises et ses camps d’entraînement à Ouagadougou.
La rapidité de l’avancée du RUF dans Freetown, du 6 au 10 janvier 1999, a
surpris tous les observateurs. En cinq jours, il a pris 90 % de la ville. Pour la lettre
. Cité par Thomas Sotinel, La rébellion sierra-léonaise a envahi la capitale, in Le Monde du 08/01/1999.
. Dévasté par la guerre, le Liberia compte sur la France pour sa reconstruction, in AE du 08/10/1998.
254
. Arms and Conflict in Africa, rapport de juillet 1999 publié par le Bureau of Intelligence and Research. Les ÉtatsUnis ne sont pas seuls à accuser Taylor d’armer le RUF. Le Nigeria et le Ghana ont émis les mêmes accusations.
255
. Cf. Sierra Leone : Négociations secrètes, in ACf, 31/05/1999 ; Jean Chatain, Sierra Leone : combats autour de
Freetown, in L’Humanité du 25/01/1999.
256
. D’après Afrique du Sud/Liberia : Visites suspectes, in ACf du 08/02/1999.
257
. Cf. La Françafrique, p. 137-153 et 269-270.
252
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50
d’information londonienne Africa Confidential 258, « cette opération était la copie
conforme de l’invasion de Monrovia par Charles Taylor et ses troupes du National
Patriotic Front of Liberia en 1995 (opération Octopus) », menée avec et par des
commandos burkinabè. « Durant des mois, les forces du RUF et leurs alliés ont
infiltré Freetown ».
Parrain Blaise
Le Burkina de Compaoré est le parrain central de l’entreprise Taylor-Sankoh.
Charles Taylor et Blaise Compaoré sont très proches. Le premier va souvent passer
le week-end à Ouagadougou. Il rétribue le second à partir d’un trésor de guerre
estimé à 5 milliards de francs 259. Le soutien de Compaoré au RUF a été plusieurs
fois dénoncé :
« Des officiers de la Force d’interposition ouest-africaine (Ecomog) et
particulièrement le général nigérian Timothy Shelpidy, ont évoqué le soutien de
l’État burkinabè aux rebelles sierra-léonais. Les mêmes accusations avaient été
portées par le journaliste américain James Rupert le 10 janvier 1999 dans le
quotidien américain Washington Post. Selon des sources concordantes, les Nations
Unies disposeraient désormais de preuves sur le soutien du Burkina aux rebelles de
Freetown 260».
Un rapport américain précise, en juillet 1999 261: « Récemment, l’Ukraine a
envoyé des armes au Burkina Faso, indiquant sur les certificats de destination que ce
pays était l’acheteur. Ouagadougou a ensuite cédé les armes aux combattants du
RUF en Sierra Leone ». Les livraisons s’opèrent, entre autres, par hélicoptères.
Mais l’engagement burkinabè est désormais dénoncé par ceux-là mêmes qui l’ont
mis en œuvre :
« Les militaires burkinabè ayant participé à la guerre au Liberia et en Sierra
Leone réclament du régime de Blaise Compaoré un autre “geste” de 15 milliards
[de francs CFA] . Dans une lettre adressée au Collège des Sages et au journal
L’Indépendant, ces militaires racontent comment ils ont participé et survécu à la
guerre du Liberia et quels ont été les termes de l’accord qu’ils ont passé avec le
régime en place avant de s’embarquer dans cette aventure macabre. Ils reviennent à
la surface parce que convaincus d’avoir été trompés par leurs commanditaires. Ils
prennent à témoin le président libérien Charles Taylor. [...]
Ils ont perdu quelques-uns de leurs camarades au front, mais également de retour
[...] au pays, par suite [...] des mésaventures vécues dans la forêt libérienne et sierraléonaise. Ils avancent qu’ils sont les témoins du convoyage des armes du Burkina
au Liberia et racontent que monsieur Salif Diallo, actuel ministre de
l’Environnement et de l’Eau, a activement participé à ce transfert et qu’il ramenait
des caisses de pierres précieuses qu’on a écoulé à partir du Burkina. [...]
La guerre au Liberia et en Sierra Leone nous valent aujourd’hui une haine
séculaire des peuples dont les fils et filles ont péri ou été handicapés de nos mains ;
le risque de vengeance est tel que tout Burkinabè qui s’aventure de nos jours dans
ces pays doit désormais compter avec 262».
Ainsi le Burkina de Compaoré, régime et dirigeant modèles de la Françafrique, a
joué un rôle majeur dans les horreurs libériennes et sierra-léonaises. Les pierres
précieuses n’étaient pas perdues pour les réseaux... Signalons que le ministre d’État
Salif Diallo, proche du leader libyen Muammar Kadhafi, est un personnage-clef - le
principal complice civil - du complot qui abattit Sankara. C’est lui aussi qui
organisa en 1994, avec son ami le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, la
relégation à Ouagadougou des vingt islamistes regroupés à Folembray, dans l’Aisne,
à la suite d’un attentat antifrançais à Alger 263.
Quant à Blaise Compaoré, il se signale par un art consommé du double langage :
. Sierra Leone : Ni reddition, ni négociations, in ACf du 25/01/1999.
. Cf. Sierra Leone : La vengeance des rebelles, in ACf du 14/09/1998 ; Whodunit ?, in Africa Confidential,
édition anglaise (ACa), 08/10/1999.
260
. Organisation Panafricaine des Journalistes Indépendants, L’assassinat de Norbert Zongo. Crime d’État contre un
journaliste, Éd. Minsi D.S., 1999, p. 51.
261
. Arms and Conflict in Africa, rapport cité.
262
. Maria Sanon, On a chèrement payé votre richesse, alors remboursez !, in Afrinews Burkina du 13/09/1999.
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« La responsabilité des guerres sur le continent africain est d’abord africaine. [...]
Nous n’avons pas encore trouvé, nous Africains, les moyens adéquats pour arrêter
les conflits. Regardez la Sierra Leone, à feu et à sang ces derniers jours. [...] Parfois,
j’ai honte de ce qui se passe sur notre continent 264».
Une telle maîtrise méritait qu’il fût le seul hôte de marque du président Chirac, le
14 juillet 1995, pour le premier défilé militaire du septennat 265. Ils avaient fait
connaissance une dizaine d’années plus tôt, via Jacques Foccart et Félix HouphouëtBoigny - peu avant que Compaoré ne “rectifie” son collègue Thomas Sankara. Une
élimination commanditée par le tandem Foccart-Houphouët... et un haut personnage
libyen 266.
L’argent du colonel
La Libye s’est invitée depuis le départ dans ce scénario d’épouvante. Le futur
leader charismatique du RUF, Foday Sankoh, a rejoint Charles Taylor en 1989 dans
un camp d’entraînement libyen. Un temps arrêté avant d’être libéré et “réhabilité”
sous la pression de ses partisans, il a été jugé en 1998. Son procès fut très
instructif :
« Des documents produits devant la Haute Cour de Sierra Leone montrent que la
guerre civile brutale en ce pays était financée par Tripoli et que les rebelles en
Sierra Leone, comme en d’autres pays ouest-africains, avaient reçu un entraînement
militaire en Libye. [...]
Les documents fournis par le ministère public la semaine dernière sont présumés
avoir été écrits par Foday Sankoh [...]. L’un des documents [...] sollicite 500 000
dollars pour acheter des armes et des munitions [...], tandis qu’un autre reconnaît
l’obtention de 29 000 dollars auprès du Bureau du peuple de Libye (l’ambassade
libyenne) dans la capitale ghanéenne, Accra. Les documents montrent que les
accords du RUF avec la Libye ont commencé peu de temps après que Sankoh ait
lancé sa guérilla, en mars 1991. [...] Selon les “confessions” faites par plusieurs
soldats de l’ex-RUF, le noyau dur des rebelles a reçu un entraînement militaire
dans la ville libyenne de Benghazi, sous l’égide du World Mathaba Movement
(WMM), conçu pense-t-on par le leader libyen le colonel Muammar Kadhafi. Des
leaders rebelles comme Charles Taylor, du Liberia (maintenant son président), le
renégat gambien Kukoi Samba Sanyang, qui mena une meurtrière invasion de son
pays, Sankoh de la Sierra Leone et Gbabo Zoumanigui de Guinée sont tous
présumés avoir reçu de l’argent de la Libye, ainsi que de l’entraînement pour leurs
combattants. “Nous avons passé trois mois dans un camp d’entraînement militaire
en Libye, avec nombre d’autres Africains, et l’on nous disait qu’après cet
entraînement, nous retournerions chez nous pour combattre nos gouvernements
corrompus”, déclare Mohamed Kanneh, un ex-combattant du RUF âgé de 27
ans 267».
Pulsions françafricaines
Derrière Kadhafi, qui invita les magnats arabes à financer la campagne électorale
du candidat Chirac, en 1995, la presse sierra-léonaise a fini par distinguer
clairement la dynamo des guerres régionales. En mars 1999, The Democrat
(gouvernemental) et For di people (indépendant) ont accusé la France d’agir « par
procuration dans la guerre contre la Sierra Leone ». « Les intérêts commerciaux et
impérialistes français sont les véritables instigateurs cachés de l’attaque contre
Freetown et des guerres menées par les rebelles au Liberia et en Sierra Leone », écrit
For di people 268.
. Cf. Maurice Mélégué Traoré et Salif Diallo, in LdC des 19/06/1997 et 25/11/1999. Ébranlé par la contestation du
régime, Salif Diallo a dû, fin 1999, troquer son portefeuille ministériel contre un poste de conseiller de la Présidence.
264
. Interview du 20/01/1999 à La Croix.
265
. Cf. Florent Béroa, Un pays qui compte, in Jeune Afrique du 02/06/1998.
266
. Selon une source particulièrement crédible. S. Byron Star (The Ecomog Initiative in Liberia : a Liberian
Perspective, in Issue, n° 1-2, 1993, p. 80) signale une coïncidence : Blaise Compaoré a ramené Charles Taylor du
Ghana à Ouagadougou peu de temps avant l’assassinat de Sankara. Et il ajoute : « Certains pensent que des Libériens
entraînés en Libye ont participé au meurtre de Sankara ».
267
. Lansana Fofana, Libya funded Sierra Leone’s civil war, court hears, in Mail & Guardian (Johannesbourg),
16/10/1998.
268
. D’après AE (Le double jeu français, 04/03/1999).
263
51
52
Un responsable politique sierra-léonais 269 développe l’accusation :
« La question de fond n’est pas le maintien ou non de la sphère d’influence de la
France en Afrique de l’Ouest, mais bien ses tentatives d’extension qui concernent
directement le Sierra Leone. [...] Blaise Compaoré est marié à une nièce de Félix
Houphouët-Boigny, l’ancien président ivoirien. Les armes qu’il a fournies à la
faction de Charles Taylor, il n’a pu les transporter qu’avec le feu vert des services
de renseignement français basés en Côte d’Ivoire. Le Burkina Faso n’est pas assez
riche pour supporter à lui tout seul l’insurrection en Sierra Leone. Et quand le RUF
demande que Compaoré soit impliqué dans des pourparlers de paix, c’est un peu
énorme ! La France apparaît clairement derrière ».
De même, la France ne pouvait être étrangère au trafic d’armes en direction du
RUF organisé par le régime de Niamey, dirigé jusqu’au printemps 1999 par une
créature de Jacques Foccart, le général Baré Maïnassara. Ce trafic a été
vigoureusement dénoncé par le général nigérian Abubakar lors d’une réception des
partis nigériens début 1999 270.
Chevaliers blancs ? Pas vraiment...
En face, il faut convenir que le président Tejan Kabbah n’était pas défendu que
par des enfants de chœur. L’armée nigériane, qui constituait l’ossature de l’Ecomog,
était jusqu’en 1998 celle d’une dictature corrompue. Elle a aussi commis des
exactions : par exemple, plus de 180 exécutions sommaires durant la bataille de
Freetown (janvier 1999). Mais cela ne peut être comparé avec la terreur totale
programmée par le RUF. Ces exactions ont été dénoncées par une association
américaine, Human Rights Watch. Évoquant son rapport, Libération se plaît à
souligner que « les États-Unis et la Grande-Bretagne contribuent au financement de
l’Ecomog 271». Sans signaler la décennie d’engagement françafricain derrière
l’entreprise Taylor-Sankoh. La paille et la poutre...
Plus gênant pour Londres, il est apparu que certains milieux anglo-africains
n’ont pas hésité, pour soutenir le président Kabbah, à recourir à des officines de
mercenaires... issues des rangs des services secrets britanniques. Car les Denard,
Barril, Gilleron, etc. ont leurs homologues outre-Manche, organisés sur le mode
industriel.
Les sociétés Executive Outcomes, Sandline, LifeGuard, DiamondWorks,
Heritage Oil & Gas et Branch Energy forment une véritable multinationale, un
puissant conglomérat mercenaro-minier. Executive Outcomes (EXO), la firme
mercenaire sud-africaine fondée en 1989 par l’ex-barbouze de l’apartheid Eeben
Barlow, est certes plus connue que la firme britannique Sandline, établie dans le
paradis fiscal des îles Vierges. Mais cette nébuleuse a un “directoire” unique,
composé en majorité d’anciens des services secrets britanniques : Anthony
Buckingham, nom de guerre du boss présumé, associé à Simon Mann, Tom Spicer,
Michael Grunberg, etc. Même le Sud-Africain Barlow aurait été branché sur les
services de Sa Majesté. La révélation de son passé au Civil Cooperation Bureau, qui
fit assassiner nombre de militants anti-apartheid, l’a rendu gênant. Il a officiellement
cédé la place à un collègue sud-africain, Nik van den Berg 272.
La multinationale EXO-Sandline intervient dans plusieurs dizaines de pays, de la
Namibie à la Papouasie. Pour donner une idée de son volume d’affaires, il suffit de
mentionner que sa filiale canadienne DiamondWorks a acquis au Sierra Leone des
concessions diamantifères évaluées à un milliard de dollars.
Sandline et EXO sont intervenues dans la guerre civile sierra-léonaise. Pour le
pouvoir en place, contre le RUF. Avec l’appui d’une partie des Services et de la
diplomatie britanniques - ce qui a fait scandale à la Chambre des communes. Avec,
aussi, la “sympathie” de Washington : Spicer et Barlow ont été les invités d’honneur
de la DIA (Defence Intelligence Agency). Fin 1995, EXO puis sa filiale LifeGuard
. Cité par AE, ibidem.
. Selon La voix du Citoyen (Niamey) du 03/02/1999.
. Stephen Smith, Sanglant partage du pouvoir en Sierra Leone, in Libération du 24/06/1999.
272
. Sierra Leone : Tempête sur Londres et G.B./Sierra Leone : Armées privées, relations publiques, in ACf des
18/05 et 01/06/1998.
269
270
271
52
avaient repris aux rebelles les régions diamantifères de Kono - avec une centaine de
mercenaires et des hélicoptères de combat.
Après le renversement du président Kabbah par des militaires alliés au RUF, en
mai 1997, Sandline a fortement concouru à rendre opérationnels les 10 000 soldats
nigérians de l’Ecomog et les 30 000 miliciens Kamajors qui, neuf mois plus tard, ont
chassé les intrus de la capitale et rétabli le pouvoir légitime. Outre l’armement et
l’entraînement, Sandline a fourni des hélicoptères de combat Mi-17 et Mi-24, avec
leurs pilotes 273. Même si à Londres une partie de la majorité travailliste, de l’armée et
des services secrets ont protesté contre ce fonctionnement parallèle 274, il est certain
que les “Anglo-Saxons” (Britanniques, Américains et Sud-Africains) ont joué à fond
la carte de la restauration du pouvoir légal, sans se montrer trop regardants sur les
moyens. Cela ne pouvait qu’exciter les réseaux françafricains.
Mais la question demeure : même provoqués, pourquoi ces réseaux choisissentils, invariablement, la politique du pire ?
Insérer Carte 5 au début du chapitre 6
. Dont quelques anciens de l’“épopée” Tavernier-Mobutu-Élysée, début 1997 dans l’ex-Zaïre. Cf. Sierra
Leone/G.B. : Milices et forces du marché, in ACf du 26/10/1998. Les sociétés mercenaires ne redoutent pas les
contradictions : ainsi, EXO-Sandline est très investie en Ouganda, ce qui ne l’empêche pas de travailler aussi sur les
sites miniers de l’ennemi soudanais.
274
. Les Services classiques « voient d’un mauvais œil la privatisation du deuxième plus vieux métier du monde »
(Armées privées, relations publiques, in ACf du 01/06/1998). Cependant, les Douanes britanniques ont subi des
pressions considérables pour laisser tomber l’enquête sur Sandline qu’elles avaient déclenchée le 10 mars 1998, et la
mission d’enquête indépendante obtenue par les députés a produit en juillet 1998 un rapport très lacunaire. Cf.
Tempête sur Londres et Milices et forces du marché, in ACf des 18/05 et 26/10/1998.
273
53
54
5. Rechutes dans les Grands Lacs.
« S'il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines
et des rivalités qu'il faut démêler et utiliser à notre profit, en opposant
les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre
les autres ».
Maréchal Louis-Hubert Lyautey, colonisateur du Maroc.
Machine infernale, mécaniciens en guerre
En Afrique centrale, dans un périmètre allant du Sud-Soudan à l’ouest de la
Tanzanie et mordant largement sur l’ex-Zaïre, un terrifiant conflit se poursuit depuis
1990 - stigmatisé par le génocide de 1994 au Rwanda 275. Environ huit cent mille
Tutsis furent massacrés en trois mois, plus de 85 % de ceux qui vivaient en ce pays.
Par quelque deux millions de Hutus. Le “peuple majoritaire” a été enrôlé pour ce
concours d’atrocités 276 par les tenants d’un racisme délirant, le Hutu power. Ce
slogan, étrangement anglais, a mû le projet de “solution finale”. Il a rassemblé la
mouvance qui le porte. Il continue de la désigner.
Au cœur de cette mouvance, un noyau de fanatiques a conçu et propagé
l’éradication de ceux qu’ils appelaient les « cancrelats », les Tutsis “allogènes” jusqu’aux petits enfants, aux bébés, aux fœtus. Avant, pendant et après le génocide,
la Françafrique s’est alliée à ce Hutu power, qui continue de se régénérer et de mûrir
le même dessein 277. L’inexistence, l’excessive lenteur, la faiblesse ou la duplicité des
réactions internationales, militaires et judiciaires, ne cessent de favoriser chez les
Tutsis la carrière des partisans de la force, de la loi du talion - au grand dam des
tenants d’une logique civile, contraints de s’incliner devant des choix qu’ils jugent
parfois catastrophiques. Cela permet au Hutu power de renouveler ses adeptes et
son capital de sympathie, en Afrique, en Europe, et ailleurs. Une machine infernale,
l’équivalent d’un stock d’armes nucléaires.
Depuis mi-1998, le choix a été fait d’introduire ces armes dans la guerre qui, de
nouveau, agresse l’ex-Zaïre, avec des risques d’extension à une partie du continent.
Alors qu’il faudrait jeter sur ce conflit un maximum de “liquide de refroidissement”,
alors que la France, vu son passif dans la région, devrait pour le moins s’abstenir de
tout nouvel engagement militaire, les fournitures d’armes, de mercenaires, de
“conseillers” et “instructeurs” ne cessent de resurgir, sur fond de rivalité francoaméricaine. Au nom de cette concurrence, Paris manifeste un soutien de plus en plus
explicite au régime de Khartoum, dont l’intégrisme a fait périr plus d’un million et
demi de personnes au Sud-Soudan. En partenariat avec le Soudan et la Libye du
colonel Kadhafi, les réseaux français équipent, aident et conseillent la coalition pro. Pour l’histoire du génocide, le rapport Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, 1999,
publié par Human Rights Watch (HRW) et la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH),
constitue l’ouvrage de référence. Cf. aussi Colette Braeckman, Rwanda, Histoire d’un génocide, Fayard, 1994 ; JeanPierre Chrétien (sous la direction de), Rwanda, Les médias du génocide, Karthala, 1995 ; Dominique Franche,
Généalogie d'un génocide, Mille et une nuits, 1997 ; Gérard Prunier, Rwanda 1959-1995 : le génocide, Dagorno,
1997.
276
. Le raffinement dans la cruauté était fréquemment au programme. On reste sans voix devant certains discours qui
prônent l’oubli de ce déluge d’horreur ou dénoncent son évocation comme l’exploitation d’un “fonds de commerce”.
Certes, toute émotion humaine peut être exploitée, d’autant plus qu’elle est forte. Et la désignation des participants au
crime ne préjuge pas de leur degré de culpabilité. On n'enrôle pas plusieurs millions de personnes pour un massacre
sans un conditionnement extraordinaire. Mais nous devons aux victimes de ne pas escamoter ce qui s'est passé : les
victimes d'hier, et celles qui pourraient survenir demain parce que nous aurions refusé de comprendre.
On le devine, la “question rwandaise” est en France extraordinairement polémique. Même les mots sont piégés. Cela
m’obligera plusieurs fois, dans ce chapitre et le suivant, à préciser notre position par des notes assez longues.
277
. Sur cette alliance, cf. notamment le rapport HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, p. 140-146 et 762-801 ;
Agir ici et Survie, Rwanda. La France choisit le camp du génocide, in Dossiers noirs n° 1 à 5, L’Harmattan, p. 926, 1996 ; Mehdi Ba, Rwanda, 1994 : un génocide français, L’esprit frappeur, 1997 ; Jean-Paul Gouteux, Un
génocide secret d'État, Éd. sociales, 1998 ; F.X. Verschave, Complicité de génocide, La Découverte, 1994.
Les trois tomes d’Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), le rapport de la mission d’information
parlementaire française (12/1998), comportent nombre d’indications, propos et documents utiles. Mais l’analyse est
biaisée par la volonté d’absoudre la France, affichée dès le départ par le président de la mission Paul Quilès. Il
s’agissait de réduire sa complicité criminelle à de simples « erreurs », et donc de s’interdire d’examiner les
fonctionnements officieux, illégaux, souterrains. Bref d’ignorer l’existence et l’action des réseaux. Cf. F.X. Verschave,
Une Mission sous haute surveillance, in Observatoire permanent de la Coopération française, Rapport 1999,
Karthala, et le chapitre 26.
275
54
Kabila, dont les soldats et miliciens du Hutu power (entre 15 000 et 30 000)
composent l’avant-garde. Ce dont s’indigne et s’alarme très vivement une
commission internationale d’enquête de l’ONU, dans un langage peu diplomatique 278:
« Cette relation nouvelle [leur] a conféré une certaine légitimité [...]. Un tel état de
choses est profondément révoltant ». Ce faisant, on pousse la région des Grands
Lacs vers « une catastrophe avec des conséquences incalculables ».
Il ne m’est pas possible ici de dresser le tableau d’une région aux évolutions
infiniment complexes 279. La plupart des acteurs, bien entendu, ont leur part de
responsabilité dans la marche en avant vers la « catastrophe ». En dehors des États
et rébellions africains, la France, la Chine et les États-Unis sont les principaux
intervenants - les deux premiers souvent associés, de fait, contre le troisième. Sous
la présidence de Clinton, les Américains se sont choisi des alliés (Ouganda, Rwanda,
Afrique du Sud, Angola) et des ennemis (Soudan, Libye, Kabila) en fonction d’une
vision discutable, parfois incohérente : l’Angola, par exemple, combat aux côtés de
Kabila au Congo-Kinshasa, contre les troupes rwandaises. L’incohérence majeure
est en fait la logique de guerre. Le frêle accord de paix de Lusaka, en juillet 1999, a
voulu opposer à cette logique un principe, l’intégrité territoriale du Congo-K, et
deux garde-fous : le désarmement des forces du génocide et le dialogue national
congolais - pour échapper au cycle des dictatures successives, dont les dégâts
s’étendent aux pays voisins.
Les militaires du Pentagone ne sont guère plus soucieux de la volonté congolaise
que leurs collègues parisiens : l’unité du pays et le dialogue démocratique sont, pour
les uns et les autres, des considérations secondaires. Du coup, c’est l’autre enjeu qui
marque la différence : la disqualification ou le renforcement des groupes armés
animés d’un projet génocidaire 280. La confrontation a lieu dans l’ombre, comme
l’affectionne la Françafrique. Celle-ci n’a pas été dénoncée par la mission
parlementaire sur le Rwanda. Elle a donc tout loisir pour récidiver.
Puisque les députés n’ont pas fait leur travail - sauf une minorité de la mission,
qui fut l’objet de pressions incroyables -, il faut bien que le citoyen s’intéresse à ce
flirt prolongé, inavouable et inavoué, avec des régimes ou mouvances à l’idéologie
ouvertement raciste. Un tabou pour les médias français.
Reconstitution de ligue dissoute
Préservé de la déroute par l'opération militaro-humanitaire Turquoise, le camp
du génocide (officiers, soldats, miliciens, administrateurs, idéologues) a pu se
réorganiser au Kivu, dans l'est du Zaïre 281, puis en diverses capitales africaines ou
occidentales. Rackettant l'aide internationale aux réfugiés 282, recrutant dans les
camps de nouvelles troupes, il n'a été qu'à demi-défait en 1997 lors de la guerre du
Zaïre - où il s'est trouvé de nouveau l'allié de la France 283. Il a aidé l'ami Sassou
Nguesso à reconquérir le Congo-Brazzaville. Il a recommencé en 1997 à massacrer
les Tutsis au Rwanda. Les tracts qu'il distribuait en cette occasion ne laissent aucun
doute sur la continuité du dessein génocidaire. Cela fait d'autant moins problème
. Commission internationale d’enquête des Nations unies sur les livraisons illicites d’armes dans la région des
Grands Lacs, présidée par l’Égyptien Mahmoud Kassem. Rapport final du 18/11/1998.
279
. Pour une approche générale, cf. C. Braeckman, Terreur africaine et L’enjeu congolais, Fayard, 1996 et 1999.
Dans Le défi de l’ethnisme (Karthala, 1997), J.P. Chrétien pointe le principal péril.
280
. Tant que le Hutu power bénéficie de soutiens massifs - dont celui de la France -, il n’est guère possible d’échapper
au raisonnement résumé en septembre 1994 par un dirigeant américain : « Trois choix s’offraient à nous : soutenir le
gouvernement génocidaire, ce qui était impossible ; soutenir le FPR, ce qui était possible ; ne soutenir aucun des
deux ce qui était inacceptable, car les génocidaires auraient alors pu revenir et gagner ». Cité par HRW-FIDH,
Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 849. Le Front patriotique rwandais (FPR), bien entendu, peut abuser de
l’absence d’alternative. La responsabilité principale en incombe à ceux qui veulent remettre en selle les partisans du
génocide.
281
. « Très rapidement, les “génocideurs” reconstituèrent leurs structures. Avec trois objectifs : garder la population des
camps sous contrôle ; saper la crédibilité du nouveau pouvoir de Kigali ; reconquérir le Rwanda ». (Patrick de SaintExupéry, Zaïre : deux ans sous la loi des milices hutues, in Le Figaro du 20/11/1996). « La militarisation des camps
s’est accompagnée de la multiplication des incursions à l’intérieur du Rwanda, des groupes de commandos menant des
“safaris”, afin d’éliminer des survivants ou des témoins du génocide » (C. Braeckman, L’enjeu congolais, op. cit., p.
32).
282
. Avant la guerre de 1996 au Zaïre, le montant total de cette aide se serait élevé à 2,5 milliards de $ (1994-96). Cf.
HRW, Zaïre. Transition, guerre et droits de l'Homme, 04/1997, p. 64.
283
. Le réarmement dans les camps de réfugiés rwandais du Kivu a permis de rendre opérationnels au moins 17 000
hommes, sous le commandement des généraux Augustin Bizimungu et Gratien Kabiligi.
278
55
56
que, pour les partisans et supporters de cette mouvance, le génocide de 1994 est nié
en tant que tel, ramené à un accès de fureur populaire, inextinguible 284.
J’ai exposé dans La Françafrique 285 comment une France dépitée et revancharde
a favorisé cette “reconstitution de ligue dissoute”. Elle a permis au Hutu power de se
replier avec armes et bagages, sous le parapluie de Turquoise. Elle a exfiltré le
colonel Théoneste Bagosora, leader présumé de l’appareil génocidaire 286, ainsi que le
chef Interahamwe Jean-Baptiste Gatete et les troupes d'élite du Hutu power. À une
partie de ces troupes, elle a proposé un entraînement dans une base militaire
française en Centrafrique. Elle a organisé, avec de hauts gradés zaïrois, une noria de
livraisons d’armes, via des compagnies d'avions-cargos enregistrées ou basées au
Zaïre.
Avec plusieurs années de retard, quelques remontées d’information permettent de
mieux comprendre ce dispositif. En avril 1994, Jacques Foccart s’était rendu
personnellement à Gbadolite, le Versailles de Mobutu, pour resceller l’alliance
France-Zaïre (avec la triple bénédiction de François Mitterrand, Jacques Chirac et
Charles Pasqua). L’été suivant, l’officieux Paul Barril remplace auprès du maréchal
Mobutu le trop voyant général Jeannou Lacaze, avec un rôle proche de celui de chef
d'état-major 287. Barril fait donc le lien avec ces « officiers de haut rang 288» de l’armée
zaïroise qui supervisent le réarmement du Hutu power. Quelques semaines plus tôt,
durant le génocide, ce même Barril avait été « engagé par le ministère rwandais de la
Défense pour diriger un programme de formation de 30 à 60 hommes [...] au tir et
aux techniques d’infiltration, une unité d’élite ». La commande « avait reçu le nom
de code d’“opération insecticide”, signifiant que l’opération se destinait à exterminer
les inyenzi ou les “cafards” 289», c’est-à-dire l’adversaire tutsi. Rémunération :
1 200 000 dollars.
De janvier à avril 1998, Patrick de Saint-Exupéry a publié dans Le Figaro une
série d’articles retentissants. Il y révélait notamment que le chef de la Mission
militaire de coopération, le général Jean-Pierre Huchon, avait maintenu un contact
fréquent avec le lieutenant-colonel rwandais Cyprien Kayumba, chargé des achats
d'armes du camp génocidaire, au moins jusqu'au 18 juillet 1994. Soit 15 semaines
après le début des massacres, un mois après le début de l’opération Turquoise.
Kayumba était basé à Paris. Il s’est rendu entre autres au Caire et à Tripoli. Il a
acheté et livré quelque 28 millions de francs d'armements, via deux sociétés
commerciales, la britannique Mil-Tec basée dans l’île de Man et la française DYLInvest, basée dans les îles antillaises Turks et Caicos. Le patron de la seconde
officine, Dominique Lemonnier, a mis en cause l'État français à la suite d'un litige
financier avec Paul Barril - mêlé aussi à cette affaire d’achat d’armes. Il est mort
peu après d'une crise cardiaque, en sortant d'un déjeuner d'affaires à Annecy 290.
Patrick de Saint-Exupéry a transmis à la mission d’information parlementaire les
documents en sa possession sur ce dossier explosif. La mission, qui s’était
empressée de ne pas auditionner Barril, n’a pu faire autrement que de publier ces
. Sur ce sujet, les débats internes à l'Église catholique, omniprésente au Rwanda, sont d’une grande importance. Le
12 décembre 1997, l'épiscopat rwandais a supplié les « individus et groupes armés qui sont à l'origine de ces
affrontements » de « renoncer à la logique de guerre ». Malheureusement, au Vatican, un fort courant défend contre la quasi totalité des spécialistes - la thèse du « double génocide » : celui des Tutsis en 1994 ne ferait que
répondre à un génocide des Hutus commencé en 1990 (cf. Génocide rwandais : dernier acte, in L’Osservatore
Romano du 19/05/1999).
C’est un des principaux mérites du rapport parlementaire Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994) que
d’éviter soigneusement cette impasse.
De son côté, à Arusha, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a rendu une sentence décisive. Il a
condamné pour génocide et puni d’emprisonnement à vie Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement
intérimaire (GIR) qui “administra” le projet d’extermination des Tutsis. En plaidant coupable, le condamné aura
rendu un service considérable à l’histoire de son pays, contre tous les révisionnismes.
Dans les attendus de son jugement, le TPIR établit nettement la responsabilité de ce gouvernement, composé à
l’intérieur même de l’ambassade de France avec les conseils de l’ambassadeur Marlaud. Paris ne cessa de reconnaître
le GIR et de lui apporter son soutien, au moins diplomatique, durant tout le génocide. La condamnation du chef de
cette instance établit donc un premier pan de la complicité française dans le génocide de 1994.
285
. P. 239-248.
286
. Confirmé par Sam Kiley, A French Hand in Genocide, in The Times du 09/04/1998.
287
. Selon Stephen Smith, La France reste vigilante, in Libération du 05/11/1994.
288
. Cf. HRW, Rwanda/Zaïre : Réarmement dans l'impunité, 05/1995.
289
. HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 774-775.
290
. D'après P. de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des silences d'État, in Le Figaro du 14/01/1998. Cf. aussi Aucun
témoin ne doit survivre, p. 759 et 770.
284
56
documents, tout au bout des annexes de son rapport. Sans commentaire. On y lit le
détail des armes achetées par le colonel Kayumba, y compris la cargaison de
753 645 dollars expédiée le 18 juillet pendant l'opération Turquoise. Comme
plusieurs autres, elle a été livrée au Hutu power via l'aéroport de Goma, sous
contrôle français 291.
Dans un courrier du 13 juillet 1994 à Lemonnier, Paul Barril se pose en
représentant du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), sous l’autorité duquel
viennent d’être quasi exterminés les Tutsis vivant au Rwanda. Reprochant à son
interlocuteur de n’avoir livré qu’une partie des armes commandées et de ne pas
restituer un trop payé, Barril l’accuse d’avoir mis ainsi le GIR « dans l’impossibilité
de répondre aux besoins humanitaires de ses populations et d’atténuer les
souffrances qu’elles ont endurées ». C’est donc le chevalier de cette conception assez
spéciale de l’humanitaire qui devient le premier conseiller militaire de Mobutu. Le
vieux maréchal sait bien, explique la journaliste belge Colette Braeckman (celle,
sans doute, qui l’a le plus longuement observé), que la présence des réfugiés
« autorisée sur l’insistance de la France, est le prix à payer pour sa réhabilitation
politique 292». Barril est là pour le lui rappeler.
On ne peut dès lors s’étonner de la suite : les livraisons d’armes hebdomadaires
via l’aéroport de Goma, au moins jusqu’à la mi-mai 1995 293 ; les opérations de la
DGSE, tel ce convoi aérien (3 Mirage et 4 appareils de transport), parti du Loiret le
9 juin 1995 294 ; les contacts réguliers avec le général Augustin Bizimungu, chef
d'état-major des ex-FAR (Forces armées rwandaises), l’un des principaux
responsables du génocide 295 ; la mise en cause de deux filiales du groupe public
français d’armement Giat, Luchaire et la Fabrique nationale belge d'Herstal, ... Et
finalement le front commun pro-mobutiste de 1996-97, avec l’embauche par le
village franco-africain de la “crème des mercenaires”, serbes ou d’extrême-droite 296.
À leurs côtés, 6 000 combattants hutus se battront en première ligne pour la défense
de Kisangani, au printemps 1997 297 - en tirailleurs de la Françafrique.
Le fan-club du Hutu power
Chef du service infos de VSD, Jean-Paul Cruse est un journaliste atypique, passé
par Libération et L’Idiot international 298. Il connaît très bien Paul Barril. Il fut son
“nègre” pour la rédaction de Guerres secrètes à l’Élysée. Fin 1998, il a publié une
enquête très “renseignée”, Un corbeau au cœur de l’État 299, sur un curieux chantage
qui a défrayé la chronique des premières années du septennat de Jacques Chirac. Le
“corbeau” est un informateur anonyme qui, de juin 1995 à septembre 1997, a
adressé à des magistrats, notamment le juge Halphen, un copieux échantillon d’une
armoire de “notes blanches” des Renseignements généraux (RG). Les circuits de
financement occulte des principaux leaders et courants politiques français, et
particulièrement de la mouvance chiraquienne, y sont observés à la loupe, avec en
prime des numéros de comptes en Suisse. Ces notes blanches ont été établies par la
commissaire Brigitte Henri, adjointe du patron des RG Yves Bertrand. Concluant
son enquête, Jean-Paul Cruse écrit 300 :
« Le “corbeau” n’est pas un homme seul. C’est un groupe d’officiers de
renseignements, français, disposant de “correspondants” au sein des
Renseignements généraux, de la magistrature, de la PJ, et de la presse, et de très
. HRW, Rwanda/Zaïre : Réarmement dans l'impunité, rapport cité.
. L’enjeu congolais, op. cit., p. 35.
293
. Amnesty International, Arming the perpetrators of the genocide, 13/06/1995, p. 4.
294
. La “fuite” de cette information, via un journaliste, est en elle-même significative.
295
. Il fut porté à la tête de l’armée rwandaise par les officiers qui conçurent le génocide. Le rapport HRW/FIDH,
Aucun témoin ne doit survivre, montre que l’armée joua un rôle primordial dans le programme d’extermination - plus
important encore que le gouvernement provisoire ou les milices (p. 261-308).
296
. Cf. La Françafrique, p. 253-279.
297
. D’après Stephen Smith, La chute de Kisangani sonne le glas du pouvoir zaïrois, in Libération du 17/03/1997).
298
. Il se définit comme “gaullo-maoïste”. Il a probablement connu Serge July, futur directeur de Libération, dans la
mouvance de la Gauche prolétarienne, après 1968. Journaliste à Libération, il était responsable de la section CGT.
Puis c’est devenu un admirateur de Charles Pasqua (cf. chapitre 22).
299
. Éd. du Rocher, 1998.
300
. Les citations qui suivent sont extraites des pages 260 à 263 d’Un corbeau au cœur de l’État.
291
292
57
58
gros moyens. Ils connaissent absolument tout du financement illégal de la vie
politique française, jusque dans les moindres détails. Ils [...] ont joué un rôle, aussi,
dans l’affaire des “écoutes de l’Élysée”, dans les divers ennuis de François Léotard,
et dans l’enchaînement de circonstances qui a entraîné la mort tragique de François
de Grossouvre 301».
Jean-Paul Cruse précise l'objectif de ce groupe d’officiers, idéologiquement
proche de Charles Pasqua et familier du capitaine Barril :
« Leur but était [...] de semer la panique, et de faire savoir que, disposant
d’informations, pour certains dommageables, ils pouvaient en acquérir d’autres, par
les mêmes moyens, [...] et étaient disposés à les utiliser [...] si certaines conditions
n’étaient pas remplies. Leur chantage, car c’en est un, et il est énorme, se
développe [...] après l’élection de Jacques Chirac, et la nomination d’Alain Juppé,
dont ils suspectent les intentions dans des domaines précis, qui les touchent de très
près. Leur but est de protéger certains d’entre eux, qui ont pris de très grands
risques sur plusieurs théâtres d’opérations, dans une guerre mondiale du
renseignement qui bat son plein, et atteint un niveau d’intensité et de violence
qu’on n’imagine pas. Les “coups tordus” concernent la lutte pour d’importants
contrats [militaires et civils] [...]. Pressions, espionnage, chantages, attentats,
meurtres - partout, la guerre économique court à la guerre tout court. Mais les
conflits les plus violents se situent, évidemment, sur les lignes de fracture de
conflits armés ouverts, ou à demi-ouverts : dans les Balkans, au Proche-Orient, et
au centre de l’Afrique.
L’action de militaires français des forces spéciales, et d’officiers de
renseignements, dans le secteur de l’Afrique des Grands Lacs, et au-delà, des
confins du Soudan aux immenses provinces de l’ancien Zaïre, en passant par le
Rwanda, le Burundi, et l’Ouganda, avec une extension vers le Congo et l’Angola,
est au centre du problème 302. Les enjeux sont énormes. Inspirée, au départ, [...] par
la volonté de déstabiliser le Soudan musulman de Hassan Tourabi, puissance
potentiellement considérable, [...] la politique de l’administration américaine dans
cette région du monde s’est appuyée très vite sur l’Ouganda. Ils ont alors joué,
comme dans les Balkans et au Proche-Orient, la carte inadmissible des
manipulations ethniques, flattant une minorité mue par un fort appétit de
domination régionale, issu d’une longue tradition féodale, les Tutsi [...]. Il est
certain donc, qu’en 1995, le gouvernement Juppé, influencé par le conformisme
ambiant sur les “Droits de l’homme”, est tombé dans le piège de la “diabolisation”
des Hutus du Rwanda, comme si l’on pouvait extraire le “génocide” de 1994 de
l’effroyable enchaînement de tueries et de coups d’État qui l’a précédé. La tentation
a été grande, alors, d’ouvrir certains dossiers, au risque de compromettre des
officiers français de très grande valeur, qui ont fait leur devoir dans les
circonstances d’une guerre civile hors normes, notamment après la signature
des inadmissibles accords d’Arusha, imposés par la communauté financière
internationale - et de les livrer en pâture à l’hypocrisie médiatico-judiciaire du
Tribunal pénal international ».
Ce texte de tonalité “souverainiste” projette une lumière crue. Il mérite quelques
commentaires. Autour du mot génocide, les guillemets ne sont pas un point de détail.
L’hebdomadaire Marianne, dont la ligne éditoriale se laisse parfois tenter par la
même idéologie, compte le “génocide” rwandais parmi les « idées fausses de notre
temps » 303. En 1993, les « inadmissibles » accords de paix d’Arusha furent l’ultime
tentative d’endiguer la guerre civile et de prévenir le déferlement de la haine
ethnique. Ils furent sabotés par les extrémistes du Hutu power. En avril 1994, lors
de la reprise des affrontements et du déclenchement du génocide, certains militaires
français haut gradés défendirent avec encore plus de fermeté l’idée que les
combattants du Front patriotique rwandais (FPR) étaient les « Khmers noirs ». L’un
d’eux a déclaré à un chercheur : « Arusha, c’est Munich » 304. Il est assez étrange,
enfin, d’entendre ce groupe d’officiers accuser les Américains de « jouer la carte
inadmissible des manipulations ethniques » : les stratèges militaires français de la
. “Suicidé” à l’Élysée le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du général Habyarimana.
. C’est moi qui souligne.
. 24/08/98. Marianne compte parmi ses principaux financeurs un proche du roi Hassan II, Robert Assaraf (cf.
Thierry Meyssan, L’énigme Pasqua, Éd. Golias, 2000, p. 51).
304
. HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 762-763.
301
302
303
58
colonisation et de la tutelle néocoloniale n’ont jamais joué que celle-là 305.
L’Élysée à la remorque
La journaliste Julia Ficatier avait anticipé le récit de Jean-Paul Cruse. Selon elle,
accédant au pouvoir en mai 1995, le tandem Chirac-Juppé « avait au départ la ferme
intention » (ou plutôt la velléité) de reconnaître le génocide rwandais. Il s'apprêtait
« à engager par là même de nouvelles relations avec le Rwanda. Il en aurait été
empêché par une partie de la hiérarchie militaire après avoir été mis au fait des
imbrications françaises au Rwanda 306».
Si l’enjeu politique central est la guerre économique des grands contrats archicommissionnés, à mener à n’importe quel prix contre les États-Unis et leurs valets
de la « communauté financière internationale », alors tout est permis : s’allier avec le
régime anti-américain de Khartoum, fût-il l’un des plus criminels de la planète ;
soutenir envers et contre tout le Hutu power et son idéologie génocidaire ; saboter en
1993 la paix d’Arusha, dernier rempart avant le génocide ; pratiquer les pires
“coups tordus” durant ce génocide que Jean-Paul Cruse préfère appeler une « guerre
civile hors normes », au défi de toutes les lois de l’humanité ; entraver par tous
moyens la naissance d’un Tribunal pénal international, visant à sanctionner les
transgresseurs de ces lois 307; manipuler la justice française avec de croustillantes
notes blanches des RG. Et fabriquer de faux documents à l’intention de la mission
d’information parlementaire sur le Rwanda - comme s’en sont plaint les rapporteurs.
Le travail de la mission, selon Gérard Prunier, « s’est trouvé englué dans une série
[...] de combats d’arrière-garde menés par des gens qui, au Rwanda, se sont
mouillés au-delà de l’imaginable 308».
L’exécutif français, ajoute l’africaniste, a été au Rwanda à la remorque
d’« intérêts en partie fantasmatiques, en partie privés ». On ne saurait mieux
résumer la mixture des motivations françafricaines. Lorsque le fantasme perdure,
gare à la paranoïa ! Sur le thème « À quoi pense-t-on au milieu d’un génocide ? », il
est intéressant de relire un éditorial de La Lettre de l’Océan Indien paru le 14 mai
1994 :
« Paris redoute l’extension de l’influence régionale de l’Ouganda derrière
laquelle se dissimulerait une volonté déstabilisatrice anglo-saxonne. Pour
surréaliste qu’elle paraisse, cette “thèse” n’en est pas moins sérieusement défendue
par les principaux responsables du dossier rwandais : les généraux Jean-Pierre
Huchon et Jeannou Lacaze, installés à la Mission militaire du ministère de la
Coopération [...]. Pour ces deux militaires, comme d’ailleurs pour les conseillers
Afrique de la présidence (Bruno Delaye et l’ex-premier conseiller de l’ambassade
de France à Kinshasa, Dominique Pin), l’Ouganda n’est qu’un pion de
l’impérialisme anglo-saxon et le FPR une simple marionnette de Kampala.
Les autorités françaises ont donc fait un accueil complaisant aux récentes
“révélations” du communiqué de presse de l’Uganda Democratic Coalition, daté du
12 avril à Washington et largement diffusé à Paris. D’après ce texte, le président
rwandais aurait été assassiné à la suite d’un complot organisé, entre autres, par la
sous-secrétaire d’État adjointe à l’Afrique au département d’État américain,
Prudence Bushnell, la directrice de la section Afrique centrale de l’administration
américaine, Arlene Render, la responsable du bureau des réfugiés du Pentagone,
Patricia Irvin, et le président Yoweri Museveni. Noué à la mi-mars 1994 lors de la
visite de ces trois fonctionnaires américains à Kampala, le complot aurait été
exécuté de concert par le FPR et les troupes belges de la MINUAR [Mission des
Nations unies au Rwanda] . [...] Ce texte émane d’un groupe marginal d’opposants
ougandais. [...] À Paris, [...] certains veulent y voir la “preuve” d’un complot anglosaxon contre le Rwanda francophone ».
Les officiers en uniforme ou des services secrets qu’évoquent Jean-Paul Cruse et
. Cf. la maxime du maréchal Lyautey placée en exergue et la phrase de Jean-François Bayart citée plus haut, sur
l’« instrumentalisation de l'ethnicité au service de la coopération militaire, dans la plus pure tradition coloniale ». Cf.
aussi La Françafrique, p. 106-107.
306
. La France en porte-à-faux, in La Croix du 16/11/96.
307
. Voir chapitre 18.
308
. Entretien à Politique internationale, hiver 1998-99.
305
59
60
La Lettre de l’Océan Indien ont prôné sans retenue l'alliance avec le camp
génocidaire. Beaucoup sont encore en fonction ; quelques-uns, plus ou moins
retraités, ont laissé la place à leurs seconds, de la même école. Ainsi continue de se
forger la politique française dans la région des Grands Lacs. La diabolisation du
Front patriotique rwandais, au pouvoir à Kigali, hante les esprits 309, elle sous-tend
les analyses et inspire les journalistes amis. Les militaires activistes sont mal
contenus, par un pouvoir exécutif complaisant ou distrait. Rappelons l’avertissement
de Jean-François Bayart : « L'armée française a une autonomie à peu près complète
sur le terrain en Afrique [...]. Il y a toute une circulation d'argent [...] qui n'est pas
contrôlée. Cet argent sert à financer des opérations dont nous n'avons pas la moindre
idée ».
Et cet expert très informé de conclure par une litote : « Pour le Rwanda même,
rien ne dit que le budget de la coopération militaire ne continue pas à financer les
anciennes forces armées rwandaises basées au Zaïre 310». Colette Braeckman évoque
de son côté la « récupération des Hutus rwandais par le Soudan islamiste (et sans
doute par certains services français qui auraient envoyé des instructeurs et parachuté
des armes) ». Elle signale le « discret soutien [...] accordé à la guérilla hutue » 311. La
discrétion est en effet de mise.
Stratégies de reconquête
Avec la chute de Mobutu, l’armée du Hutu power a perdu ses installations
agréées - les camps de réfugiés du Kivu. Elle s’est scindée. Une partie traverse tout
le Zaïre, mêlée aux réfugiés hutus désarmés - mais sans connaître le même drame.
Dans le camp provisoire de Tingi-Tingi, parmi 150 000 civils affamés, on pouvait
voir des milliers de combattants bien nourris. Selon un rapport interne de l'ONU,
« des armes, des uniformes et des munitions étaient livrées quotidiennement ». Par la
logistique franco-zaïroise.
Les hommes du général Bizimungu rejoignent le Congo-Brazza, juste à temps
pour la guerre civile de juin 1997. Ils y renforcent le favori de la Françafrique,
Sassou Nguesso. En septembre 1998, une partie d’entre eux retraverse le fleuve
Congo pour combattre l’ennemi rwandais avec l’armée de Kabila.
Un grand nombre de miliciens hutus et de recrues entraînées dans les camps de
réfugiés n’ont pas voyagé si loin. Ils ont pris position dans les massifs montagneux
proches de la frontière orientale de l’ex-Zaïre - en particulier le plateau de Masisi, à
35 km au nord-ouest de Goma, et le parc national des Virunga. Longue de plus de
deux mille kilomètres, cette frontière jouxte six pays (Soudan, Ouganda, Rwanda,
Burundi, Tanzanie, Zambie), ce qui ouvre bien des perspectives. Rapidement, une
majorité de ces combattants se rangent sous l’autorité d’officiers plus jeunes, avec
une nouvelle appellation, l’ALIR (Armée de libération du Rwanda). Cette armée-là
reçoit sans retard des moyens importants. Elle multiplie les contacts et les alliances
avec les groupes rebelles de la région, ougandais, burundais ou congolais. La
plupart se réclament de l'“identité bantoue” et affichent une idéologie marquée par la
haine ethniste. Les pogromes de 1993 au Burundi et dans l’est du Zaïre avaient
creusé cette haine.
Les Forces nationales de libération burundaises, par exemple, sont la branche
armée d’un parti extrémiste, le Palipehutu. Leur émissaire, l’abbé Athanase Robert
Nyandwi, adresse en novembre 1997 un mémorandum au chef d’état-major de
l’ALIR. Il y propose une « collaboration » en vue « de résoudre pour toujours le
problème séculaire Hutu-Tutsi dans notre sous-région 312»...
Chez un certain nombre de groupes combattants congolais, appelés
génériquement “Mayi-Mayi”, le ressort ethnique s’est revêtu de nationalisme dès
lors que les convulsions rwandaises ont débordé dans le Kivu. Selon Colette
Braeckman, une délégation conjointe de rebelles Mayi-Mayi et hutus rencontre début
. Dénoncer cette diabolisation qui permit le génocide n’est pas, faut-il le rappeler ?, donner quitus au FPR de ses
actes et de sa politique.
310
. J.F. Bayart, La France au Rwanda, in Les temps modernes, 07/1995.
311
. L’enjeu congolais, op. cit., p. 208 et 345.
312
. Mémorandum du 20/11/1997, cité par La Libre Belgique du 26/09/1998.
309
60
1998 une sommité des services secrets mobutistes, le colonel Boluka. Celui-ci leur
remet quelque 150 millions de francs, de quoi armer 22 000 rebelles 313. À ce niveau
stratégique et financier, la possibilité d’une connexion françafricaine vaut d’être
envisagée.
Côté stratégique, Colette Braeckman a recueilli un témoignage important :
« Le 19 mai [1997, juste après l’arrivée de Kabila à Kinshasa] , dix-neuf anciens
dignitaires mobutistes dirigés par le trio Baramoto-Nzimbi-Mavua se réunissent en
Afrique du Sud pour créer le Rassemblement congolais pour la démocratie, RCD ».
« Ils ont mis au point une stratégie de reconquête du pouvoir. Les généraux
Baramoto, [...] Nzimbi [...] [et] l’amiral Mavua étaient alors appuyés par des
officiers [de l’ancien régime] rwandais, les généraux Kabiligi et Bizimungu, ainsi
que par d’autres militaires rwandais montés en grade dans les camps. Leur calcul
stratégique, qui nous sera révélé par un transfuge, était simple : ils allaient tenter de
harceler le pouvoir en place à Kigali, le renverser ou au moins le retourner contre
Kabila, afin de provoquer la chute du nouveau régime à Kinshasa 314».
Ces généraux zaïrois et rwandais n’ont jamais cessé de frayer avec les réseaux
françafricains. Leur stratégie sera d’autant plus vite mise en application qu’une
partie des troupes rwandaises reconstituées dans les camps de réfugiés était
opérationnelle dès l’automne 1996, avec la triple bienveillance des services secrets
français, zaïrois et soudanais. Un an plus tard donc, rassemblées sous la bannière de
l’ALIR, ces forces hutues déclenchent une furieuse guérilla au nord-ouest du
Rwanda. Nombre de leurs combattants sont issus de cette région. Ils y enrôlent, de
gré ou de force, quantité de civils. Pour Aldo Ajello, envoyé permanent de l'Union
européenne dans la région des Grands Lacs, il s’agit d’une constante : « Les maîtres
à penser de cette idéologie génocidaire ont cherché et cherchent encore à y mêler
les masses pour diluer la culpabilité 315».
Durant près d’un an, l’ALIR va mener une stratégie de la terreur, tant auprès des
rescapés du génocide, témoins gênants, que des autorités administratives et de tous
les Hutus qui ne rallient pas sa cause 316. Elle dispose de plusieurs dizaines de milliers
d'hommes, « imprégnés de l'idéologie et des méthodes du génocide 317». Confrontée à
cette guerre civile, qui est aussi une guerre de civils, l’armée de Kigali conduit une
répression brutale. Elle commet des massacres. Certains militaires sont sanctionnés,
publiquement. D’autres discrètement. D'autres non.
On peut et on doit dénoncer les crimes de guerre commis par l’Armée patriotique
rwandaise (APR) lors des conflits où elle a été successivement impliquée, au
Rwanda (1990-94, 1995 à Kibeho, 1997-98) ou au Congo-Zaïre (1996-97 et 199899) 318. En 1997, le massacre au Zaïre de dizaines de milliers de réfugiés hutus 319
relève du crime contre l’humanité, imprescriptible. Les noms des officiers
responsables sont connus. Il y a grave péril à les laisser, impunis, participer à
d’autres guerres dans l’Afrique des Grands Lacs. C’est un handicap énorme pour la
crédibilité intérieure et internationale du régime rwandais, voire une épée de
Damoclès - en dépit de certaines réussites incontestables dans la reconstruction
. C. Braeckman, Grands Lacs : les rebelles ont-ils fait leur jonction ?, in Le Soir du 10/03/1998.
. L’enjeu congolais, op. cit., p. 343 et 231.
315
. Discours du 07/04/1998 à Bisesero, Rwanda.
316
. Systématisant ce qui s’était passé dans les camps de réfugiés. La stratégie est constante, depuis le génocide de
1994. Elle vise à « casser de manière profonde les possibilités de [...] rapprochement [entre Hutus et Tutsis], tout en
multipliant le nombre des tueurs à un point tel que la culpabilité partagée ait débouché sur l’innocence a priori des
responsables. Cette stratégie du bouclier humain a donc été à la fois physique et morale. [...] “Le peuple, voilà le vrai
bouclier” clamait la RTLM [Radio des Mille Collines] dès le 3 avril [1994] » (J.P. Chrétien, Le nœud du génocide
rwandais, in Esprit, 07/1999).
317
. C. Braeckman, Grands Lacs : les rebelles ont-ils fait leur jonction ?, in Le Soir du 10/03/1998. Sur cette guerre
civile, cf. African Rights, Rwanda. L’insurrection dans le Nord-Ouest, 1998. Ce long rapport, résultat d’une année
d’enquêtes sur le terrain, contient de nombreux témoignages, souvent poignants. Il a été unanimement salué par le
corps diplomatique présent à Kigali. Le nombre des assaillants hutus infiltrés y est évalué à plus de 30 000.
318
. Le rapport HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, contient une quarantaine de pages sur les exactions
commises en 1994 par le FPR (p. 805, 808 et 817-853). Dans un article de Libération, ces passages ont été présentés
comme « la » révélation de ce livre de 928 pages (S. Smith, Rwanda : des tueries à l’ombre du génocide,
31/03/1999) - alors qu’en cinq ans ce quotidien a consacré plus d’espace aux crimes commis par le FPR qu’au
génocide lui-même, avec une amplification et une insistance remarquées. Devançant de 24 heures l’embargo sur le
rapport HRW-FIDH, l’article brûlait la politesse aux confrères désireux de traiter le sujet principal : le génocide, ses
auteurs et ses complices. Ce même article a été brandi peu après au Tribunal d’Arusha, par un “expert” burundais, à
l’appui de la thèse du “double génocide” (Ubutabera, 12/04/1999).
313
314
61
62
civile du pays 320.
Mais Gérard Prunier, peu suspect de complaisance envers le FPR, pointe avec
raison une donnée vitale :
« Les Hutu peuvent exterminer les Tutsi ; le contraire est impossible. [...] Or la
tentative même d’éliminer un groupe dans sa totalité a un impact psychologique
massif sur le groupe en question. [...] Les Hutu ont probablement perdu 300 000 des
leurs depuis 1994, sans pour autant souffrir du complexe de génocidé car ils savent
qu’ils ne disparaîtront jamais 321. Les Tutsi, eux, ont peur du néant. [...]
Psychologiquement, ce harcèlement [la persistance des incursions de rebelles hutu
] relève de la continuation du génocide, au ralenti. [...] La guérilla tue
systématiquement tous les civils tutsi qu’elle croise. [...] Les Tutsis ne peuvent
baisser la garde : ils savent que ceux d’en face n’ont pas renoncé à les éliminer
jusqu’au dernier 322».
Ils ont aussi pu vérifier qu’à l’ère du tout-renseignement, la “communauté
internationale” était parfaitement capable de laisser procéder à une extermination.
L’assaut du Rwanda lancé en 1997 par les rebelles de l’ALIR a échoué. La
population du nord-ouest, presque exclusivement hutue, a finalement rejeté une
stratégie qui la plaçait entre le marteau et l’enclume. Refoulés, les militaires et
miliciens du Hutu power ont trouvé ou retrouvé des repaires dans les reliefs et forêts
à l’est du Congo, ou dans les pays voisins (Soudan, Centrafrique). Ils vont y être
réarmés et basculer, comme la plupart de leurs sponsors, dans le camp de Kabila.
Et le nerf de la guerre ?
Un intermède financier peut s’avérer instructif. Une piste affleure dans un
rapport confidentiel envoyé à son ministère par l’ambassadeur de Belgique au
Refusant l’impunité, les auteurs du rapport HRW-FIDH sur le génocide des Tutsis ont pris, avec raison, le parti de
ne pas cacher les crimes adverses. Ils abordent ainsi le sujet : « Le Front patriotique rwandais mit fin au génocide de
1994 en infligeant une défaite aux autorités civiles et militaires responsables des campagnes de tueries. [...] Dans sa
poursuite d’une victoire militaire et de l’arrêt du génocide, le FPR tua des milliers de gens, aussi bien des non
combattants que des troupes gouvernementales et des miliciens. En cherchant à établir leur contrôle sur la population
locale, ils tuèrent aussi des civils par de nombreuses exécutions sommaires et des massacres. Il semble qu’ils aient tué
des dizaines de milliers de gens durant les quatre mois de combat, entre avril et juillet. Les tueries diminuèrent en août
et se réduisirent nettement après la mi-septembre » (p. 805).
Selon un témoin, ancien soldat du FPR, considéré comme crédible et convaincant, des milliers de prisonniers civils,
attachés, ont été tués à coups de marteau ou d’instruments contondants, puis leurs corps brûlés, au quartier général du
service des renseignements militaires à Masaka, ou au camp de l’armée de Gabiro, dans le parc national d’Akagera (p.
837-838).
« Les pressions exercées par Annan, ainsi que par les États-Unis, et peut-être par d’autres en coulisse, [...]
renforcèrent au sein du gouvernement la position des modérés qui voulaient mettre un terme aux attaques visant les
civils » (p. 850).
Bien qu’il soit très difficile d’établir le nombre approximatif de personnes tuées par le FPR jusqu'à fin 1994,
l’ouvrage avance, sur la base « d’indications, partielles et non confirmées, [...] un nombre de victimes compris au
minimum entre 25 000 et 30 000 [...]. Il est impossible de dire combien de ces victimes avaient participé activement
au génocide, ou combien étaient engagées dans des opérations militaires contre le FPR, au moment où elles furent
tuées » (p. 852).
319
. 20 000 ? 50 000 ? On ne le sait toujours pas : la commission d’enquête des Nations unies a été paralysée par la
guerre et les enjeux politiques. Le chiffre de 200 000 tués, complaisamment répété dans la presse française, relève de
la propagande. Fût-il cautionné par des universitaires (René Lemarchand, Filip Reyntjens). Leurs écrits sur le sujet
(La politique des Etats-Unis dans l’Afrique des Grands Lacs, manuscrit, 1999 ; A Dubious Discourse on Rwanda,
in African Affairs, vol. 98, n° 1, 1999, p. 121) déforment les propos des sources humanitaires qu’ils citent en
référence : les 200 000 réfugiés « manquant à l’appel » fin 1997 (effectivement massacrés, ou tués dans diverses
circonstances, ou morts de faim, de maladie, d’épuisement, ou dispersés, cachés quelque part au Zaïre ou en Afrique
centrale, en partie réapparus depuis) deviennent 200 000 victimes « de mort violente » chez Reyntjens, puis
« massacrés » chez Lemarchand (et en de nombreux articles de Libération).
Dans L’enjeu congolais, op. cit., p. 124-134, Colette Braeckman traite excellemment de ce sujet - des faits, et du
« caractère écœurant de la polémique » sur les chiffres qui s’en est suivie. Tandis que les Américains préféraient
escamoter le crime, les Français voulaient l’enfler démesurément, pour nourrir la thèse du “double génocide”. Le
crime est là, sordide. Reste à en cerner mieux l’ampleur, et en juger les responsables - ce qui suppose une extension du
mandat du TPIR, souhaitée par son ancien procureur Louise Arbour.
320
. Le représentant spécial pour le Rwanda de la Commission des droits de l’homme de l’ONU va jusqu’à indiquer,
dans un rapport discuté en novembre 1999, que le pays est en train de sortir de l’ombre du génocide et de jeter les
bases pour une société démocratique. C’est aller un peu vite...
321
. Au Rwanda comme au Burundi, les Hutus sont près de six fois plus nombreux que les Tutsis. Au Rwanda, les
morts du génocide ont été en partie remplacés par d’anciens exilés. La “perte” de 300 000 Hutus évoquée par Gérard
Prunier n’est pas composée que de victimes des guerres ou de représailles (en 1994-95 au Rwanda, en 1997 au Zaïre,
en 1997-98 dans la guerre du Nord-Ouest). Il y a aussi les victimes du choléra au Kivu (été 1994), les morts de faim
ou d’épuisement lors de l’exode des réfugiés au Zaïre (1996-97), aux côtés de miliciens bien nourris. Sans parler des
opposants et récalcitrants hutus tués au Rwanda ou au Zaïre par le Hutu power.
322
. Entretien à Politique internationale, Hiver 1998-99, p. 370.
62
Luxembourg, le 26 novembre 1996. Il explique qu’existe au Grand duché « un
circuit dans lequel de “l’argent criminel” est blanchi ». Il passe par la Banque
Continentale du Luxembourg (BCL), ou “Conti”. Celle-ci a appartenu
conjointement à Paribas et au groupe Auchi de 1982 à octobre 1994. À cette date,
Paribas a repris les parts de son associé, avant de céder le sulfureux établissement
en 1996 à une consœur flamande, la Kredietbank (KB) 323. Selon la note diplomatique
belge, « des analystes financiers au Luxembourg ont l’impression que, via la
“Continentale”, de grandes banques telles que la [...] KB, Paribas, Suez, ... profitent
chacune à leur tour de ce circuit noir ».
Longtemps copropriétaire de la “Conti”, Nadhmi Auchi en était aussi l’ingénieur
financier. Ce multimilliardaire irako-britannique partageait avec Pierre-Philippe
Pasqua un grand ami commun : Étienne Leandri, évoqué plus haut 324, décédé en
1995. Le trio représentait un capital exceptionnel d’expérience dans les ventes
d’armes et leur financement. Auchi a commencé sa fortune en construisant des
pipelines en Irak avec une filiale d’Elf, puis s’est transformé en financier
international, jonglant entre les paradis fiscaux. Ce qui ne l’aide pas à réfuter les
allégations répétées de blanchiment dont il a été l’objet.
Le rapport de l’ambassadeur belge a suscité une enquête de l’hebdomadaire
bruxellois Le Soir Illustré 325 :
« Sous “l’ère Auchi”, la Banque continentale du Luxembourg a accueilli les
comptes en banque de dictateurs notoires : Saddam Hussein, Bokassa, HouphouëtBoigny, Bourguiba, Kadhafi et l’inévitable Mobutu. [...] Plusieurs holdings de droit
luxembourgeois auraient été créés par un de ses hommes de confiance [...] JeanPierre Bemba, le fils du patron des patrons zaïrois : Saolona Bemba [aujourd’hui
ministre de Kabila] . [...] La tristement célèbre Radio Mille Collines [...] était financée
par des capitaux provenant des comptes ouverts auprès de la Banque Continentale
du Luxembourg qui possède, soit dit en passant, des filiales au Zaïre et au Rwanda.
[...] La Conti semble donc être le passage obligé, depuis une quinzaine d’années,
d’opérations de blanchiment à l’échelle internationale ».
La Kredietbank est très proche du parti social-chrétien flamand, le CVP, qui a de
fortes adhérences avec le Hutu power. Auchi est un relais considérable des réseaux
françafricains. Paribas, on l’a vu à propos du Congo-Brazza, est fortement engagée
dans leurs acrobaties financières. Jusqu’à son absorption en 1999 par la BNP, son
actionnaire de référence était... Nadhmi Auchi, avec 7,1 % du capital. La BCL donc,
filiale de Paribas et de la nébuleuse Auchi, a été mêlée aux épisodes les plus
sombres de la région des Grands Lacs, avec une forte clientèle mobutiste. Simples
coïncidences ?
Réarmement immoral
Comment le Hutu power est-il réarmé ? D’abord par des parachutages au nordest du Congo-K, le long de la frontière ougandaise, non loin du Soudan d'où
décollent les avions.
On comprend bien pourquoi le régime soudanais facilite les opérations du Hutu
power et de ses alliés : ce sont les ennemis de ses ennemis. Ils combattent Kigali,
associé de celui qui fut l’ennemi juré de Khartoum, l’Ougandais Museveni 326 - chez
qui la rébellion sud-soudanaise avait ses bases arrière. La passion génocidaire
intacte du Hutu power ne trouble pas plus les islamistes soudanais que les
“souverainistes” français. Selon la Commission internationale d’enquête des Nations
unies sur les livraisons illicites d’armes dans la région des Grands Lacs, le Soudan
apporte un soutien multiforme :
« [La Commission] a été informée de différentes sources qu’entre 5 000 et 8 000
éléments des ex-FAR avaient été localisés dans le sud du Soudan et qu’ils étaient à
l’entraînement dans des camps à Juba, Yambio, Amadi et Ngangala [...] ainsi que
. Devenue KBC suite à une fusion avec Cera Bank et l’assureur ABB.
. Chapitre 2. Sur ces liens d’amitié, cf. Julien Caumer, Les requins, Flammarion, 1999. Cf. aussi le chapitre 19.
325
. Jean-Frédérick Deliège et Philippe Brewaeys, Cocktail explosif autour de la KB et Paribas, 02/03/1999.
326
. Une réconciliation officielle, dont il est trop tôt pour mesurer la profondeur et la durée, est survenue fin 1999.
323
324
63
64
dans la capitale, Khartoum. La Commission a aussi été informée de plusieurs
sources que le Gouvernement soudanais avait transporté des fournitures, y compris
des armes et du matériel connexe, pour livraison aux ex-FAR et Interahamwe dans
la République démocratique du Congo ».
Khartoum a peu de ressources propres. Les sympathies françaises ne lui sont pas
marchandées 327, mais l’aide directe, financière ou militaire, ne peut trop s’afficher.
Observons que le régime soudanais garde deux très riches soutiens, le Qatar et les
Émirats Arabes Unis. Comme par hasard, ces deux pays sont étroitement liés à la
France, par des accords de défense sans équivalent...
Pour alimenter la déstabilisation de l’Ouganda et du Rwanda, et poursuivre sa
propre guerre civile, la junte de Khartoum s’est par ailleurs branchée sur la Chine :
Pékin réduit les effectifs de son armée, ce qui laisse des surplus colossaux - qui
équipent beaucoup plus souvent les alliés de la France que ceux des États-Unis.
Mais la voie soudanaise est loin d’être la seule, ni Pékin le seul fournisseur.
Durant la guerre de 1996-97 au Zaïre, des informations ont transpiré sur les
fournitures d’armes au camp mobutiste, dont le Hutu power était l’un des piliers :
autant de brefs aperçus sur l’atlas des gisements, filières et itinéraires utilisés par les
Services et les réseaux pour leurs livraisons occultes.
« Avec les encouragements de l’Élysée », la Libye comme le Soudan a servi de
point de passage aux armes chinoises destinées à la coalition mobutiste - avec escale
sur l’aéroport tchadien de Faya-Largeau, contrôlé par des militaires tricolores. Des
monceaux d’armes biélorusses ont transité par Marseille-Marignane et des matériels
français par l’aéroport belge d’Ostende - sous couverture humanitaire. Des
fournitures et armements serbes sont passés par l’Égypte 328.
Plus récemment, l’ONU a identifié une filière animée par deux Russes, Andreï
Kossalopov et Victor Budd (ou Bout). Leurs compagnies d’aviation Air Pass et Air
Cess approvisionnent en armes le RUF sierra-léonais, l’Unita angolaise et le Hutu
power. Air Cess est enregistrée dans les Émirats arabes unis, alliés de la France. Air
Pass avait son QG opérationnel en Afrique du Sud. Expulsée, elle s’est établie en
Centrafrique 329 - dont nous allons bientôt parler.
Selon la Commission d’enquête de l’ONU sur les livraisons d’armes dans la
région des Grands Lacs, les rébellions hutues rwandaises ont été également regarnies
via les camps de réfugiés au nord du Kenya 330 :
« C’est depuis Nairobi, leur QG, que les partisans de l’ancien régime continuent
à réunir des fonds, rechercher des soutiens extérieurs, recruter des soldats et se
procurer des faux passeports. [...] La Commission avait découvert qu’“à Nairobi et
dans le camp des réfugiés de Kakuma, des personnalités proches de M.
Sendashonga recrutaient activement des jeunes gens qui étaient ensuite envoyés
dans des camps d’entraînement militaire en Tanzanie, à Lukole et Karagwa”.
Selon plusieurs sources interrogées par les enquêteurs, il apparaissait que “M.
Sendashonga souhaitait créer une milice afin d’ouvrir un nouveau front dans l’est
du Rwanda. Les recrutements et les entraînements se seraient poursuivis après la
mort de l’ancien ministre de l’Intérieur” 331.
Cette information troublante, qui met en cause la Tanzanie, est à mettre en
rapport avec les accusations formulées par Kigali, selon lesquelles des miliciens
hutus auraient été entraînés sur la base militaire de Kamina au Katanga. Ce grief
fut invoqué l’été dernier [1998] lors du déclenchement de la rébellion [contre Kabila
] . Or, c’est à Kamina également que se trouvaient 600 militaires tanzaniens,
chargés de tâches de formation, et qui quittèrent les lieux dès le début des
. Cf. Agir ici et Survie, France, Tchad, Soudan, au gré des clans, in Dossiers noirs n° 1 à 5, op. cit. Voir aussi
plus loin chapitre 12.
328
. D’après Eddy Surmont, Ostende fait échec à Mobutu, in Le Soir du 31/12/1996 ; Sur le front et Livraisons
d’armes libyennes via le Tchad, in LdC des 09/01 et 23/01/1997 ; Centrafrique/Congo-K. Encore des “Contras”,
in ACf, 23/02/1998 ; La Françafrique, p. 271-273.
329
. Cf. Busting the busters, in ACa, 24/09/1999.
330
. Signalons que la société Mil-Tec, qui approvisionna en armes les troupes du génocide, est « gérée par Anup
Vidyarthi et Rakeesh Gupta, tous deux Kenyans ». HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 759.
331
. Seth Sendashonga bénéficiait de nombreuses sympathies en France. Même si cet ancien ministre hutu passé par le
FPR ne partageait pas l’idéologie génocidaire, était-il opportun de fournir un renfort militaire à une rébellion qu’anime
majoritairement cette idéologie ?
327
64
hostilités 332».
Un goût de revanche
Si l’on veut connaître les sentiments que ce tableau inspire à l’Élysée, il suffit de
lire un analyste qui en est très proche, Alexandre Adler - dans un commentaire
“prémonitoire” du 5 février 1998, six mois avant la nouvelle guerre au CongoKinshasa :
« Les craquements se font terriblement sentir. [...] Les attaques de plus en plus
audacieuses de groupes armés hutu au Rwanda, au Burundi, parfois mixtes dans
l'ouest de l'Ouganda [...], ainsi qu'au Kivu [...], font peser une redoutable pression
sur les deux régimes tutsi, et sur leur protecteur ultime, le président ougandais
Museveni. [...]
À Kinshasa même, Kabila commence à se demander si l'heure ne serait pas
venue de lâcher ses encombrants protecteurs tutsi. Il y a une solution de rattrapage
toute trouvée : renouer avec la France, qui appuie la nouvelle alliance dans
l'Atlantique Sud du Congo-Brazzaville de Sassou Nguesso et du Gabon avec le
nouveau protégé d'Elf [...] l'Angola postcommuniste.
Ne serait-il pas temps pour Museveni de négocier enfin sérieusement une
réconciliation véritable avec son opposition armée dans son pays, et une meilleure
entente avec la France et la Tanzanie ? 333».
Les attaques « audacieuses » des « groupes armés hutu » - qui déversaient alors
sur le nord-ouest du Rwanda leur propagande génocidaire - sonnent ici comme une
revanche jubilatoire. Le propos débouche sur une proposition de grande alliance
antitutsie. Kabila est invité à la rallier, derrière le panache français.
Incohérence, inconséquence ou piège ? Mi-1998, Paris aurait fait passer un
message à l’Ouganda et au Rwanda, via Omar Bongo et l’émissaire Michel
Tshibuabua. Les deux pays, objets d’incessantes attaques depuis l’est du Congo,
auraient été invités... à débarquer Kabila, qu’ils avaient porté au pouvoir. Selon
Colette Braeckman 334, Paris aurait « fait miroiter auprès du président ougandais
Museveni une réconciliation avec l’Afrique francophone et promis la sécurité du
Rwanda (avec la fin du soutien aux miliciens hutus ravitaillés depuis le Soudan et la
République centrafricaine) » 335.
La proposition à Museveni ne ferait que répéter celle émise par Alexandre Adler
dans L’Express. Quant à la promesse au Rwanda, elle contiendrait l’aveu d’un
secret de polichinelle : la Françafrique soutient le ravitaillement en armes des
militaires hutus, non seulement depuis le Soudan, mais encore à travers la jungle
végétale et politique du Centrafrique ! Une auto-accusation en quelque sorte.
Revenons à la fin du propos inspiré d’Alexandre Adler : Museveni devrait
« négocier une réconciliation véritable avec son opposition armée dans son pays, et
une meilleure entente avec la France et la Tanzanie ». On sait la nature de
« l’opposition armée » ougandaise, ces trois guérillas suscitées, entraînées et
approvisionnées par le Soudan 336: la LRA (Lord’s Resistance Army) enlève des
enfants pour les tranformer en machines à tuer ; l’un des leaders du WNBF (West
Nile’s Bank Front) est le fils d’Amin Dada ; et les ADF (Allied Democratic Forces)
ont intégré des éléments du Hutu power.
Notons qu’une « entente avec la France » est présentée dans le même mouvement
et au même niveau syntaxique qu’une réconciliation susceptible d’arrêter les
agressions des rebelles... comme si Paris pouvait répondre de l’attitude de leur
sponsor soudanais. Constatons que la Tanzanie se trouve associée à la France dans
l’offre d’entente, alors que l’ONU signale la présence dans ce pays de camps
d’entraînement de rebelles hutus 337. Rappelons ce que dit Gérard Prunier 338 des armes
fournies aux guérillas ougandaises, passant par le nord-est du Congo-K, aux confins
. C. Braeckman, Les opposants rwandais ne manquent pas d’armes, in Le Soir du 08/10/1998.
. Les Grands Lacs et la France, in L’Express du 05/02/1998.
. Dix questions pour comprendre la guerre au Congo, in Le Soir du 19/09/1998.
335
. Le fait qu’il y ait parmi les décideurs franco-africains plusieurs écoles, l’une anti-Kabila, l’autre pro-Kabila, peut
laisser penser à une incohérence. Cela ressemble plutôt aux mâchoires d’un piège.
336
. Cf. La Françafrique, p. 237-239.
332
333
334
65
66
du Centrafrique et du Soudan :
« Cet endroit est intéressant, car c’est le lieu où transitent les armes, y compris
celles payées par les Français. Car les Français trempent leurs mouillettes dans cet
œuf pourri et il y a des armes qui transitent par la République centrafricaine.
Évidemment, ce ne sont pas des armes françaises, mais des armes achetées comme
d'habitude dans le bloc de l'Est. On ne sait pas par qui, mais on est sûr qu'elles
transitent par le territoire français - parce que la République centrafricaine, c'est un
territoire français ».
Desseins
À la fin de l’été 1998, le poker s’enrichit d’un ardent rapprochement entre Paris
et Tripoli, nouvel épisode d’une liaison tumultueuse, qui contribua déjà à allumer la
guerre civile au Liberia 339 :
« Les deux pays sont passés en quelques mois de relations au niveau des services
secrets à une normalisation diplomatique, avec la visite cet été au Quai d’Orsay du
ministre libyen des affaires étrangères. [...] Avec l’attribution en août d’un
important contrat au groupe Suez-Lyonnaise des Eaux et, surtout, la visite à Tripoli
de son patron Jérôme Monod, un proche du président Jacques Chirac [...].
Après avoir reçu à plusieurs reprises ces dernières semaines le Congolais
Laurent-Désiré Kabila puis le Soudanais Omar El Béchir, le “Prince du désert”
finance aujourd’hui une vaste coalition militaire régionale [...] composée du Tchad
[...], du Soudan qui a déjà engagé des hommes dans les combats [au Congo-K] en
appui aux ex-FAR de l’ancien président Habyarimana, du Centrafrique qui a
toujours laissé passer les troupes de Khartoum pour prendre à revers la rébellion
soudanaise de John Garang et du Niger 340 qui abrite à Niamey les anciens généraux
mobutistes Baramoto et Nzimbi. C’est “l’union sacrée”... 341».
Ce cocktail un peu serré, mêlant hardiment la “grande politique” et les affaires,
peut secouer ceux que laissent pantois les apparentes volte-face de la France en
Afrique. La coalition pro-Kabila, qui aimante les alliés de la Françafrique, bénéficie
donc d’un parrainage franco-libyen. Elle inclut le Hutu power : la branche militaire
réfugiée au Congo-B a rejoint la coalition dès la mi-septembre 1998 ; ses principaux
officiers, à commencer par le général génocidaire Augustin Bizimungu, sont associés
à l’état-major de Kabila ; la branche regroupée et entraînée au Soudan a été
transportée au Congo-K par le gouvernement de Khartoum 342. Elle est soutenue par
des troupes soudanaises, financées par la Libye...
Auparavant, un autre contingent des ex-FAR avait été autorisé par Kabila à
s’entraîner sur la base katangaise de Kamina, « à côté » de 600 instructeurs
tanzaniens - fournissant plus qu’un prétexte à l’offensive ougando-rwandaise d’août
1998. Les Tanzaniens se sont envolés, mais ils ont été remplacés par les mercenaires
de la firme sud-africaine Executive Outcomes. Le 28 septembre, trois éminences des
ex-FAR ont rejoint leurs troupes à Kamina, à bord d’un avion immatriculé au
Kenya 343.
Après tout cela, le questionnement du ministre belge des Affaires étrangères, Erik
Derycke, ressemble à une figure de style :
« J’aimerais bien savoir qui a armé ces miliciens hutus qui se battent désormais
pour Kabila. Ils sont en train de former une véritable armée. J’en ai parlé à Mme
Ogata [Haut-Commissaire de l’ONU aux réfugiés] , elle s’en arrache les cheveux 344».
Certitudes et première brèche
. La Tanzanie réfute cette accusation. Elle déclare s’opposer à l’installation de tels camps d’entraînement, qui
peuvent trouver des recrues parmi les nombreux réfugiés. Sur la question du soutien aux rébellions hutues, les
positions sont partagées en Tanzanie. Et les relations tanzano-rwandaises sont ambivalentes.
338
. Conférence du 11/02/1997 à la Fondation Médecins sans frontières. Cité in La Françafrique, p. 238-239.
339
. Cf. La Françafrique, p. 206-211, 218-221, 255, 323.
340
. Alors dirigé par le général foccartien Baré Maïnassara.
341
. Paris et Tripoli, nouvelle idylle au Congo, in LdC du 08/10/1998.
342
. Rapport de la Commission internationale d’enquête des Nations unies sur les livraisons illicites d’armes dans la
région des Grands Lacs, 18/11/1998.
343
. Cf. Michel Van Krut, in LdC du 08/10/1998.
344
. Interview au Standaard du 26/12/1998.
337
66
On s’interroge moins chez les génocidaires, comme l’a découvert avec effarement
un avocat de Marmande, Philippe Reulet 345. Il est allé au Rwanda fin 1998, avec
l’association Avocats sans frontières, pour y défendre des prévenus. Certains
accusés, le sachant français, se sont laissé aller à des confidences : « On aurait dû
finir le boulot, voilà l’erreur ». On lui proposa d’assurer la défense d’un instituteur
et d’un bourgmestre qui avaient conduit un groupe d’“assaillants” à assassiner
environ sept cents personnes. Me Reulet a dû déclarer forfait :
« Jamais je n’aurais imaginé caler ainsi dans l’exercice de mon métier ! Mais là,
c’était trop. Me voyant français, ces deux types ont tout de suite pensé que j’étais
envoyé par des Hutus de France pour les sortir de là. Ils étaient dans une logique de
défense procédurale, cherchant à gagner du temps dans l’espoir d’un revirement
politique. “Qu’est-ce qu’on nous reproche ? Tous ces gens enfermés dans le
dispensaire, on les a finis à la grenade et au fusil-mitrailleur. Ils peuvent nous être
reconnaissants de ne pas les avoir anéantis à la machette !”. [...]
Ils n’arrêtaient pas de me faire des compliments sur Mitterrand et Balladur,
qu’ils qualifiaient de “Hutu blanc” ! Je me suis engueulé avec eux et je suis parti.
Je ne pouvais plus supporter qu’ils m’associent dans leurs crimes sous prétexte que
j’étais français ».
Il est dommage pour ces deux accusés qu’ils n’aient pas réussi à s’enfuir en
France - longtemps très accueillante à leurs semblables. Nombre de présumés
responsables ou complices du génocide y résident. À la mi-novembre 1999, aucun
d’entre eux n’avait encore été traduit en justice ou expulsé. Pierre Henry, directeur
de France Terre d’asile, s’est ému du cas de François Harelimana, hautfonctionnaire du ministère de l’Intérieur rwandais durant le génocide, auquel la
Commission de recours du droit d’asile hésitait à accorder ce droit :
« Ces gens sont arrivés ici avec toutes les autorisations nécessaires. Ils ont
bénéficié d’un sauf-conduit en bonne et due forme pour quitter leur pays. Qui les a
aidés ? Pourquoi ont-ils pu échapper à la vigilance habituelle de l’administration
française ? De quelles complicités ont-ils bénéficié ? 346».
Harelimana se tient sur la face émergée de l’iceberg. Il a eu le culot de solliciter
le droit d’asile, ce dont se dispensent des compatriotes plus impliqués que lui. S’il
fallait juger Harelimana, on risquerait de devoir juger un certain nombre de
responsables français.
Peut-être est-ce pour éviter cette contagion que le ministre du Gouvernement
intérimaire rwandais Jean de Dieu Kamuhanda a été arrêté à Bourges le 26
novembre 1999, à la demande du Tribunal d’Arusha ? Cette notabilité sera ainsi
jugée en Tanzanie, loin de Paris... On peut quand même se réjouir de cette nouvelle
brèche dans le béton de l’impunité, la première sur le sol français.
. L’épisode est relaté par Dominique De Laage, Balladur, le « Hutu blanc », in Sud-Ouest du 14/12/1998.
. Cité par Libération du 18/09/1999.
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68
6. Kabila, nous voilà !
« La France se retrouve à nouveau de plain-pied sur le continent grâce
à “cette même Afrique des Grands Lacs qui l’avait mise à l’écart sur
l’air de « Paris, c’est fini »”, souligne tout réjoui un proche du
président Jacques Chirac ».
Julia Ficatier, La Croix, 27 novembre 1998.
Au début de l’été 1998 régnait une conviction assez unanimement partagée, et en
partie erronée : le régime personnel de Laurent-Désiré Kabila n’a pas d’assise
populaire, et il multiplie ses ennemis extérieurs.
Kabila n’a pas vraiment rompu avec les pratiques de Mobutu (le népotisme, la
captation des ressources publiques, les polices secrètes, ...), ni avec son personnel. Il
s’est attaché par exemple les services du “faiseur d’image” Dominique Sakombi, qui
sut durant tant d’années enchaîner les Zaïrois à leur “Guide” dans un rapport
d’incroyable fascination 347. Il récupère peu à peu et laisse prospérer une partie de la
nomenklatura sécuritaire et prédatrice, des “superflics” Leta ou Atundu Lyeko
jusqu’à l’emblématique patron des patrons, Saolona Bemba. Cela ternit son aura de
libérateur. De leur côté, ses “parrains” africains (l’Ouganda, le Rwanda, mais aussi
l’Angola) constatent qu’il ne les aide guère à combattre les rébellions qui, depuis le
territoire congolais, préparent ou lancent des assauts de plus en plus menaçants. Ils
le soupçonnent même de double jeu à cet égard.
Dans les pays occidentaux enfin - y compris aux États-Unis, qui favorisèrent la
victoire de Kabila -, une double déception se conjugue : l’opinion publique, à la suite
des militants des droits de l’homme, trouve le nouvel autocrate congolais aussi peu
estimable que son prédécesseur ; les milieux d’affaires déchantent, face à un régime
jugé imprévisible et peu “fiable”.
Bref, le pronostic est alors général : ce régime va droit dans le mur. De bonnes
âmes, bien intentionnées ou très intéressées, multiplient les conciliabules pour
abréger l’agonie - rencontrant ainsi forcément les cercles mobutistes restés hostiles à
Kabila.
Un essaim de pouces baissés cerne le vieux chef de guerre, tel un gladiateur
vaincu. En Occident, tous les services de renseignement, et donc les principaux
décideurs politiques, savent que le coup de grâce va être donné. Nul, ou presque, ne
s’y oppose. Les Américains préparent un soutien logistique.
Quant à la France, elle suit avec intérêt les manœuvres anti-Kabila ourdis par ses
amis de l’ancien régime zaïrois. Elle se dispose à agir, ou réagir, depuis son balcon
de Brazzaville. Sous le regard attentif de ses vassaux africains.
Mauvais calculs
Dans ce concert, le Rwanda et l’Ouganda sont très et trop pressés. Pour des
raisons avouables, et pour d’autres qui le sont moins. Ils ont compris que Kabila ne
cesse d’accroître sa distance à leur égard, mais la rupture bien compréhensible du
cordon ombilical tourne au conflit œdipien : ils ne laissent pas assez d’indépendance,
militaire notamment, tandis que Kabila la veut à n’importe quel prix, fût-ce celui
d’une marée xénophobe. De quoi, dans un contexte post-génocidaire, dramatiser
l’antagonisme.
Sur un autre registre, une partie des chefs militaires ougandais et rwandais,
certains convertis à l’affairisme, ont eu les yeux plus gros que le ventre : ils
estimaient que leur soutien décisif à la victoire de Kabila, en 1997, valait, sinon un
butin, du moins un droit de préemption sur certaines richesses agricoles et minières
de l’est du Congo.
Ces warlords voient leur influence renforcée par l’état de guerre. Ils sont trop
tolérés par la face légale des régimes de Kigali et Kampala. Leur arrogance mène à
l’aveuglement - donc à de graves erreurs. Et au mépris. Certains sont allés jusqu’au
. Comme le montre le film de Thierry Michel, Mobutu, roi du Zaïre, 1999.
347
68
massacre, comme en 1997 avec les réfugiés hutus au sud de Kisangani.
À force de croire que tout se règle par les armes, on en vient à omettre des
facteurs politiques décisifs. Au moins trois de ces facteurs ont renversé le pronostic
d’une chute rapide de Kabila :
- La neutralité de l’Angola était indispensable à la conquête-éclair de Kinshasa à
partir de l’ouest. Tête de pont de l’offensive, la base aérienne de Kitona est proche
de ce pays. Or, à force de traiter par-dessous la jambe l’ex-allié de 1997, le “feu
orange” de Luanda, considéré comme acquis, a viré au rouge.
- Les chefs de guerre rwandais ne voulaient pas voir à quel point le
comportement de certains d’entre eux, se conduisant comme en pays conquis depuis
leur contribution décisive à la chute de Mobutu un an plus tôt, suscitait de rejet dans
la population congolaise. Ils montraient chaque jour que leur victoire militaire ne
s'accompagnait d'aucun projet politique crédible.
- Ce rejet aurait pu être atténué par l’image des quelques démocrates qui,
désireux de renverser Kabila, ont tôt rejoint le front des rebelles. Mais, à trop
privilégier le langage militaire 348, la constitution tardive d’une plate-forme politique a
fait l’effet d’un coup d’épée dans l’eau.
Côté avouable, le passage à l’acte du Rwanda a coïncidé avec la transmission à
Kigali d’informations selon lesquelles le régime de Kabila entraînait 10 000
Interahamwe - les miliciens du génocide et “assimilés”. À Kinshasa, cet
entraînement est nié par les milieux militaires. Mais une personnalité politique
affirme en tenir la preuve 349. De curieuses accointances sur la base katangaise de
Kamina, évoquées au chapitre précédent, tendent à lui donner raison. De mai 1997 à
juillet 1998, l’état-major de Kabila était de plus en plus divisé entre rwandophones
et Katangais. Or, au Kivu, des militaires katangais sont allés jusqu’à escorter vers la
frontière rwandaise des colonnes de miliciens hutus partant relancer la guerre à
l’intérieur du Rwanda... 350
L’échec de la guerre-éclair
L’offensive contre Kabila a démarré en deux temps :
- Un putsch (au moins) est tenté à Kinshasa mi-juillet, impliquant des militaires
rwandais ; Kabila évite le piège 351 et renvoie du Congo les troupes rwandaises.
- L’échec du putsch déclenche prématurément un scénario de guerre-éclair, à
partir de Goma et surtout de la base de Kitona (au sud-ouest de Kinshasa), conquise
par voie aérienne.
Acculé, Kabila joue deux coups imparables :
- Sur le mode du bouc émissaire, il déchaîne l’antitutsisme latent de la population
congolaise, nourri depuis plusieurs décennies par certains milieux médiatiques,
artistiques, associatifs, et même religieux 352. L’un de ses plus proches conseillers,
Abdoulaye Yerodia - un psychanalyste lacanien, qui sait donc ce que parler veut dire
- invite les habitants de la capitale à « éradiquer » la « vermine 353». Comme souvent,
. C’est un général ex-mobutiste qui fut le premier porte-parole des anti-kabilistes.
. Cf. C. Braeckman, Dix questions pour comprendre la guerre du Congo, in Le Soir du 19/09/1998.
350
. Selon C. Braeckman, L’enjeu congolais, op. cit., p. 336.
351
. Des proches affirment qu’il a été prévenu par... la CIA. Ce qui tendrait à prouver (puisque le Pentagone a fourni
une aide logistique aux rebelles) que le France n’est pas seule à mener des politiques incohérentes - ou à double
détente...
352
. Cet antitutsisme multiforme n’est pas sans évoquer l’antisémitisme de Maurras, ou de Céline, ou le Protocole des
Sages de Sion (à propos du complot Hima-Tutsi). Il conteste l’authenticité de la nationalité des Tutsis congolais
comme, en France, on contestait celle des Juifs. Sous l’appellation “hima”, il englobe dans son ressentiment toute une
série de populations est-africaines d’inclination pastorale, comme en Europe on visait les “sémites”.
Lors d’assises organisées fin septembre 1999 à Kigali sous les auspices de la Ligue des droits de l’homme des
Grands Lacs (LGDL), un participant congolais a posé la question : « Tutsis, dites-nous pourquoi on vous hait
partout ? » (cité par l’agence ARI, 21/10/1999).
Mais il y a des réactions, telle celle du pasteur Philippe Kabongo-Mbaya, représentant extérieur de l’Église réformée
du Congo-K : « Je suis Congolais et, en cette qualité, je me demande, horrifié : à qui le tour ? Car l’ivresse de la
haine est plus redoutable que les métastases cancéreuses ! Les responsables religieux du Congo [...] devront
réagir clairement à cette culture de haine et à cette séduction du fascisme. [...] Les propos inqualifiables du
directeur de cabinet présidentiel, Yerodia Ndombasi [...] ont atteint un seuil radical. [...] [C’est] un appel
génocidaire ». Interview à Jeune Afrique Économie (14/09/1998).
353
. Cité par C. Braeckman, Kinshasa fait bonne figure dans le malheur, in Le Soir du 02/09/1998.
348
349
69
70
le schéma raciste fait un triomphe. D’autant que nombre de Congolais en ont assez
de subir les contrecoups du drame rwandais. Le “président autoproclamé” se mue en
“sauveur” légitimé.
« À Kinshasa, la résistance populaire qui sauve la ville charrie des actes de
génocide, et la haine contre les Tutsis qui s’est emparée de la population emprunte
son vocabulaire au Rwanda de 1994 ».
« Les soldats tutsis, d’origine rwandaise ou congolaise, qui [...] [quinze mois]
auparavant avaient traversé ces mêmes quartiers en marchant sur les pagnes que les
femmes avaient jeté au sol pour les accueillir, sont traqués, immolés par le supplice
du collier. [...] Confondus avec les rebelles infiltrés, plusieurs centaines de civils
tutsis sont ainsi lynchés, massacrés par la foule. Des Burundais, et même des
ressortissants d’Afrique de l’Ouest font aussi les frais de cette colère, aveugle, mais
encouragée par les autorités ».
« Kabila et les siens expliqueront par la suite qu’il s’agissait pour eux de
mobiliser la population par tous les moyens 354».
- Le président congolais convainc son homologue angolais que la coalition antikabiliste fraye trop avec les mobutistes 355 pour ne pas favoriser l’alliée de ces
derniers, l’Unita de Jonas Savimbi - ennemi n° 1 de Luanda. En s’engageant au côté
de Kabila, la puissante armée angolaise retourne la situation.
En même temps, le vétéran des guérillas congolaises mobilise ses vieilles amitiés
prochinoises, à commencer par le leader zimbabwéen Robert Mugabe. Il joue aussi
des jalousies régionales, flattant les présidents fâchés par l’aura des Mandela et
Museveni : puisque ces deux dirigeants sont bien vus des médias occidentaux, s’en
désolidariser ou les combattre démontre un anti-impérialisme de bon aloi...
Chacun suit sa logique
La rébellion et ses alliés étrangers ont donc subi une cuisante défaite à l’ouest du
Congo et à Kinshasa. De quoi réjouir les “légitimistes” et flatter la fierté congolaise.
Assez pour que puisse être tentée l’extinction d’un si dangereux conflit. C’était
l’occasion de rechercher un équilibre plus durable, prenant en compte les
revendications légitimes des pays voisins et des forces politiques internes. Encore
fallait-il que de bons raisonnements l'emportent sur les calculs et les passions, que
suffisamment de leaders lucides, surmontant leurs différends, calment les
pyromanes. Malheureusement, les pourparlers de paix ont duré prés d’un an avant
d’aboutir au très fragile accord de Lusaka. Entre-temps, la machine de guerre a eu le
temps de s’emballer, presque à l’échelle du continent. Évincée du Zaïre, la
Françafrique a vu se rouvrir un immense champ de manœuvres.
Au lieu de profiter de sa toute nouvelle popularité pour laisser les Congolais
adhérer plus librement à son régime, Kabila choisit avec ses propagandistes d’user
jusqu’à la corde la fibre nationaliste qui a contribué à le sauver. Non seulement il
n’entend pas orienter le processus constitutionnel dans un sens plus démocratique 356,
mais il démontre publiquement que les appels au pogrom antitutsi n’étaient pas un
simple moment de colère : au milieu des discussions de paix en Zambie, il
revendique la légitimité d’une mobilisation des Interahamwe pour chasser de Kigali
un « régime d’apartheid ». Le casus belli incertain devient une alliance assumée,
dans une fuite en avant qui, si elle n’est enrayée, ne peut que relancer la spirale
génocidaire. Il ne faut pas être devin pour anticiper ce que cela entraînerait : une
guerre totale, embrasant une grande partie de l’Afrique, et peut-être au-delà.
Les premiers alliés de Kabila ne poussent pas davantage à l’apaisement.
L’Angola a aussi ses warlords, généraux corrompus par l’or noir et les commissions
. C. Braeckman, L’enjeu congolais, op. cit., p. 357 et 379.
. Car les mobutistes, vaincus en 1997, n’ont pas tous choisi le même parti chez leurs vainqueurs. Beaucoup ont
choisi Kabila. D’autres, pour renverser Kabila, se sont alliés à l’Ouganda ou au Rwanda. Ainsi la famille Bemba : le
père devient ministre de Kabila tandis que le fils prend la tête d’une branche de la rébellion - tous deux en lien avec la
Françafrique.
356
. « Au lieu d’élargir sa base en direction de l’opposition démocratique, [...] le régime préfère accueillir d’anciens
mobutistes, qui se coulent plus facilement dans un moule autoritaire ». (C. Braeckman, Neuf questions pour aider à
comprendre le casse-tête congolais, in Le Soir du 02/11/1999).
354
355
70
sur les achats d’armes 357. Jouant habilement des contradictions franco-américaines,
ils profitent des guerres civiles dans les deux Congos pour étendre jusqu’à la
frontière du Gabon leur protectorat militaro-pétrolier. Au Zimbabwe, le dictateur
usé Robert Mugabe rêve avec ce conflit de retrouver une nouvelle jeunesse. Il
s’imagine en Bolivar du continent africain, tandis que son entourage réalise
d’énormes profits sur les fournitures de guerre à Kinshasa et se fait attribuer un gros
morceau du gâteau minier congolais.
L’extension de la guerre se dessine dès la fin de l’été 1998. Puissamment aidée
par les armées ougandaise et rwandaise, la rébellion conquiert progressivement le
nord-est du pays, sur 40 % de sa superficie. Elle met la main sur des mines d’or et
de métaux précieux, qui vont alimenter son trésor de guerre mais aussi pourrir les
relations entre ses diverses composantes. Les Américains fournissent des matériels
de télécommunication, des conseils stratégiques et des instructeurs. Leurs Services
favorisent sûrement l’approvisionnement en armes.
Le régime angolais ayant choisi le camp de Kabila, l’Unita de Jonas Savimbi,
son ennemi intérieur, se trouve poussée dans les bras de la coalition adverse. C’est
loin d’être un mouvement inconnu de Washington, qui l’a soutenue plus de quinze
ans avant de se rapprocher des autorités de Luanda - pétrole oblige. Ainsi,
l’Ouganda va fournir des armements lourds à l’Unita... tandis que son allié
américain, en accord avec Paris, Moscou et Lisbonne, aide l’armée angolaise dans
son “offensive finale” contre Savimbi. Ces sacs de nœuds ne sont pas
exceptionnels : jusqu’en 1999 au moins, Elf et Total finançaient les deux
belligérants angolais, au prix d’innombrables victimes civiles.
De son côté, Kabila va à Khartoum ressusciter l’axe zaïro-soudanais. Le Soudan
envoie 2 000 soldats. Entraînés dans ce pays, des réfugiés congolais demandent à
combattre aux côtés de Kabila. Ils veulent mener la djihad : contre l’Ouganda, qui
aide les Sud-Soudanais animistes et chrétiens à se défendre du fantasme intégriste
(l’islamisme et la charia obligatoires) ; contre le Satan américain, allié de Kampala
et de Kigali. Ce même Satan venait d’être “châtié” par les deux attentats meurtriers
contre ses ambassades à Nairobi et Dar-es-Salam, commandités par l’ami du
Soudan, l’islamiste radical Oussama ben Laden...
Khartoum est un allié de choix. C’est l’appui le plus constant des guérillas qui
taraudent l’Ouganda et le Rwanda. Fin politique, Kabila dessine le paysage
idéologique d’une coalition susceptible de rallier à la “revanche” congolaise non
seulement les résurgences du Hutu power, mais le réseau de leurs soutiens
européens, les diverses branches de “l’internationale islamiste” qu’Hassan el
Tourabi rassemble régulièrement à Khartoum, et plus généralement tous ceux dont
l’antiaméricanisme prime toute considération sur le génocide. La Chine est
intéressée, elle va fournir des armes ; la Corée du Nord est enthousiaste, d’autant
qu’elle se passionne pour l’uranium congolais ; le Libye, on l’a vu, est aux
premières loges. La Françafrique ne peut que débouler.
Champagne à Paris
Il a fallu quelques ajustements. Depuis plus de vingt-cinq ans, lorsque Jacques
Foccart n’a plus été seul maître à bord, la Françafrique s’est divisée et subdivisée en
plus d’une dizaine de réseaux et lobbies 358. Même s’ils savent former de larges
coalitions lorsque l’intérêt commun est évident, ils ne marchent pas au même pas, ne
suivent pas les mêmes sillons, n’exploitent pas les mêmes filons. Lorsque le vent
tourne trop rapidement, les changements de cap peuvent être pagailleux, ce qui n’est
pas toujours une tare : si un vaincu redevient vainqueur, il est utile que certains
n’aient pas eu le temps de s’en désolidariser. Il a fallu du temps à quelques-uns pour
s’apercevoir que Laurent-Désiré Kabila, symbole de l’humiliation qu’ils avaient
subie en 1997 aux côtés de Mobutu, pouvait devenir un formidable allié dès lors
qu’il divorçait de ses sponsors 359.
À Kinshasa de même, tout le monde n’a pas immédiatement saisi le changement
. Voir chapitre 17.
. Cf. La Françafrique, p.285-297.
357
358
71
72
de donne. Au début de la guerre, durant l’été 1998, la propagande kinoise a estimé
qu’il valait mieux avoir au feu plusieurs boucs émissaires. Elle a dressé la
population non seulement contre les Tutsis, mais contre la France - qui fut
effectivement l’ennemie de Kabila et mûrissait son éviction. Mais à mesure que la
République “démocratique” du Congo (RDC) retrouvait les principaux alliés de
Paris dans la région (l’Angola, le Hutu power, le Soudan, le Tchad, ...), le ton a
changé à Kinshasa. Un “besoin de France” s’est exprimé de plus en plus clairement.
Antoine Bayande, conseiller en communication de Kabila, a cru nécessaire de
montrer que celui-ci n’était « certainement pas » francophobe : « à preuve, il se
déplace à l’aide d’une cinquantaine de Safrane, modèle français haut de gamme,
achetées comptant à l’occasion du premier anniversaire de sa prise du pouvoir 360».
En septembre 1998, lors de leurs visites successives à N’Djamena, le chef d’étatmajor Kelche et le ministre Josselin confirmaient la présence et la coopération
militaires françaises au Tchad. Coïncidence ? Idriss Déby envoyait aussitôt au
Congo-K un renfort de deux mille soldats. Ce genre de troupes, on le verra, n’a pas
un passé exemplaire. Elles s’illustreront d’ailleurs par un massacre 361. Le rédacteur
en chef de N’Djamena Hebdo signale l’arrivée, sur l’aéroport de la capitale
tchadienne, de 24 avions-cargos congolais. Une confirmation de la fonction d’escale
des aéroports tchadiens dans l’approvisionnement venu de Libye. Ces escales ne
peuvent fonctionner sans l’assistance technique de l’armée française.
Dès le 3 octobre 1998, Jacques Chirac dépêche auprès de Kabila son “Monsieur
Afrique” officiel Michel Dupuch, avec un message aimable et une invitation au
sommet franco-africain du Louvre, fin novembre. Omar Bongo, se montre tout aussi
avenant. Directeur de cabinet de Kabila, futur ministre des Affaires étrangères,
Abdoulaye Yerodia pousse l’avantage :
« Je le confirme, [Kabila viendra à Paris] à l’invitation de Jacques Chirac. Sans
m’immiscer dans les affaires françaises, j’ai l’impression que le président de la
République a quelque peu damé le pion à Lionel Jospin. Kabila n’est pas renversé,
il a désormais le soutien de la plupart des pays africains, Jacques Chirac a compris
que la situation changeait, mais apparemment pas la gauche. À elle de réagir, il
n’est pas trop tard ! 362».
D’un côté Jacques Chirac, dans la plus pure tradition monarchique élyséenne,
continue de jouer à la guerre en Afrique : il a favorisé l’envoi au Congo-K des corps
expéditionnaires tchadien et soudanais, sur financement de l’ami Kadhafi ; les
officiers zimbabwéens sont venus se servir largement chez les offices français
d'armement 363 - à très bon compte sans doute, puisque leur gouvernement déclare que
« son intervention militaire en République démocratique du Congo est financée
par la France, l’Angola et la Libye 364». En face, Lionel Jospin et son gouvernement
temporisent. Mais ils vont finir par céder aux “évidences” géopolitiques. Le ministre
de la Coopération Charles Josselin ira à Kinshasa en octobre 1999 célébrer des
« retrouvailles qui n’ont que trop tardé 365». Ça, c’est pour la France officielle. La
Françafrique, elle, étale joyeusement ses sentiments onze mois plus tôt, dès le
Sommet du Louvre :
« Les troupes et l’armement de l’Angola - qui a changé de camp - mais aussi du
Zimbabwe et de la Namibie, ont permis à Laurent-Désiré Kabila de garder
. Exemple. Des “spécialistes” français avaient soutenu jusqu’au bout le combat de la Division spéciale présidentielle
de Mobutu. Ils la replièrent au Congo-B en mai 1997 et la mobilisèrent en faveur de Sassou Nguesso. Persistant dans
une option anti-Kabila, ils organisèrent début 1999 le débarquement au Congo-K de 256 militaires et 40 tonnes
d’équipement, sur la péniche “Ville de Mpouya”. La troupe a été aisément capturée par les hommes de Kabila.
D’aucuns suggèrent qu’elle leur a été livrée, dans le cadre des échanges Paris-Brazza-Kinshasa (cf. Congo News du
24/03/1999 et le communiqué du CERDEC du même jour).
360
. Cité par La Croix du 09/09/1998.
361
. Début janvier 1999, lors de la reprise de Businga dans la province de l’Équateur, selon une source fiable citée par
le Réseau France-Congo. Des témoins ont confirmé à l’AFP (14/11/1999) que cette contre-offensive avait fait plus de
300 victimes civiles.
362
. Interview à L’Événement du 29/10/1998.
363
. Cf. Robert Mugabe le francophile, in LdC du 19/11/1998.
364
. BBC News, 07/01/1999. Diverses indications suggèrent que le Zimbabwe alimente en armes lourdes et légères les
milices hutues opérant dans ou depuis l’ex-Zaïre, au sein de la coalition pro-Kabila. La filière passe par la Zambie et
le lac Tanganyika.
365
. Cité par Caroline Dumay, « Retrouvailles » Paris-Kinshasa, in Le Figaro du 23/10/1999.
359
72
Kinshasa. Une aubaine transformée en belle revanche par les autorités françaises.
[...]
La réconciliation entre la France et la RD Congo [est] ressentie par les autorités
françaises comme un véritable pied-de-nez à Washington. Les commentaires vont
bon train : “Ah, les Américains avaient annoncé la fin de l’influence française en
Afrique. Ils se sont bien trompés ! Voyez, toute l’Afrique accourt à Paris pour
parler de « la sécurité en Afrique ». Quel beau succès pour ce que les Américains
appellent le paternalisme à la française” 366».
Le “syndrome de Fachoda” (la phobie séculaire des visées anglo-saxonnes en
Afrique) apparaît plus virulent que jamais. Et la drogue françafricaine finit par
produire une régression mentale. La motivation des choix stratégiques s’apparente
aux réflexes de cour de récréation : reprendre les billes du voisin et lui faire un piedde-nez, adopter une conduite et y persister pour la seule raison que le rival la
critique. Plutôt que de se demander si ce qui menace l’influence de Paris en Afrique
ne serait pas le « paternalisme à la française » (appellation diplomatique d’un
néocolonialisme impénitent), on préfère creuser cette approche qui attire toujours les
dictateurs africains et permet de savourer d’éphémères revanches sur Washington.
Durant ce même sommet, Kabila égrenait les stéréotypes racistes. À l'hôtel
Intercontinental, il se lâche devant ses compatriotes :
« Les Tutsis sont traditionnellement sanguinaires. [...] Beaucoup d'hommes ont
été tués [à Kinshasa] parce qu'on leur prenait leurs femmes. Comme vous le savez, il
y a trop de belles femmes chez nous, et ils n'en ont pas chez eux ! [...] Ils ont amené
1 500 soldats séropositifs pour violer les femmes congolaises 367».
Un haut responsable parisien tentera de se justifier : si la France fait la guerre
aux côtés de Kabila, c’est « sans illusion sur le personnage, mais par respect pour
le droit international 368». Un respect tout neuf !
La démocratie n’est pas au programme
En fait, entre deux principes juridiques, la non-agression d’un État souverain et
la mise hors la loi de groupes génocidaires, l’Élysée a choisi celui qui l’arrangeait,
sans consulter le Parlement. Pour défendre la souveraineté congolaise, il a choisi
aussi de renforcer un autocrate qui rallume sa popularité à la haine ethnique 369, et
entend la verrouiller par la généralisation des “Comités de pouvoir populaire” :
« créateurs de l’ordre nouveau en RDC », ils sont « venus mettre fin à la
politisation que connaît notre société civile », dixit Kabila 370. Ces Comités sont
animés par le stratège de l’aliénation mobutiste, Dominique Sakombi. L’histoire du
maquis de Kabila est aussi celle d’un pouvoir absolu, fondé sur une conception
maoïste du peuple et son instrumentalisation. Je faisais partie de ceux qui ont espéré
quelques mois, en vain, que le successeur de Mobutu saurait entendre les fortes
aspirations congolaises à un autre mode de gouvernement.
Comme à Brazzaville, une Conférence nationale souveraine (CNS) a tenté à
partir de 1990 d’établir les règles d’un jeu politique plus civilisé, et plus respectueux
des diversités régionales. Malgré les manipulations de Mobutu, un certain nombre de
points d’accord ont émergé, les « acquis de la CNS », ainsi qu’une figure
symbolique de la résistance à la dictature, Étienne Tshisekedi. Kabila n’a cessé de
dénigrer les uns et de reléguer l’autre. Il bloque l’activité des partis politiques. Il
maltraite la presse. Il malmène les associations dont le tissu est l’une des richesses
du pays, la société zaïroise ayant dû apprendre à survivre sans rien attendre d’un
État déliquescent. En tout cela, il ne diffère pas de Mobutu. Ni des parrains
ougandais et rwandais de la rébellion, qui n’autorisent pas davantage la démocratie
ou la libre expression dans les zones qu’ils contrôlent.
. Julia Ficatier, Le sommet de la revanche de Paris en Afrique, in La Croix du 27/11/1998.
. Cité par Le Figaro du 30/11/1998.
. Cité par LdC (La France au secours de Kabila, 06/05/1999).
369
. En octobre 1999, la télévision officielle diffusait chaque soir avant le journal télévisé un clip dénonçant
« l’expansionnisme néonazi des Rwandais et des Ougandais ». (Le “combat” TV de Kabila, in Libération du
09/10/1999).
370
. Cité par Info-Congo/Kinshasa (Montréal) du 07/05/1999.
366
367
368
73
74
En une série de réunions tenues hors du Congo-Kinshasa, notamment à Anvers et
Montréal, la “société civile” congolaise a élaboré début 1999 des « voies d’issue »
raisonnables 371. Elle a vigoureusement dénoncé les effets désastreux de la logique
belliciste : oppression, exactions, massacres, dévastation. Devant l’Assemblée
générale des Nations unies, à la session d’automne 1999, le rapporteur spécial des
droits de l’homme Roberto Garreton a constaté que la situation « s’était détériorée
de manière très significative », des deux côtés. Plusieurs massacres imputés à la
rébellion pourraient constituer « des crimes potentiels contre l’humanité » 372. Au
nord-est du Congo-K, dans un climat de génocide, des groupes surexcités de
miliciens Lendu ont littéralement taillé en pièces plusieurs milliers de voisins Hema une population considérée comme “cousine” des Tutsis 373. Un rapport de
l’association congolaise Asadho dresse la liste impressionnante des crimes
économiques commis par les deux camps, pillant et bradant les ressources du
pays 374.
Des deux côtés, de détestables raisons l’emportent sur les défendables. La
rébellion réclame la démocratie, mais veut plutôt un partage du gâteau. À Kigali et
chez son incertain allié de Kampala, on affiche des raisons de sécurité contre les
forces sans cesse réarmées du Hutu power et leurs associées, les guérillas
ougandaises. Mais certains militaires influents poursuivent des ambitions
expansionnistes, économiques sinon territoriales, évidemment irrecevables par les
Congolais. En face, Kabila affiche son cynisme par son alliance précoce avec la
nébuleuse génocidaire : il l’équipe, l’entraîne, et surtout la relégitime dans le combat
contre “l’envahisseur” - imité en cela par l’allié zimbabwéen. Même sans être très
regardant sur le choix des moyens, c’est celui de trop. Du coup, l’adversaire n’a
d’autre issue que la guerre à outrance.
Après tout, c’est peut-être ce qui plaît à Kabila, le guérillero au long cours : il
espère gagner à l’usure, il connaît par cœur les ressources politiques, idéologiques et
financières des conflits chroniques 375. Malheureusement, à Kinshasa comme à Kigali
et Kampala, ce genre de conflit promeut les profils les moins intéressants, un mixte
d’aventuriers, de prédateurs et de criminels de guerre aux antipodes d’une évolution
démocratique.
Vu les dégâts, vu les cataclysmes géopolitiques prévisibles, considérant qu’aucun
des deux camps n’est “politiquement correct”, la pression a monté durant le premier
semestre 1999 pour enrayer « la guerre que toute l’Afrique blâme 376 ». L’ONU,
l’OUA, Nelson Mandela, la Zambie, l’Égypte et même Kadhafi s’y sont employés.
À l’usure, un texte de paix a été accepté en juillet à Lusaka.
Mais la question de la signature des représentants de la rébellion a mis à nu le
clivage croissant entre l’Ouganda et le Rwanda, qui parrainent chacun une ou deux
. Cf. par exemple Société civile et crise congolaise, 3 p. 18/01/1999. La démarche s’est poursuivie et confortée à
Kinshasa du 4 au 9 octobre 1999, lors d’un “Atelier national des Églises et de la société civile de la RDC”. Le concept
de société civile est très discuté, et assez souvent galvaudé. Au Congo-Kinshasa en particulier, nombre d’organisations
qui s’en réclament relaient les haines attisées par les politiciens. Mais il faut constater qu’en la plupart des réunions
plénières organisées sous ce label, les organisations conscientes de ce danger ont su imposer un langage de
responsabilité.
372
. Cité par Info-Congo/Kinshasa, 03/12/1999. Il s’agit notamment des massacres de Kasika et Makobola, au second
semestre 1998.
373
. Cf. Robert Minangoy, Le nord-est du Congo en proie à des massacres interethniques, in Le Monde du
30/01/2000. On notera la différence entre le titre de la rédaction du Monde, qui renvoie dos à dos les parties en conflit,
et le contenu, qui montre que les tensions intercommunautaires ont changé de nature et d’échelle depuis que les
Interahamwe ont gagné cette région. R. Minangoy est journaliste à France 3.
374
. Rapport annuel 1998, p. 36-39. Cf. aussi Frédéric Chambon, Affairisme, diamants, cobalt, comment M. Kabila
paie ses soutiens étrangers, et Marc Roche, Le nouvel homme fort de la Gécamines est désormais un Zimbabwéen,
in Le Monde du 13/01/1999. On y apprend que Victor Mpoyo, ministre d’État et intermédiaire de Kabila, « a
longtemps travaillé pour Elf ».
375
. Symptomatique à cet égard est la conclusion d’un article de La Référence Plus de Kinshasa, le 1er février 2000 :
« Au Sud-Kivu, la guerre contre les Tutsi sera longue, totale et populaire » (Théo Kimpanga et Ktungano Milenge, 12
Congolaises décapitées près de Kisaka). Cette conclusion ponctuait le récit de crimes de guerre, bien possibles même
si nous n’avons pu les vérifier : ils se multiplieront, mimétiquement, si sont mises en application de telles déclarations
mobilisant la population sur une base raciale. Bien sûr, l’armée rwandaise n’est pas à sa place au Sud-Kivu. Mais elle
s’y accrochera d’autant plus si ce genre de discours prospère à la frontière du Rwanda. Un cercle parfaitement vicieux.
Nous ne reprochons pas à Kabila de vouloir en sortir. Nous contestons les stratégies choisies, de part et d’autre. Cela
nous concerne, comme tous les êtres humains, parce que cette guerre s’inscrit dans un paysage de génocide et d’autres
crimes contre l’humanité.
376
. Titre d’un article de C. Braeckman, Le Soir, 23/12/1998.
371
74
rébellions congolaises. Une bataille rangée s’est déroulée en août à Kisangani,
faisant plusieurs centaines de morts militaires et civils. Même si l’Ougandais
Museveni et le Rwandais Kagame, qui partagèrent les mêmes combats dans les
années quatre-vingt, ont décidé de calmer le jeu, le ressentiment s’est installé entre
leurs armées. La paix de Lusaka a été signée, mais Kabila et la Françafrique ont
entrevu une occasion unique d’en finir avec le pouvoir rwandais - en ménageant
l’Ouganda, d’ailleurs en bons termes avec Kadhafi.
Les amis de Kabila sont nos amis
Cela faisait un moment que Paris avait repris son aide à Kinshasa, accentuant sa
présence humaine. Herman Cohen est le plus célèbre des émissaires américains en
Afrique, tantôt complice, tantôt adversaire de Jacques Foccart. Début janvier 1999,
il déclare sur Voice of America que « la présence des Libyens et des Français à
Kinshasa a compliqué la situation au Congo 377». Paris, bien sûr, a démenti 378. Cohen
n’est certes pas un parangon de vérité. Mais on se demande pourquoi il signalerait
une présence qui n’existerait pas.
Comme au temps de Mobutu, une partie de l’armement des troupes de Kabila
transite par les aérodromes tchadiens - sous supervision française. Des avionscargos géants aux couleurs libyennes transitent par la base française d’Abéché. Il
faut ensuite les réceptionner à Kinshasa, dispatcher leur contenu, voire diffuser les
modes d’emploi... Allait-on inverser la vapeur après l’accord de Lusaka, jouer le jeu
du refroidissement général des ardeurs guerrières - quitte à dénoncer publiquement
les États-Unis s’ils ne tempéraient pas leurs alliés ? C’est le contraire qui s’est
profilé à l’automne.
Kabila signe en septembre 1999 un contrat de près d’un milliard de dollars avec
la société d’armements chinoise Norinco. Selon La Lettre du Continent,
« [ce contrat porte] sur la fourniture d’une cinquantaine de chars modernes avec
leurs pièces de rechange, de transports de troupes blindés, d’artillerie lourde, de
munitions et d’une bonne quantité d’armes légères. [...] Le paiement est prévu en
or, diamant, cobalt et uranium. Pour utiliser et “instruire” des soldats congolais sur
des équipements chinois, “on” recrute actuellement à tour de bras en France. Des
anciens des CRAP (Commandos de recherche et d’action en profondeur) sont déjà
sur le terrain en mission d’évaluation, et un ancien de la cellule antiterroriste à
l’Élysée (non, pas Barril !) recherche une cinquantaine d’instructeurs avec une
société de sécurité bien connue de la place 379».
« On recrute à Paris en ce moment parmi les instructeurs privés sur l’initiative de
Dominique E. (avec des anciens du REP [Régiment étranger de parachutistes] ) et de
Roland C. (société de sécurité privée) 380».
« Sous le commandement de Philippe M., une quarantaine d’anciens légionnaires
du Deuxième REP sont [...] venus “instruire” des soldats de Kabila [...]. Ils ont été
précédés par une mission d’évaluation de six anciens CRAP [...] recrutés par une
société de sécurité privée proche de la Porte Dorée à Paris 381».
Parallèlement, les Rwandais acquièrent des vieux chars soviétiques T-55,
transformés en engins de déminage, et des hélicoptères d’assaut Mi-17MD,
renforçant leur menace sur la capitale du diamant, Mbuji-Mayi 382.
Le très spécial homme d’affaires Jean-Yves Ollivier, pivot du soutien français au
régime de Brazzaville, initie une opération de “diplomatie secrète”. Il vise un accord
entre Kabila, le mobutiste Jean-Pierre Bemba, leader d’une fraction rebelle soutenue
par l’Ouganda, et un groupe de politiciens de l’ex-Zaïre choyés par Paris. Ollivier
réussit même à rapprocher deux alliés de Bemba : son ami Sassou II, pivot de la
. Repris par New Vision (Kampala), 09/01/1999.
. Via l’ambassadeur de France au Zimbabwe. Comme d’habitude, Le Monde publie le démenti sans vraiment
présenter la thèse infirmée (12/01/1999).
379
. Français pour armes chinoises in LdC du 30/09/1999. Opportunément, c’est un spécialiste des “affaires
humanitaires” et de la région des Grands Lacs, le général Pierre Joana, qui a été porté mi-1999 à la tête des Forces
spéciales de l’armée de terre (Les nouveaux Africains de la DGSE, in LdC du 15/07/1999).
380
. Paris, bouée de sauvetage ? in LdC du 14/10/1999.
381
. Sur les fronts... in LdC du 09/12/1999.
382
. À l’assaut de Mbuji-Mayi in LdC du 09/12/1999.
377
378
75
76
Françafrique, et le président ougandais Museveni, jadis présenté comme le “pion des
Américains”. Ils seraient désormais « au mieux 383».
À Paris, Ollivier est branché au plus haut niveau : l’Élysée. Son action,
“secrète”, s’accorde à ce moment avec la diplomatie du ministre de la Coopération
Charles Josselin, qui entreprend du 18 au 22 octobre 1999 une tournée dans la
région des Grands Lacs. Il se rend notamment en Ouganda « pour concocter une
Pax Bemba/Kabila en échange d’une négociation avec Khartoum, bien vu à Paris ».
La manœuvre poursuit le scénario esquissé par Alexandre Adler, au chapitre
précédent. Son but : « isoler le Rwanda, toujours le pays is-no-good à Paris 384». De
fait, le pacifique Charles Josselin évite alors ostensiblement Kigali.
Auparavant, le contrôleur général des armées Raymond Germanos avait
rencontré à Libreville Victor Mpoyo, ministre d’État très proche de Kabila, pour
discuter du retour d’officiers de la DGSE au Congo-Kinshasa. Début décembre
1999, le général Jeannou Lacaze, conseiller militaire de Mobutu et de presque tous
les généraux-présidents françafricains, vient rempiler à Kinshasa, auprès de
Kabila... 385
Le jeu est transparent. Surtout pour ceux qui ont suivi l’épisode précédent, la
guerre de 1996-97 386. Assoiffée de revanche, polarisée par son anti-américanisme, la
Françafrique est prête à s’engager corps et âmes dans une alliance de terrain avec
une coalition où le Hutu power combat en première ligne. Les CRAPuleries peuvent
recommencer 387.
Inconsciences franco-américaines
Certes, le jeu de Washington dans la région est plus que discutable. Les
Américains ont tort de laisser croire à leurs alliés qu’ils pourraient, par la force des
armes, transformer en protectorats des morceaux de l’ex-Zaïre. Mais si la France
choisit de combattre les États-Unis par procuration sur le sol congolais, ce ne sera
pas pour promouvoir la dignité des Africains. Il suffit d’observer les régimes qu’elle
a jusqu’ici installés, choyés ou confortés : ceux des Eyadéma, Biya, Déby, Bongo, el
Bechir, Mobutu...
La logique d’un affrontement franco-américain inavoué est celle d’une escalade
logistique et stratégique, ou d’un conflit sans fin. Plutôt que de chercher une fois de
plus à faire pire que la CIA, il serait moins coûteux pour tout le monde, et moins
indigne pour la France, de contester les USA dans les enceintes internationales. Et
de militer pour que les Nations unies remplissent leur part de l’accord de paix de
Lusaka : le mandat et le financement d’une vraie force d’interposition.
Si on estime à Paris que Washington aide trop les adversaires de Kabila, on
pourrait même “balancer” des informations gênantes : ce serait une utilisation moins
meurtrière de nos brillants services secrets. Au moins ce type de joute ou de
révélation permet de mettre à nu les vrais enjeux, “géopolitiques” ou miniers. Trop
d’initiés, sans doute, y perdraient fiefs et butins. Alors, on s’apprête à une troisième
manche de guerre secrète (après celles de 1990-94 et 1996-97), sur le dos des
Congolais et des Rwandais 388. Tout en continuant de briser le Congo-Brazzaville.
À ce train, il faudrait une dizaine de missions d’information parlementaires pour
s’auto-absoudre de tout le sang versé. J’ai mis un conditionnel car je veux espérer
. Grand jeu dans les Grands Lacs in LdC du 28/10/1999.
. Paris, bouée de sauvetage ? in LdC du 14/10/1999.
385
. Jeannou Lacaze in LdC du 09/12/1999.
386
. Cf. La Françafrique, p. 227-282.
387
. CRAP = Commandos de recherche et d’action en profondeur. Ces forces spéciales furent très présentes dans
l’environnement des mercenaires pro-Mobutu, en 1996-97.
Gérard Prunier a raison lorsqu’il dit : « Les bisbilles entre Français et Américains sur l’Afrique s’apparentent à
des disputes de voyous dans une arrière-cour ». Il a moins raison quand il poursuit : « Ce sont de petites histoires,
dont les acteurs sont de petites gens », car les « petites histoires » prennent trop souvent une dimension dantesque.
Enfin, l’interférence constante de l’Élysée et de l’État-major infirme (au moins côté français) sa conclusion : « On
peut parler, de part et d’autre, de dérives africaines, avec des initiatives prises à des niveaux de responsabilité
très bas, pour la bonne et simple raison que les supérieurs hiérarchiques et politiques ne s’intéressent pas à la
question » (Entretien à Politique internationale, hiver 1998-99). Prunier veut dire sans doute que les supérieurs ne
s’intéressent pas assez à l’exécution. Mais ils insufflent leurs intérêts, leurs fantasmes et leurs passions.
388
. À moins qu’on ne s’achemine vers un deal à leurs dépens, comme au Congo-Brazza. Le mobutiste Jean-Pierre
Bemba pourrait être le dénominateur commun.
383
384
76
que les inflexions de janvier 2000 marquent une retenue salutaire : la visite de
Charles Josselin à Kigali 389, la session spéciale de l’ONU sur la paix au Congo-K, la
fraîcheur avec laquelle a été reçu Kabila lors de son “escale technique” à Paris.
Mais la question demeure : la France officielle contrôle-t-elle les pulsions
françafricaines ?
Aidée des journalistes qui honorent leur profession et des contre-pouvoirs
associatifs, l’opinion africaine et internationale doit insister sur la mise en
application évolutive de l’accord de Lusaka, permettre que la désescalade remette en
jeu les forces civiles. Colette Braeckman, qui est plus indulgente que nous à l’égard
de Kabila, parvient à une conclusion que nous faisons nôtre :
Il faut « regarder du côté des forces obscures qui continuent à encourager cette
guerre afin de déstabiliser Kigali et de faire pièce à l’influence américaine dans la
région.
Ni le Congo, ni le Rwanda ne peuvent être laissés seuls à faire face aux séquelles
du crime contre l’humanité commis en 1994 : c’est la communauté internationale
toute entière qui doit s’attacher à rechercher une solution, c’est-à-dire le
désarmement des milices, la fin des approvisionnements en armes 390».
Il est impressionnant de constater l’unanimité des délégations africaines, y
compris celles de Kinshasa et Kigali, lors de la session des Nations unies sur la
résolution des conflits en Afrique, le 15 décembre 1999 : toutes ont convenu que le
processus de paix de Lusaka constituerait un test décisif de la volonté des Nations
unies. Le président ougandais Museveni déclare encore quarante jours plus tard,
dans la même enceinte : « Le coût de l’inaction, comme on a pu le voir au Rwanda,
sera trop horrible, bien plus élevé et moralement répugnant ». Les Africains
soulignent à juste titre l’espèce de “double standard” qui conduit à n’engager sur
leur continent que des moyens toujours trop faibles, beaucoup plus faibles
qu’ailleurs. Comme si l’Afrique demeurait exclue du champ d’application des droits
humains fondamentaux.
Comment pourrait-il en être autrement, tant que des pays comme la France et les
États-Unis traiteront ce continent comme une réserve où exercer leurs
comportements les plus inavouables ?
Insérer Carte 6 au début du chapitre 7.
. Le 15 janvier 2000. « Je suis convaincu que nos rapports entrent dans une nouvelle phase », a estimé le
ministre. « Cette visite représente quelque chose d’assez important », a admis le général Paul Kagame, au terme
d’un entretien d’une heure et demie (cf. Baudouin Bollaert, Timide rapprochement entre la France et le Rwanda, in
Le Figaro du 17/01/2000).
390
. C. Braeckman, L’enjeu congolais, op. cit., p. 414.
389
77
78
7. Les Comores à l’encan
« Je suis un homme qui a passé dix ans aux Comores, qui a apporté
beaucoup de choses à ce pays ».
Bob Denard, interview à La Une, août 1998.
- Accusé Bob Denard, le président comorien Abdallah a été abattu d’une rafale
de mitraillette en son palais durant la nuit du 25 au 26 novembre 1989. Seuls étaient
présents son garde du corps, vous-même et deux de vos adjoints. Qu’avez-vous à
dire pour votre défense ?, interroge le président de la Cour d’assises de Paris.
- La faute à pas-de-chance, un quiproquo d’armes automatiques. Le garde
d’Abdallah me visait, je me suis couché instinctivement, la rafale a tué le président
Abdallah, derrière moi. Guerrier, mon adjoint, a tué le garde. Dans un geste de
légitime défense.
Pour les Comoriens, une décennie après les faits, l’acquittement de Bob Denard a
sonné comme l’absolution d’un quart de siècle de “protectorat” mercenaire. Cette
tutelle a littéralement décomposé leur pays, traité comme base multimodale de toutes
sortes de trafics. Pour mieux jouer de cette plate-forme d’un genre spécial, les
réseaux françafricains ont poussé à son émiettement, via la sécession de deux îles
sur trois, Anjouan et Mohéli - après le détachement de Mayotte dès 1975. Et ils
continuent de tirer les ficelles d’un État mort-né, réduit à une sorte de pantin
désarticulé.
La Lettre du Continent nous propose un clip à haute charge symbolique 391 : le 15
mars 1999, l’un de ses correspondants aurait surpris Bob Denard attablé au bar du
Méridien, Porte Maillot ; avant même d’être jugé et acquitté, il aurait mijoté sans
beaucoup se cacher un nouveau coup d’État. Il est bien possible qu’il s’agisse du
putsch réussi six semaines plus tard par un colonel comorien à peine sorti de l’École
de guerre, à Paris... 392. Brève chronique d’une caricature de Françafrique.
SCI Comores
À mi-route de Madagascar et du continent africain, dans le canal du
Mozambique, les quatre îles principales de l’archipel des Comores (la Grande
Comore, Anjouan, Mohéli, Mayotte) devaient former en 1975 un État indépendant.
Lors du référendum d’autodétermination, le colonisateur mal repenti imposa un
décompte par île. Contre l’histoire et la géographie, la France conserva Mayotte,
dont une majorité d’habitants avait préféré le maintien dans le giron français. Le
président Giscard d’Estaing validait ainsi une dissension cultivée par des ambitions
et intérêts locaux ou régionaux. Je reviendrai sur le mode opératoire de cette
amputation, dont le petit État comorien (650 000 habitants, sur un territoire grand
comme les Yvelines) ne s'est jamais remis. D’autant que lui fut vite signifié qui
restait son maître.
Durant deux décennies (1975-1995), c’est le mercenaire Bob Denard, homme de
main de la DGSE et de Jacques Foccart, qui a installé ou fait le lit des présidents
comoriens successifs (Ali Soilihi, Ahmed Abdallah, Saïd Mohamed Djohar,
Mohamed Taki). Lorsqu'ils cessaient de plaire, ils étaient abattus, par pitié ou
inadvertance (en 1978 et 1989), ou seulement remisés, comme Djohar en 1995. On
pourrait dire “débarqués” : deux de ces renversements furent consécutifs à un
abordage par voie maritime. C’est l’une des techniques préférées du « corsaire de la
République » - le titre dont il se pare.
Les présidents comoriens n’ont décidément pas de chance lorsqu’ils croisent Bob
Denard. En 1978, il débarque avec 43 mercenaires et destitue le prédécesseur
d’Abdallah, Ali Soilihi. Lors du procès de 1999, il dit toute sa sollicitude pour le
perdant : « Un soir, je lui ai dit que s’il se faisait juger, il serait lapidé. Nous nous
estimions. J’ai laissé la porte ouverte en lui disant : tu peux jouer ta chance. À
peine étais-je sorti, j’ai entendu la rafale de kalachnikov ». Denard avait placé un
. R.A.S. aux Comores, 03/06/1999.
. Si l’on en juge par l’attitude du commandant Combo, relais de Denard aux Comores. Voir ci-après.
391
392
78
homme de son « commando noir » dans le couloir. « Un geste humanitaire, je lui ai
laissé le choix de sa mort 393».
De 1978 à 1989, Denard considère les Comores comme son domaine personnel 394.
Il crée une Garde présidentielle (GP) de six cents hommes, dont vingt à trente
Européens, payée par l'Afrique du Sud 395. Car en réalité ce domaine n’est laissé à
Denard qu’en usufruit, par un réseau franco-sud-africain. Au service de l’apartheid,
mais aussi de toutes sortes d’opérations et trafics peu avouables.
L'Afrique du Sud, pour miner les arrières de combattants anti-apartheid,
entretenait d’effroyables guerres civiles en plusieurs pays de la “ligne de front”,
comme l’Angola et le Mozambique. Ce dernier fait face aux Comores. En
contrepartie d'une aide matérielle et d’une contribution financière à la “Garde
présidentielle” 396, le régime de Pretoria installe sur la Grande Comore une station
d’écoute et de décryptage des télécommunications régionales. L’île lui sert de point
de départ pour des raids contre le Mozambique, et d’escale pour les livraisons
d’armes chinoises à l’Unita angolaise, son alliée. On laisse Denard prélever sa dîme
au passage 397. Plus largement, une noria aérienne transite par l'aéroport comorien
d'Hahaya pour contourner le boycott anti-apartheid. Et l’État comorien procure de
vrais-faux passeports à de discrets voyageurs sud-africains.
Denard a compris très vite tout le parti à tirer de la création et du contrôle d’une
Garde présidentielle : « L'idée, c'était d'avoir sous la main, en permanence, des
hommes et du matériel, de façon à pouvoir intervenir rapidement 398», y compris sur
d’autres points chauds en Afrique.
« Créer une GP, c'est développer un appareil sécuritaire parallèle qui échappe
aux contrôles parlementaires ou citoyens. C'est s'assurer d'un financement constant
indépendant des incertitudes ou des avatars budgétaires nationaux [...].
Faire fonctionner une GP, c'est [...] être amené à diversifier ses activités et
s'impliquer dans le commerce, l'industrie et la politique. C'est aussi s'intégrer dans
un réseau militaire en créant une officine prête à coopérer avec des services
spéciaux de pays amis avec, en retour, l'espoir d'une rétribution (finances, appuis
politiques, renseignements) 399».
Remarquablement entraînée et équipée, la GP constitue la seule force armée
crédible aux Comores. L’instrument n’est pas gratuit. Pour accroître ses recettes,
Denard crée la Sogecom (Société générale comorienne), en vue d’accueillir deux
établissements de la chaîne hôtelière Sun. Le plus important est le luxueux Galawa à
Mitsamiouli, haut lieu du business et du renseignement. Le lieutenant Didier, chargé
des relations publiques de la GP, bras droit de Denard à la Sogecom, assure la
sécurité de l'hôtel et le transport des touristes 400. Attraction : un casino blanchisseur
d'argent sale, qualifié de « maillon de l'économie internationale du crime » par JeanFrançois Bayart 401. Au total, sur onze années (1978-89), le chiffre d’affaires du
“groupe Denard” aux Comores dépasserait les 250 millions de francs.
Tandis que les mercenaires mènent une vie de sultan, dans de somptueuses villas
avec piscine, les Comoriens doivent se contenter de moins de 1 800 calories par jour,
l’une des rations les plus basses de la planète. La bourgeoisie et la classe dirigeante
sont soigneusement espionnées par des femmes de ménage, des domestiques ou des
chauffeurs appartenant à un vaste réseau de renseignement contrôlé par la GP. Le
. Cité par Marc Pivois, Bob Denard invente le mercenaire humanitaire, in Libération du 10/05/1999.
. Même s’il avait peu d’influence sur la société comorienne, habituée à vivre hors l’appareil d’État.
395
. Cf. Foccart parle, tome 2, Fayard/Jeune Afrique, 1995, p. 434 ; Philippe Chapleau et François Misser,
Mercenaires S.A., Desclée de Brouwer, 1998, p. 75.
396
. L’Afrique du Sud fournissait de l’armement, des tenues de combat, des véhicules. En 1985 par exemple, sa
participation au fonctionnement de la GP a été de 20 millions de francs. Pour tout ce paragraphe, cf. Ph. Chapleau et
F. Misser, op. cit., p. 76-77.
397
. Ainsi, il récupéra pour “sa” Garde présidentielle 500 des 5 000 paquetages complets achetés à la Chine par le
régime de Pretoria pour armer l’Unita.
398
. Bob Denard, cité par Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 73.
399
. Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 72-73 - auquel empruntent aussi les deux paragraphes suivants (p. 58 et 7579). Paul Barril avoue, à propos des Gardes présidentielles : « L'abondance des moyens, l'ivresse de tout savoir, les
capacités d'action illimitées créent une forme de griserie » (Guerres secrètes à l'Élysée, Albin Michel, 1996).
400
. Cf. Bob Denard, Corsaire de la République, Fixot, 1998, p. 387.
401
. L'Afrique en voie de malversation, in Croissance, 01/1996.
393
394
79
80
management mercenaire inclut la torture des opposants politiques 402. Voire des
“salariés” récalcitrants : les corps suppliciés de trois Comoriens de la GP ont été
rendus à leur famille dans des sacs en plastique, a-t-il été rappelé lors du procès
Denard 403.
Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie des mercenaires participent d’une
idéologie proche de la droite extrême, assez peu soucieuse de droits de l’homme et
de démocratie. Parmi ceux qui sont intervenus aux Comores dans le sillage de
Denard, on trouve François-Xavier Sidos, conseiller de Jean-Marie Le Pen pour les
affaires africaines et la coopération (!), le para-commando Gilles Rochard, militant
du Front national en Haute-Savoie, ou Didier Grandière, membre de la secte Ordre
du Temple 404. Les milieux d'extrême-droite française se servent également des
Comores comme d’un relais commode pour leurs trafics d'armes.
L’ombre d’Ollivier
Derrière les arrangements entre l’Afrique du Sud et Denard se profile un
personnage beaucoup plus influent que le chef mercenaire : Jean-Yves Ollivier,
celui-là même qu’on a vu surgir en 1997 à Brazzaville, au côté de son vieil ami
Sassou Nguesso. Négociateur et négociant tous azimuts, Ollivier a commencé sa
carrière d’“homme d’affaires” en Afrique du Sud au milieu des années soixante-dix.
Il fonde une société de commerce pétrolier, la Comoil 405. Boycotté à l’époque, le
régime d’apartheid a grand soif de pétrole. Ollivier s’investit aussi dans
l’exportation du charbon local, “victime” de l’embargo. Simultanément, il révèle ses
dons pour les tractations secrètes, en liaison avec son mentor Michel Roussin ancien haut responsables des Services devenu le bras droit de Jacques Chirac, entre
RPR et mairie de Paris.
Peu à peu, Ollivier s’impose comme l’un des pivots du triangle Paris-PretoriaMoroni 406. En récompense des services rendus, il obtient 20 % des parts de l’hôtel
Galawa Sun. Certains prétendent que ses amples négociations, à cheval entre
commerce et politique, le mêlent à des ventes d’armes contestables. Le journaliste
Yves Loiseau 407 lui impute un « Grand troc » entre pétrole iranien et armes sudafricaines, via les Comores. Son nom surgit comme par hasard lorsque des
journalistes du Figaro interrogent le principal intermédiaire sud-africain d’une
livraison d’armes au “cerveau” présumé du génocide rwandais, le colonel Théoneste
Bagosora 408.
L’étendue de ses connexions sud-africaines est telle qu’Ollivier va franchir sans
dommage la fin de l’apartheid. Mais cela suppose quelques accommodements. En
1989, Denard fait tache dans le paysage d’une Afrique australe en voie de
transformation. Le milieu mercenaire aux Comores n’est-il pas suspecté d’avoir
fourni, l’année précédente, les assassins de Dulcie September, la représentante à
Paris du parti anti-apartheid (l’ANC) 409 ?
Le 28 juillet 1989, Ollivier convie trois personnes à déjeuner en son domicile
parisien : son associé et ami comorien Saïd Hilali, le fils et conseiller de François
Mitterrand, Jean-Christophe, et le président Abdallah. Les trois premiers
convainquent le quatrième de remercier son encombrant protecteur 410. C’est dans ce
contexte périlleux qu’Abdallah va être tué. Bob Denard n’échappera pas à une mise
. Cf. Pascal Perri, Comores. Les nouveaux mercenaires, L’Harmattan, 1997, p. 44-45 et Pierre Péan, L’homme de
l’ombre. Jacques Foccart, Fayard, 1990, p. 534.
403
. Par les avocats de la partie civile. Cf. Marc Pivois, Bob, soldat de fortune pour un salaire coquet, in Libération
du 11/05/1999.
404
. Cf. Les Comores, zone franche pour fachos et barbouzes, in Charlie-Hebdo du 17/04/1996 ; NIRV, 01/09/1999.
405
. Cf. Jean-Yves Ollivier, in LdC du 14/04/1994.
406
. Selon P. Perri, « il a joué un rôle déterminant dans les relations entre la France et tous les pays du cône africain,
Comores comprises » (op. cit., p. 61).
407
. Dans le livre du même nom, Le Grand troc, Hachette, 1988.
408
. Cf. Caroline Dumay et Patrick de Saint-Exupéry, Les armes du génocide, in Le Figaro du 03/04/1998.
409
. Cf. La Françafrique, p. 199. Le chef des escadrons de la mort sud-africains, Eugene De Kock, a affirmé en avril
1998 devant la commission Vérité et Réconciliation que « les deux hommes qui ont “appuyé sur la détente” étaient
des membres de la garde présidentielle des Comores. “De Kock désigne l’un d’eux comme étant Jean-Paul Guerrier
(alias capitaine Siam)” » (Karl Laske, Des mercenaires français ont-ils tué Dulcie September ?, in Libération du
19/02/2000).
410
. D’après P. Perri, op. cit., p. 46-47.
402
80
en examen. Son procès n’intervient qu’en 1999, après que le “corsaire” impénitent
ait commis ou tenté quelques récidives putschistes. Pour beaucoup de Comoriens,
son passage en cour d’assises était hautement symbolique. Ils estiment que la France
leur a servi une caricature de justice. Il faut donc y revenir.
Denard-Abdallah, à armes inégales
Commençons par les faits incontestés. Depuis l’été 1989, la tension monte entre
la GP dirigée par Denard et les Forces armées comoriennes (FAC). Le 26 novembre
1989 dans la soirée, des membres de la GP attaquent le palais présidentiel. Vers
minuit, Denard y pénètre avec deux de ses adjoints, Jean-Paul Guerrier (“capitaine
Siam”) et Dominique Malacrino (“commandant Marques”), armés de kalachnikovs.
Le président Abdallah est dans son bureau, au premier étage. Seul son garde du
corps, le sergent-chef Jaffar, est dans les parages. Les mercenaires veulent faire
signer au Président un ordre de désarmement total des FAC, qui leur laisserait le
champ libre. À leur sortie du palais, le Président et son garde sont morts, criblés de
balles. L’ordre de désarmement est signé, la GP va prendre le contrôle de l’archipel.
Selon la dernière version des accusés, qui en ont proposé plusieurs, l’attaque du
palais par la GP était une simulation, un “plastron” : il s’agissait de faire croire à
Abdallah que les FAC corrompues se mutinaient, et obtenir ainsi l’autorisation de
les désarmer. Abdallah aurait été victime de la précipitation de son garde du corps
Jaffar, embrumé par le haschich. Le cerbère, croyant son Président menacé par
Denard, serait accouru en braquant son arme. Le chef mercenaire se serait jeté à
terre, dans un réflexe salutaire. La rafale aurait atteint le Président, assis derrière
Denard, dans l’axe du tir. Guerrier aurait abattu le garde, dans un mouvement de
légitime défense. Il a quand même préféré l’exil à un jugement aux assises - à la
différence de Malacrino et Denard.
Ce dernier a longtemps soutenu que le palais avait été attaqué par les FAC, et
non par la GP. Cette version des faits était une « imbécillité », concède-t-il au
président de la cour d’assises Yves Corneloup. Elle s’est avérée en effet intenable.
Denard niait aussi la présence de Jean-Paul Guerrier. « Je ne voulais pas le trahir »,
s’explique-t-il au procès 411.
Une toute autre version fait la quasi unanimité aux Comores 412. Depuis l’été
1989, tout montre à Denard qu’on veut l’écarter. Mais il s’accroche. Il entend
imposer sa GP comme seule force armée sur l’archipel. Pour la bonne forme, il veut
obliger Abdallah à signer l’ordre de démantèlement de son armée - une forme de
démission. Piégé et menacé, Abdallah appelle son garde du corps, occupé à faire des
photocopies au rez-de-chaussée, grâce à une sonnerie dissimulée. Jaffar aurait été
neutralisé à l’arme blanche par Malacrino. Puis le Président aurait été abattu par
Guerrier, avec la mitraillette de Jaffar. Le corps de Jaffar aurait été mitraillé et
déplacé pour accréditer la version des mercenaires.
Celle-ci a été contredite lors du procès par le témoignage de l’oncle du garde du
corps. Examinant la dépouille de son neveu, il a « vu quatre balles devant, et un
coup de couteau derrière 413». Mais que vaut la parole d’un vieux pêcheur comorien
contre le verbe impressionnant des défenseurs de Denard, Maîtres Varaut père et
fils ?
À la barre, l’expert en balistique Michel Malherbe revient sur les conclusions
initiales de son mémoire, qui ôtaient toute plausibilité à la thèse des accusés :
puisqu’aucun impact de balle n’a été trouvé derrière le corps de Jaffar, il semblait
évident que le corps avait été déplacé. Après avoir beaucoup réfléchi, l’expert pense
que les balles de kalachnikov ont pu rester dans le corps de Jaffar. Quant aux trous
dans le fauteuil du président et aux balles qui l’ont tué (on n’en a retrouvé que 3 sur
. Cf. M. Pivois, “J’ai compris qu’il allait tirer. Je me suis couché instinctivement”, in Libération du 12/05/1999.
Jean-Paul Guerrier a été formé à Saint-Cyr. Passé par les régimes d’apartheid rhodésien et sud-africain, où il aurait
collaboré avec les services spéciaux, accusé par le chef de l’un de ces services d’avoir exécuté Dulcie September,
responsable de la sécurité dans un prestigieux établissement du groupe Sun, il en sait probablement trop pour être
lâché. L’ambassadrice d’Afrique du Sud à Paris s’est étonnée que le gouvernement français n’ait rien fait pour
empêcher sa fuite. Cf. K. Laske, art. cité, in Libération du 19/02/2000.
412
. D’après P. Perri, op. cit., p. 49-50.
413
. Cité par M. Pivois, La nuit la plus longue pour Bob Denard, in Libération du 17/05/1999.
411
81
82
5), il n’y aurait rien à en tirer. Les corps des deux victimes n’ont pas été autopsiés.
Le doute profitant aux accusés, Denard est acquitté, comme Malacrino. Au long du
procès, il a croulé sous les éloges de la Françafrique la plus branchée (les Maurice
Robert, Jeannou Lacaze, Paul Aussaresses, Michel Roussin), louant un parcours
exemplaire de quatre décennies, au service loyal et constant des intérêts de la
France 414.
Auparavant, les pressions n’avaient pas manqué pour tenter de vider le dossier.
La famille Abdallah était la première visée. Le fils, Salim, a retiré la plainte qu’il
avait déposée contre Denard. Suite à une tentative de coup d’État contre le président
Djohar, successeur de son père, deux de ses frères ont été arrêtés en 1992 et
condamnés en 1994 à la réclusion perpétuelle. Salim dit être allé demander conseil
au ministère de la Coopération et à la cellule africaine de l’Élysée. « Un certain
Serge m’a dit : “La seule solution, c’est Denard, mais il y a la plainte, il faut le
mettre à l’aise” ». Désormais, le fils Abdallah soutient la version des mercenaires.
Ses premières déclarations la contredisaient ? « J’ai mélangé des faits et des ondit » 415.
La justice n’en restera peut-être pas là. La famille du sergent Jaffar s’est résolue
à porter plainte 416. Or le jugement de Denard n’a porté que sur la mort d’Abdallah.
Série BD
En 1989, la fin tragique du président Abdallah secoue l’archipel. Les sponsors
sud-africains et français de Denard rapatrient le plus discrètement possible ce gérant
trop voyant. Ils remplacent Abdallah par Saïd Mohamed Djohar, à la suite d’un
scrutin truqué. Un officier français qui avait dénoncé la magouille électorale est
assassiné 417.
En août 1991, le président Djohar ne doit son salut qu'à l'intervention d'un
lieutenant-colonel français. Après la tentative de coup d'État du 26 septembre 1992,
assortie de la mutinerie d'une partie de l'armée comorienne, c'est une aide logistique
tricolore qui permet aux forces de l'ordre présidentiel de reprendre l'initiative. Les
conseillers militaires français prennent le commandement de fait des troupes
comoriennes. Certains sont installés au camp de Kandani, où sont incarcérés dans
des conditions déplorables plusieurs des officiers mutins...
Mais Djohar finit par lasser, à son tour - comme le feuilleton des “affaires” qui
ternissent sa présidence. Son gendre Mohamed Saïd Mchangama, son fils Saïd
Salim Djohar, et l’ancien ministre du Transport Saïd Ali Youssouf mènent une
danse incroyable avec les deniers publics et l’aide internationale. Ils impliquent
quantité de profiteurs ou escrocs de la Françafrique orientale (celle qui court du
Liban à l’Afrique du Sud via l’Égypte, Djibouti, Madagascar, etc.), mais aussi la
coopération italienne 418, qui a longtemps battu des records de coulage.
Les réseaux trop avides de contrôler l’archipel sont placés devant une
contradiction insoluble : s’ils propulsent une personnalité dotée de quelque
autonomie, elle va tôt ou tard contrarier leurs trafics ; s’ils installent un corrompu, il
va trop piquer dans l’assiette, et son régime va se discréditer au point d’en devenir
indéfendable. D’où la tentation d’en revenir à la formule Denard, quasi coloniale.
Le « corsaire » débarque donc de nouveau en Grande Comore à l’automne 1995,
et renverse aisément le président Djohar. À Paris, Jacques Chirac est à l’Élysée
depuis mai. Forcément prévenu de ce que préparait Denard, il est resté
volontairement passif. À l’annonce du putsch, le Premier ministre Juppé se montre
scandalisé. Une expédition punitive est déclenchée. Denard est arrêté en douceur.
Djohar reste évincé... Je ne reviendrai pas sur cette opération rocambolesque, narrée
dans La Françafrique 419, ni sur les multiples complicités dont elle a bénéficié dans
. Sur ce parcours, cf. La Françafrique, p. 318-326.
. Propos cités par. M. Pivois, in Libération du 17/05/1999. La suggestion de “Serge” (?), si elle est exacte, s’ajoute
aux nombreux indices montrant que le coup d’État de 1995 contre le président Djohar était “souhaité” au plus haut
niveau.
416
. D’après Bob Denard ne dort que d’un œil, in LdC du 30/09/1999.
417
. Cf. La Françafrique, p. 11 et 323.
418
. P. Perri, Comores, p. 115 et suivantes.
419
. P. 323-326.
414
415
82
les Services. Rien d’étonnant : la DGSE détient la réalité du pouvoir aux Comores,
admet son ancien directeur Claude Silberzahn 420.
Globalement, la double expédition est un plein succès pour la Françafrique : un
scrutin présidentiel permet d’introniser “démocratiquement” Mohamed Taki, le
candidat des réseaux 421 - qui depuis trois ans songeait au coup de force avec Bob
Denard. En fait, ce dernier semble avoir fait les frais du divorce Chirac-Balladur.
Ses sponsors appartenaient plutôt au camp Balladur-Pasqua 422, dont les sondages ont
longtemps promis la victoire à l’élection présidentielle du printemps 1995. Le
tandem victorieux Chirac-Juppé s’est fait un plaisir de les contrer : ils n’auront donc
pas toute la latitude envisagée, jusqu’à transformer les Comores en paradis financier
offshore.
Pour les Comoriens, l’affaire se solde par une humiliation supplémentaire, mais
qui s’en soucie ? Saïd Hilali, le partenaire d’Ollivier, se retrouve une fois de plus
conseiller à la présidence. Éric Denard, le fils de Bob, est autorisé à diriger une
“société de sécurité” aux Comores et à y gérer le patrimoine familial - ou plutôt le
butin. Selon SOS Démocratie aux Comores, une association plutôt bien informée,
Éric Denard serait pourtant « fiché par Interpol qui le suspectait de tremper dans les
affaires de drogue et de prostitution 423».
Sire Taki
Taki est un vieux routier de la politique comorienne, sensible aux sirènes
intégristes et aux appétits mafieux. Rapidement, il engage son régime sur une pente
totalitaire. La captation des rentes étatiques au profit d’un clan de la Grande
Comore attise les rivalités entre les îles. La répression ouvre la voie à une aventure
sans issue : la sécession des deux autres îles, Anjouan puis Mohéli, sur laquelle je
reviendrai.
La Grande-Comore n’est pas non plus “aidée” par les correspondants des
réseaux. Les conseillers français René Dulac et Jacques Lallemand, prêtés au
président Taki par le “doyen” Bongo, ne poussent pas vraiment le pouvoir vers la
démocratie et le bien commun... Ni les éminences grises locales : Mouzaoir
Abdallah, impliqué dans tous les coups d'État “mercenaires” qui ont escamoté, telles
des marionnettes, les présidents comoriens successifs ; Mtara Maecha, ex-ministre
des Affaires étrangères, qui fut en affaires avec Jean-Christophe Mitterrand.
Tandis que le pays est démembré, que l’État est en faillite 424 et que les forces de
l’ordre en viennent à tirer sur les manifestants, Taki a des éclairs de lucidité. Dans
Jeune Afrique Économie 425, il dénonce sans détour les lobbies françafricains « qui
tirent les ficelles de la crise comorienne » : « s'ils veulent utiliser Anjouan comme
plaque tournante pour le blanchissement de l'argent sale, non ! Et je crois que
c'est ce qu'ils veulent ». Le 10 octobre 1998, il limoge son trop envahissant
directeur de cabinet Saïd Hilali 426. Il meurt le 6 novembre, d’une crise cardiaque qui
laisse dubitatif un certain nombre de Comoriens.
Un pouvoir à la ramasse
De Paris, on supervise une succession cafouilleuse. Le président intérimaire
. Dans Au cœur du secret, Fayard, 1995.
. Il a été adoubé par une galaxie d’amis RPR, chiraquiens (Jean-François Charrier, Robert Bourgi, Fernand
Wibaux, ...) ou pasquaïens comme Jean-Jacques Guillet, animée à Paris par l'incontournable Saïd Hilali.
422
. Cf. Charles Sopi, Les Comores, zone franche pour fachos et barbouzes, in Charlie-Hebdo du 17/04/1996. Alain
Carion signale que la logistique du putsch a été financée via la holding de droit suisse Wittsun SA, gérée par
International Business Services ; il évoque des intérêts sud-africains et des proches du Parti républicain, dont l’homme
d’affaires Étienne Lorenceau de Prienne, avec des passerelles vers l’affairisme mitterrandien - Roger-Patrice Pelat,
Gérard Colé, ... (De Mitterrand à Chirac : Les affaires, Plein Sud, 1996, p. 86). D’autres mentionnent le réseau
Pasqua, le régime libyen, des clans marocains. Selon que l’on est mathématicien ou cinéphile, on estimera que les
Comores ressemblent à un point d’accumulation ou un nid de coucous.
423
. Démocratie-Info, 01/1998.
424
. La Banque mondiale relève que plus de 70 % des dépenses publiques vont au train de vie de la superstructure
politique. Tandis que les salaires des fonctionnaires n'avaient pas été payés depuis plusieurs mois, on apprenait que le
président Taki importait trois voitures de luxe, et se faisait expédier par avion, depuis les pays du Golfe, les matériaux
d'une somptueuse résidence (AE, 18/05/1998).
425
. Du 05/01/1998.
426
. Cf. Exit Saïd Hilali, in La Lettre de l’Océan Indien (LOI) du 17/10/1998.
420
421
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84
Massounde Ben Saïd désigne un Premier ministre, Abbas Djoussouf, doté d’une
coalition ingérable, apparemment incapable de traiter la crise extrême où est plongé
le pays. La voie est ouverte à un nouveau coup de force. Dans La Croix du 23
février 1999, Adrien de Mun écrit un article prémonitoire :
« Selon un diplomate comorien, les mercenaires conservent des atouts dans le jeu
politique comorien. “Les élections aux Comores, c’est impossible”, explique-t-il.
“Un coup d’État bien préparé est préférable à une guerre civile”. [...] “Vous savez,
ironise un Comorien, les hommes de Denard sont trop vieux, fatigués, et donc
moins risque-tout ! Alors, ils limitent leurs rêves aux Comores”. Bon nombre de
légionnaires, en particulier ceux qui sont basés à Mayotte, rêvent de devenir eux
aussi des “affreux”, à la solde de n’importe quel pouvoir. Plusieurs d’entre eux se
sont mariés avec des Comoriennes et entendent jouer un rôle politique 427».
Surprise ! Le 23 avril 1999, le gouvernement Djoussouf parvient à signer avec
les délégations d’Anjouan et de Mohéli les accords d’Antananarivo, qui devraient
permettre de surmonter le problème le plus grave, la crise sécessionniste. S’en
suivent à Moroni, capitale de la Grande Comore, des manifestations hostiles aux
originaires d’Anjouan, que l’armée prend bien soin de laisser s’exacerber (si elle ne
les a pas encouragées).
Prétextant ce désordre, le colonel Assoumani Azzali prend le pouvoir. Il vient de
suivre un enseignement à l’École de guerre, à Paris - comme le firent avant lui
d’autres putschistes galonnés, les colonels ou généraux Idriss Déby (Tchad),
Théoneste Bagosora (Rwanda), Ibrahim Baré Maïnassara (Niger), etc. À croire que
l'amitié de leurs maîtres et condisciples français leur a facilité les choses. Et à se
demander ce qu'on leur enseigne.
La claire condamnation émise par des représentants de la nombreuse
communauté comorienne en France concorde avec celles de l'ONU et de l'OUA.
Deux proximités aident à situer le mutin. Il est politiquement proche du gendre de
Djohar, Mohamed Saïd Mchangama, devenu président du Parti républicain
comorien (PRC) : ce fut jusqu’en 1995, on l’a vu, un pilier de la corruption. Le
commandant Combo d’autre part, âme damnée de Denard sur l’archipel et
jusqu’alors ennemi juré d’Azzali, est devenu soudainement son allié 428.
Pourtant, il semble y avoir de la friture sur la ligne. Comme si l’action des
réseaux avait trop bousculé les instances officielles de l’exécutif parisien. Mi-mai, la
France suspend sa coopération militaire et rappelle ses dix instructeurs. Seul
demeure un médecin militaire. Lors du départ de l’ambassadeur Le Paudert, les
autorités comoriennes interdisent la diffusion de son interview sur Radio Comores 429.
Aurait-on décidé d’arrêter la fuite en avant ?
À qui profitent les déchirures ?
La pratique politique de Mohamed Taki n’avait rien d’attirant. L’argent public et
celui de l’aide internationale s’éloignaient le moins possible de son palais ou de ses
comptes en banque. Il était facile dans ce contexte d’attiser chez les habitants
d’Anjouan le sentiment d’être des laissés pour compte. De fil en aiguille, de
protestations en répression, une manifestation inattendue se produit le 6 juillet 1997
à Mutsamudu, la capitale anjouanaise, à l’occasion du vingt-deuxième anniversaire
de l’indépendance des Comores : des drapeaux français sont déployés, pour réclamer
non seulement la séparation d’avec Moroni, mais le rattachement à la France.
Lequel est officiellement demandé le 18 juillet par le leader sécessionniste, Abdallah
Ibrahim. En attendant, l’île proclame le 3 août son indépendance. Elle est bientôt
imitée par l’île de Mohéli, plus petite mais aussi insatisfaite.
Taki réagit brutalement. Alors que des négociations sont en cours sous l’égide de
l’OUA, il envoie trois cents soldats à l’assaut d’Anjouan. Il n’en fallait pas plus
pour mobiliser contre lui la population, qui peut compter sur un certain nombre
. Adrien de Mun, Et... l’ombre de “l’affreux” Bob Denard plane toujours sur la Grande Comore, in La Croix du
23/02/1999.
428
. Cf. Coup d’État militaire à Moroni. Le colonel Azali devient chef de l’État, in AE du 06/05/1999.
429
. Cf. Paris rappelle ses coopérants militaires, in LOI du 22/05/1999.
427
84
d’anciens de l’armée française ou de la Garde présidentielle denardienne. Le corps
expéditionnaire de Moroni est mis en déroute, il compte une quarantaine de tués 430.
Le 26 octobre 1997, un plébiscite entérine le choix de l’indépendance - la France
n’ayant nulle envie de recoloniser officiellement Anjouan. Fin du premier acte, assez
simple à comprendre en apparence.
Puis on s’aperçoit que cette sécession a fonctionné comme une aubaine. Pour les
milieux de l’extrême-droite française, très influents localement, qui nourrissent le
fantasme d’une autre Mayotte. Pour le réseau français qui contrôle le marché des
essences locales de parfumerie, et certains milieux financiers franco-africains :
« [Ils] ont vu l'intérêt d'une émancipation d'Anjouan. [...] Anjouan indépendante
et libre de traiter directement des contrats, c'était [...] pour les instigateurs du projet
une sérieuse économie : plus besoin de soudoyer les grandes familles commerçantes
de Grande Comore ou de s'entendre avec le gouvernement chroniquement
désargenté de Mohamed Taki. [...]
En outre a resurgi la vieille idée de Bob Denard de créer une zone franche dans
l'archipel 431».
La “coordination” qui a pris le pouvoir à Anjouan est conseillée par un magma
monarcho-lepéniste. Elle reçoit les vibrants encouragements d’Action française ou
de la presse du Front national. Elle a constitué une milice, Ambargo, entraînée par
des mercenaires et des retraités de l'armée française 432, qui lui permet de bâillonner
toute opposition.
Le gouvernement français ne fait pas grand-chose, c’est le moins que l’on puisse
dire, pour enrayer la division de l'archipel. Philippe Boisadam est préfet de Mayotte,
l'île “française”. Il aide Anjouan via une “ONG”, Humanis, vraiment très
introduite : elle est représentée dans l’île sécessionniste par le directeur de cabinet du
leader séparatiste Abdallah Ibrahim ; à Mayotte, le responsable des Renseignements
généraux parle pour elle ; et elle est largement subsidiée par la cellule d'urgence du
Quai d'Orsay. Arrivés à Anjouan le 12 décembre 1997, ses émissaires rencontrent
les responsables séparatistes. Ils expliquent que leur objectif est d’éviter une
intervention militaire de l’OUA, souhaitée par la population : « La communauté
internationale vous regarde, il serait dommage que ce que vous avez acquis en un
an [de sécession] se perde en une semaine ». Selon des agents hospitaliers
anjouanais, les caisses d’“envois humanitaires” ne contenaient pas que des
médicaments 433.
Philippe Boisadam résume ainsi le point de vue français : « L'unité des Comores
est une construction artificielle de l'histoire coloniale. Il n'y a pas de race
comorienne 434». Faut-il rapatrier ce haut fonctionnaire, pour venir nous parler de
l'unité raciale de la France ? L’ambassadeur de France à Moroni, Gaston Le
Paudert, est sur la même longueur d’onde. Avec son premier conseiller, ils ont,
devant le médiateur de l’OUA Pierre Yéré, « relevé les différences d'origine entre
les habitants de la Grande Comore et ceux d'Anjouan : les premiers viennent
d'Afrique de l'Est, alors que les seconds sont d'origines perse et arabe 435». Il n'y a
pas qu'au Rwanda d'Habyarimana que les ambassadeurs de France ont une grille
d'interprétation ethniste !
Mais le divisionnisme est un processus sans fin. Une fois séparée du reste de
l’archipel, Anjouan se scinde en fiefs claniques. Avant qu’en 1999 ne s’impose un
officier de réserve de l’armée française, le colonel Abeïd, les milices des deux
localités voisines de Mirontsy et Mutsamudu s’étaient lancées dans des querelles
meurtrières, qui firent au moins soixante morts. La milice de Mirontsy était
commandée par Saïd Omar Chamasse, éphémère “Premier ministre” de l’île. Lui
. Selon une source comorienne, ce débarquement maladroit et meurtrier serait le résultat d’un “coup tordu” initié par
les Services français pour liquider une partie des Forces armées comoriennes et laisser le champ libre aux mercenaires.
431
. Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 91-92.
432
. Cf. Ya Komori Masiwa, 11/1997.
433
. D’après Aide humanitaire française ou ingérence politique, in Démocratie Info (Bulletin de SOS Démocratie
aux Comores), 12/1998.
434
. Déclaration devant le comité d’experts chargé d’étudier le futur statut de Mayotte. Citée par Démocratie-Info,
01/1998.
435
. Rapport au Secrétaire général de l'OUA, 10/08/1997.
430
85
86
aussi est proche de l’extrême-droite française. Comme le colonel Abeïd, il est hostile
aux accords de réunification d’Antananarivo. Alors qu’Abeïd est plutôt favorable à
l’indépendance d’Anjouan, Chamasse prône le rattachement à la France. Un
discours rétrograde, mais qui, chez une population malmenée, désespérée, séduit
ceux qui envient le niveau de vie alloué à l’île voisine de Mayotte.
Mayotte emmaillotée
Il est plaisant de lire un quart de siècle plus tard la missive adressée le 4
novembre 1974 par un jeune Premier ministre, Jacques Chirac, à son ami Pierre
Pujo, leader de l’Action française monarchiste - lequel, en plein processus
d’indépendance des Comores, plaidait pour que Mayotte demeure dans le giron
français :
« En droit international, tout d’abord, il est constant que les territoires qui
accèdent à l’indépendance conservent les frontières qu’ils avaient sous le statut
colonial. La France, toujours respectueuse de ces règles, ne pouvait en l’occurrence
y déroger.
Dans les faits ensuite, je crois qu’il aurait été contraire à notre vocation de créer,
à la naissance du nouvel État, motif de dissension et de trouble. Notre mission est
de conduire les peuples qui ont été soumis à notre juridiction à l’autodétermination
et, s’ils le souhaitent dans leur majorité, à l’indépendance dans l’ordre et la paix.
[...]
Au total, et sans mésestimer l’attachement des Mahorais à la France, je crois
qu’il était conforme à la fois à notre vocation et aux intérêts des Comores de retenir
la solution de l’unité de l’archipel. Je comprends fort bien tes réticences, mais je
souhaite que tu puisses aussi reconnaître les justifications de notre position 436».
L’Assemblée nationale venait de rejeter la veille, à une très large majorité, un
amendement prévoyant le décompte des votes île par île lors du scrutin
d’audétermination à venir. Le 23 novembre, le Sénat vote un amendement qui
organise un tel décompte, mais précise que la proclamation se fera de manière
globale. L’Assemblée se rallie à cet amendement. Le 22 décembre, 95 % des
habitants de l’archipel votent pour l’indépendance, mais 64 % des Mahorais sont
contre. Il faut dire qu’on avait déporté en boutre, vers les autres îles, plusieurs
milliers d’indépendantistes. Le 10 juin 1975, le Premier ministre Jacques Chirac
présente un projet de loi qui accorde l’indépendance à l’ensemble de l’archipel. Le
Parlement amende le texte. Il vote le 3 juillet une loi conditionnant l’indépendance à
l’acceptation d’un projet de Constitution par chacune des quatre îles... Autrement
dit, le gouvernement s’est laissé déborder sur sa droite. Le 6 juillet, humiliés,
l’ensemble des députés comoriens (sauf les représentants de Mayotte, absents)
proclament unilatéralement l’indépendance. Mayotte reste française, avec un statut
indéfinissable.
L’histoire est à la fois surprenante et exemplaire : Jacques Chirac y tient un rôle
auquel on n’est plus habitué ; mais il avait, et plus encore le président Valéry
Giscard d’Estaing, tous les moyens d’imposer sa volonté au Parlement. Le tandem
exécutif s’est donc laissé convaincre par les lobbies coloniaux qui travaillaient les
législateurs. Cette complaisance a brisé l’essor de l’archipel - caractérisé par une
communauté de langue, de culture et de religion.
Vingt-cinq ans après leur rattachement à la France, les trois-quarts des Mahorais
ne parlent pas le français, langue officielle. Régulièrement condamnée par l’ONU et
l’OUA, la présence française à Mayotte continue de déstabiliser l’État comorien.
Dans la série des coups d’État organisés par des mercenaires français, l’île a
souvent servi de relais. Selon le journaliste Pascal Perri, le Grand-Comorien Amir,
entrepreneur à Mayotte, « a servi de point d’appui aux nombreux mercenaires qui
écument la région en leur fournissant un soutien logistique 437». Un lobby d’extrêmedroite poursuit à Mayotte son travail de division de l’archipel. Le déséquilibre
. Annexe au dossier établi par Fraternité comorienne, le Groupe de réflexion sur le devenir des Comores et le Front
démocratique de Mayotte, Examen du projet de loi concernant l’avenir institutionnel de Mayotte, 21/09/1999 - dont
s’inspirent les paragraphes suivants.
437
. P. Perri, op. cit., p. 85.
436
86
économique engendré par les flux financiers injectés par la France creuse l’écart
entre les îles. Mayotte elle-même vit d’une économie artificielle, assistée : les
exportations couvrent moins de 3 % des importations 438. 41 % de la population
active est au chômage. L’alcoolisme, la prostitution et la délinquance se
développent.
L’argent de la métropole attire cependant les autres Comoriens ruinés par les
aventures mercenaires. Mais il n’y a pas de libre circulation entre Mayotte et les
îles-sœurs. Une sorte de mur de Berlin sépare de nombreuses familles. Ou plutôt un
chenal de 70 kilomètres de largeur, traversé clandestinement sur de frêles
embarcations, au prix de nombreuses noyades. Une fois la traversée finie, la peur de
l’expulsion commence : plus de 6 000 Comoriens ont été expulsés de Mayotte en
1998 !
C’est cette situation qu’un projet de loi veut consacrer, ancrant davantage encore
Mayotte à la France. Les mêmes lobbies qui ont poussé à la sécession initiale avec
l’archipel comorien voudraient que le nouveau statut soit celui d’un département,
comme la Réunion - une île qui ne parvient pas à échapper aux cercles vicieux de
l’assistance. Pourtant, les accords d’Antananarivo dessinent une recomposition
possible de l’archipel, respectant une large autonomie des différentes îles. Avec un
peu de l’imagination institutionnelle dont Paris a fait preuve en Nouvelle-Calédonie,
il serait possible d’ouvrir la voie des retrouvailles.
L’alternative, c’est la désintégration de la société comorienne, pourtant admirable
de solidarité, et le triomphe des sirènes islamistes, déjà fort insistantes : le Soudanais
el Tourabi distille sa propagande. Avec d’inévitables effets chez les importantes
communautés comoriennes installées dans l’Hexagone, à Marseille, Lyon,
Dunkerque, ou en région parisienne.
Les responsabilités de la France sont accablantes. Il faudra bien, de leur côté,
que les Comoriens se ressaisissent de leur histoire, qu’ils produisent un État
compatible avec leur culture fort peu étatiste. Et que Paris, tuteur abusif, cesse de
les en empêcher en déchaînant sur l’archipel ses mercenaires, ses Services et ses
réseaux.
. Selon l’AFP, 15/11/1999.
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